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1.3 D´ ecision dans le risque

1.3.2 Utilit´ e esp´ er´ ee

Dans cette sous-section, nous nous int´eressons `a la mod´elisation des pr´ef´erences par le mod`ele de l’utilit´e esp´er´ee [von Neumann and Morgenstern, 1947], aussi appel´e EU dans la litt´erature (pour Expec-ted Utility en anglais). Ce mod`ele d´ecisionnel est en r´ealit´e celui qui est le plus utilis´e en pratique lors

de prises de d´ecision dans le risque. Cet engouement est notamment dˆu au fait que ce mod`ele est relati-vement simple `a appr´ehender et poss`ede des propri´et´es math´ematiques qui facilitent son utilisation sur domaine combinatoire, comme par exemple dans le cadre de probl`emes de d´ecision s´equentielle mod´elis´es par des arbres de d´ecision (e.g., [Raiffa, 1968]). Par ailleurs, nous allons voir que ce mod`ele d´ecisionnel est soutenu par une justification axiomatique relativement ´el´egante qui permet de motiver son utilisation dans des cas pratiques avec des arguments th´eoriques.

Les param`etres de ce mod`ele d´ecisionnel sont sous la forme d’une fonction u `a valeurs r´eelles, qui `a toute cons´equence x ∈ R associe l’utilit´e u(x) de la cons´equence x aux yeux du d´ecideur. `A partir d’une fonction u donn´ee, l’utilit´e esp´er´ee d’une loterie ` = (x1, p1; . . . ; xq, pq) est d´efinie formellement de la mani`ere suivante :

D´efinition 33 (utilit´e esp´er´ee). EU(`, u) =

q

P

j=1

pju(xj).

Ce mod`ele d´ecisionnel est compl`etement caract´eris´e par un ensemble d’axiomes, relativement raison-nables, que nous pr´esentons ci-apr`es les uns apr`es les autres.

Axiome de pr´eordre total. La relation binaire % repr´esentant les pr´ef´erences du d´ecideur est un pr´eordre total ; autrement dit, celle-ci v´erifie les propri´et´es suivantes :

• R´eflexivit´e : ` % ` pour toute loterie `,

• Transitivit´e : pour toutes loteries `, `0 et `00, si ` % `0 et `0% `00, alors ` % `00. • Totalit´e : pour toutes loteries ` et `0, nous avons soit ` % `0 soit `0 % `.

En d’autres termes, cet axiome stipule que le d´ecideur est capable de comparer toute paire de loteries et de sp´ecifier sa pr´ef´erence, de sorte `a pouvoir classer les loteries par ordre de pr´ef´erences.

Pour pouvoir pr´esenter les autres axiomes, nous avons besoin de d´efinir l’op´eration de composition de loteries : pour toutes loteries `0, `00et toute valeur α ∈ [0, 1], la loterie compos´ee ` = α`0+ (1 − α)`00associe la loterie `0 avec une probabilit´e α et la loterie `00 avec la probabilit´e 1 − α. Pour le mod`ele EU, ainsi que pour la plupart des mod`eles de d´ecision dans le risque, cette loterie en deux phases est ´equivalente `

a la loterie simple suivante : la probabilit´e de chaque cons´equence possible est ´egale `a la somme de sa probabilit´e dans `0 multipli´ee par la valeur α et de sa probabilit´e dans `00 multipli´ee par 1 − α. Cette propri´et´e est souvent appel´ee axiome de r´eduction des loteries compos´ees.

Axiome de continuit´e. La relation binaire % repr´esentant les pr´ef´erences du d´ecideur satisfait l’axiome de continuit´e si et seulement si pour toutes loteries `, `0 et `00 telles que ` % `0 % `00, il existe un couple (α, β) ∈]0, 1[2 v´erifiant :

α` + (1 − α)`00 % `0 % β` + (1 − β)`00

Cet axiome est aussi connu sous le nom d’axiome Archim´edien. Pour mieux nous rendre compte du fait que cet axiome assure la continuit´e de la relation de pr´ef´erence, nous pouvons le traduire de la mani`ere suivante : il existe toujours une valeur α suffisamment proche de 1 pour que la pr´ef´erence ` % `0

ne soit pas invers´ee apr`es avoir chang´e la loterie ` en la loterie compos´ee α` + (1 − α)`00. De plus , il existe toujours une valeur β suffisamment proche de 0 pour que la pr´ef´erence `0% `00ne soit pas invers´ee apr`es avoir chang´e la loterie `00 en la loterie compos´ee β` + (1 − β)`00.

Axiome d’ind´ependance. La relation % repr´esentant les pr´ef´erences du d´ecideur satisfait l’axiome d’ind´ependance si et seulement si, pour toutes loteries `, `0 et `00 et toute valeur α ∈]0, 1[, nous avons :

` % `0 ⇔ α` + (1 − α)`00 % α`0+ (1 − α)`00

Autrement dit, la pr´ef´erence ` % `0 ne doit pas s’inverser apr`es avoir compos´e ces deux derni`eres loteries de la mˆeme mani`ere avec une loterie quelconque (`00 dans l’´enonc´e). Finalement, nous obtenons la caract´erisation suivante :

Th´eor`eme 5 ([von Neumann and Morgenstern, 1947]). Les deux propositions suivantes sont ´equivalentes : 1. La relation % v´erifie les axiomes de pr´eordre total, de continuit´e et d’ind´ependance.

2. Il existe une fonction u `a valeurs r´eelles, unique `a une transformation affine croissante pr`es, v´erifiant pour toutes loteries ` et `0 : ` % `0⇔ EU(`, u) ≥ EU(`0, u).

