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1.2 D´ ecision collective

1.2.1 Une introduction ` a la th´ eorie du vote : la r` egle majoritaire

Pour s´electionner une fonction de choix social dans une situation de vote donn´e, nous pouvons adopter une approche axiomatique en nous restreignant aux fonctions satisfaisant des propri´et´es jug´ees adapt´ees `

a la situation en question. Par exemple, il peut paraˆıtre raisonnable d’exiger que la fonction de choix social v´erifie les propri´et´es suivantes :

• Universalit´e : le domaine de la fonction est l’ensemble de tous les profils possibles, ce qui permet aux votants d’ˆetre libres d’opinion et d’expression.

• Anonymat : les votants jouent des rˆoles ´equivalents, autrement dit l’issue du vote ne doit pas d´ependre de l’identit´e des votants. Cette propri´et´e permet d’assurer qu’aucun votant n’est favoris´e par la proc´edure de vote.

• Neutralit´e : les diff´erentes alternatives sont trait´ees de mani`ere ´equivalente durant la proc´edure de vote, qu’importe leur “nom”. Ceci permet de garantir qu’aucune alternative n’est privil´egi´ee par la proc´edure de vote.

• Monotonie : si un agent change son vote en faveur d’une alternative, et que les autres votes demeurent inchang´es, alors cette derni`ere ne doit pas r´egresser strictement dans le classement final. En particulier, si cette alternative ´etait vainqueur ex æquo, alors celle-ci devient l’unique gagnant de l’´election.

Imposer ces propri´et´es conduit au r´esultat suivant :

Th´eor`eme 1 ([May, 1952]). Dans le cas o`u l’ensemble des alternatives possibles ne contient que deux ´el´ements, la r`egle majoritaire est la seule proc´edure de vote qui v´erifie les axiomes universalit´e, anonymat, neutralit´e et monotonie.

Au vu de ce r´esultat, nous pouvons consid´erer que la r`egle majoritaire est la seule r`egle de vote “rai-sonnable” dans le cas o`u seules deux alternatives sont possibles. Ce r´esultat permet aussi de caract´eriser les autres r`egles de vote en fonction des axiomes qu’elles ne v´erifient pas. Par exemple, une proc´edure de vote dictatoriale ne satisfait ´evidemment pas la propri´et´e anonymat. Quant `a la propri´et´e neutralit´e, elle n’est pas v´erifi´ee par certaines proc´edures de votes `a majorit´e qualifi´ee, notamment lorsqu’une alterna-tive doit recevoir strictement plus de la moiti´e des voix pour gagner (par exemple 60% des voix), alors que l’autre est consid´er´ee comme le choix par d´efaut. Enfin, la r`egle de la majorit´e invers´ee, choisissant l’alternative rejet´ee `a la majorit´e, est un exemple simple (bien que farfelu) de proc´edure ne v´erifiant pas la propri´et´e monotonie.

Cependant, nous allons voir que l’utilisation de la r`egle majoritaire avec plus de trois alternatives possibles est beaucoup plus discutable. En effet, int´eressons-nous au principe d’optimalit´e suivant :

D´efinition 22 (vainqueur de Condorcet). Un vainqueur de Condorcet est une alternative qui bat `a la majorit´e chaque autre alternative prise individuellement. Si une telle alternative existe, elle est unique.

Cette notion d’optimalit´e doit son nom au marquis de Condorcet, math´ematicien et philosophe fran¸cais du XVIII`emesi`ecle [Condorcet, 1785]. Bien que ce principe d’optimalit´e soit relativement s´eduisant, il arrive qu’aucune alternative ne le v´erifie, nous laissant dans une situation d’ind´etermination :

Exemple 4. Consid´erons une situation de vote o`u trois agents ont les pr´ef´erences suivantes concernant les alternatives x, y et z :

x 1 y 1 z y 2 z 2 x z 3 x 3 y

Dans cette situation, l’alternative x est socialement pr´ef´er´ee `a l’alternative y au sens de la r`egle majori-taire, car 2 votants (les agents 1 et 3) sur 3 pr´ef`erent x `a y (ce qui constitue une majorit´e). De mˆeme, nous pouvons d´eduire que y est socialement pr´ef´er´ee `a l’alternative z et que z est socialement pr´ef´er´ee `a x, au sens de la r`egle majoritaire. Ainsi, nous observons un cycle dans la relation de pr´ef´erence sociale % induite par la r`egle majoritaire : nous avons x % y % z % x. Il n’existe donc pas de vainqueur de Condorcet dans cette situation.