Dans le cadre du mod`ele EU, la d´efinition 31 concernant l’aversion faible au risque se traduit de la mani`ere suivante : un d´ecideur est faiblement adversaire du risque si et seulement si pour toute loterie ` = (x1, p1; . . . ; xq, pq), nous avons EU(`0, u) ≥ EU(`, u) o`u `0 = (E(`), 1) est la loterie certaine qui associe l’esp´erance de gain de la loterie ` avec une probabilit´e de 1. Comme cette in´egalit´e se r´e´ecrit u(Pq

j=1xjpj) ≥ Pq

j=1u(xj)pj (cf. d´efinition 33), alors nous concluons qu’un d´ecideur est faiblement adversaire du risque si et seulement si la fonction d’utilit´e u mod´elisant ses pr´ef´erences est concave. Similairement, nous pouvons montrer qu’un d´ecideur est attir´e par le risque (resp. neutre vis-`a-vis du risque) si et seulement si sa fonction d’utilit´e u est convexe (resp. lin´eaire).

Par ailleurs, avec une fonction u concave, la relation de pr´ef´erence % induite par le mod`ele EU v´erifie forc´ement EU(`, u) ≥ EU(`0, u) pour toutes loteries ` et `0 telles que la loterie `0 est un accroissement de risque `a moyenne constante de la loterie `. De ce fait, en utilisant la d´efinition32 sur l’aversion forte au risque, nous concluons qu’un d´ecideur avec une fonction u concave est fortement adversaire du risque ; autrement dit, un d´ecideur faiblement adversaire du risque est aussi fortement adversaire du risque avec le mod`ele EU. Comme de plus l’aversion forte implique toujours l’aversion faible, alors ces deux notions de risque ne sont pas diff´erenci´ees au sein du mod`ele EU. Ceci constitue une des limites descriptives bien connues de ce mod`ele d´ecisionnel : le mod`ele EU ne permet pas de mod´eliser les pr´ef´erences d’un individu hostile `a l’introduction de risque dans une situation non risqu´ee (d´ecideur faiblement adversaire du risque) mais indiff´erent `a l’accroissement du risque dans une situation qui est d´ej`a risqu´ee (d´ecideur non fortement adversaire du risque). Le c´el`ebre paradoxe d’Allais, du nom de l’´economiste fran¸cais Maurice F´elix Charles Allais, est une illustration des limites descriptives du mod`ele EU :

Exemple 14 ([Allais, 1953]). Consid´erons une exp´erience o`u les sujets sont interrog´es individuellement sur leurs pr´ef´erences concernant des loteries dont les cons´equences sont mon´etaires (exprim´ees en

mil-lions de francs). Dans un premier temps, il s’agit pour eux de sp´ecifier la loterie qu’ils pr´ef`erent parmi les deux loteries suivantes :

`01 0.1 0.89 0.01 500 100 0 `1 1 100

En pratique, il est souvent observ´e que la majorit´e des personnes interrog´ees pr´ef`erent strictement la loterie `1 `a la loterie `01. En d’autres termes, les sujets pr´ef`erent majoritairement gagner 100 millions de francs de mani`ere certaine, plutˆot que tenter de remporter davantage au risque de ne rien gagner (et ce bien que la probabilit´e de ne rien gagner soit tr`es faible). Ce ph´enom`ene, bien connu aujourd’hui, est souvent appel´e “effet de certitude”. Avec le mod`ele EU, cette pr´ef´erence se traduit ainsi :

`1 `01 ⇔ u(100) > 0.1u(500) + 0.89u(100) + 0.01u(0)

⇔ u(100) > 0.1

0.11u(500) + 0.01

0.11u(0) (1.4)

Les sujets de l’exp´erience sont ensuite interrog´es sur leur pr´ef´erence concernant les loteries suivantes :

`2 0.11 0.89 100 0 `02 0.1 0.9 500 0

Tr`es souvent, la majorit´e des sujets dit pr´ef´erer strictement la loterie `02 `a la loterie `2. En effet, comme la probabilit´e de gain est faible avec la loterie `2, les sujets sont souvent tent´es par la possibilit´e de gagner cinq fois plus avec `02 bien que la probabilit´e que cela se produise soit encore un petit peu plus faible. Avec le mod`ele EU, ce comportement se traduit de la mani`ere suivante :

`02  `2 ⇔ 0.1u(500) + 0.9u(0) > 0.11u(100) + 0.89u(0)

⇔ u(100) < 0.1

0.11u(500) + 0.01

0.11u(0) (1.5)

Cependant, il est facile de se rendre compte qu’aucune fonction d’utilit´e u ne v´erifie les deux ´equations (1.4) et (1.5) en mˆeme temps, car celles-ci sont tout simplement contradictoires. Par cons´equent, avec le mod`ele EU, il n’est pas possible de mod´eliser les pr´ef´erences `1  `01 et `02  `2 bien que ce point de vue soit partag´e par la majorit´e des individus.

Par ailleurs, l’axiome d’ind´ependance du mod`ele EU est souvent directement critiqu´e car, en pratique, il est fr´equent que la majorit´e des individus interrog´es ne respectent pas cet axiome. Afin d’illustrer ce fait, nous proposons d’´etudier l’exp´erience suivante :

Exemple 15 ([Kahneman and Tversky, 1979]). Une exp´erience a ´et´e men´ee sur des ´etudiants isra´eliens pour connaˆıtre leurs pr´ef´erences sur des loteries dont les cons´equences ´etaient exprim´ees dans la monnaie locale. Ces ´etudiants devaient tout d’abord comparer les loteries suivantes :

`01 0.8 0.2 4000 0