Cet exemple illustre le c´el`ebre paradoxe Condorcet : la relation de pr´ef´erence sociale induite par la majorit´e n’est pas n´ecessairement transitive, et en particulier l’existence d’un vainqueur de Condor-cet n’est pas garantie. Ce r´esultat relativement “n´egatif” concernant la r`egle majoritaire a suscit´e de nombreux travaux dans le domaine du choix social, notamment sur la probabilit´e d’existence d’un vain-queur de Condorcet (e.g. [Gehrlein, 1983, Regenwetter, 2006]), sur la probabilit´e qu’une r`egle de vote donn´ee ´elise le vainqueur de Condorcet lorsque celui-ci existe (e.g. [Cervone et al., 2005,Gehrlein et al., 2011]) ou encore sur des restrictions de domaine assurant l’existence d’un vainqueur de Condorcet (e.g. [Abello and Johnson, 1984,Saari, 2009]). Une des restrictions les plus connues est la condition de single-peakedness, qui peut se formuler de la mani`ere suivante :

D´efinition 23 (single-peakedness). ´Etant donn´e un ensemble d’alternatives X = {x1, . . . , xm}, un profil (1, . . . , n) est dit single-peaked s’il existe une permutation σ de {1, . . . , m} telle que, pour tout agent i ∈ N , il existe j ∈ {1, . . . , m} v´erifiant :

• xσ(k) ixσ(k−1) pour tout 1 ≤ k ≤ j • xσ(k−1)i xσ(k) pour tout j < k ≤ m

L’axe correspondant `a la permutation σ est ici not´e xσ(1)> . . . > xσ(m).

De mani`ere moins formelle, un profil de pr´ef´erences est dit single-peaked si les alternatives peuvent ˆetre align´ees sur un axe de sorte que, pour chaque agent, les alternatives deviennent de plus en plus int´eressantes en avan¸cant sur l’axe jusqu’`a arriver `a son alternative pr´ef´er´ee, puis deviennent de plus en plus mauvaises. `A titre illustratif, nous pouvons penser `a une ´election politique o`u les candidats sont ordonn´es sur un axe “gauche-droite”, ou encore `a un probl`eme de d´ecision collective o`u il s’agit de d´eterminer une position strat´egique sur une route. L’exemple ci-dessous donne une illustration graphique de cette propri´et´e.

Exemple 5. Consid´erons un probl`eme de vote impliquant trois agents N = {1, . . . , 3} et trois alternatives not´ees x, y et z. Avec les pr´ef´erences de l’exemple4, il n’existe aucun axe rendant le profil single-peaked. En revanche, le profil suivant est single-peaked par rapport `a l’axe x > y > z :

x 1 y 1 z y 2 x 2 z z 3 y 3 x

Pour nous en convaincre, nous pouvons nous int´eresser au graphique suivant :

| x y| z| 3 2 1 axe rang 1 2 3

Sur l’axe des ordonn´ees, le nombre repr´esente le rang de l’alternative dans l’ordre induit par la relation de pr´ef´erence i, la valeur 1 correspondant `a la meilleure alternative. Pour que le profil soit single-peaked par rapport `a l’axe x > y > z, il faut que toutes les courbes soient croissantes puis d´ecroissantes sur ce graphique (ce qui est bien le cas ici).

L’hypoth`ese de single-peakedness permet de d´eriver le r´esultat positif suivant :

Th´eor`eme 2 ([Black et al., 1958]). Si le profil de pr´ef´erences est single-peaked, alors la pr´ef´erence sociale induite par la r`egle majoritaire est transitive. En particulier, lorsque le nombre d’agents est impair, le vainqueur de Condorcet correspond `a la m´ediane des alternatives pr´ef´er´ees des votants.

Ainsi, l’hypoth`ese de single-peakedness permet de r´etablir la transitivit´e de la r`egle majoritaire. Par ailleurs, il est facile de tester si un profil est single-peaked et de construire un axe associ´e le cas ´ech´eant (e.g. [Escoffier et al., 2008]). Bien que le cˆot´e “pratique” de cette restriction de domaine soit tr`es appr´eciable, il s’av`ere que les profils observ´es dans la vie de tous les jours sont rarement single-peaked ; par exemple, il suffit que trois agents classent en derni`ere position trois alternatives diff´erentes pour que le profil ne puisse plus ˆetre single-peaked. Il a toutefois ´et´e sugg´er´e que lorsque les agents concentrent leur ´evaluation sur une dimension commune (cognitive ou id´eologique), ces derniers pouvaient induire un profil single-peaked (e.g., [Miller, 1992, Dryzek and List, 2004]). Cette hypoth`ese a r´ecemment ´et´e soutenue par des r´esultats empiriques (e.g., List et al. [2013]), mais m´eriterait une analyse exp´erimentale plus pouss´ee.

Une autre limite de la r`egle majoritaire est que le vainqueur de Condorcet, s’il existe, ne constitue pas n´ecessairement un bon compromis entre les diff´erentes opinions, comme dans la situation suivante :

Exemple 6. Consid´erons un probl`eme de d´ecision collective avec les alternatives X = {x1, x2, . . . , xm}, m ≥ 3, et impliquant 1000 agents avec les pr´ef´erences suivantes :

∀i ∈ {1, . . . , 499}, x1 i x2 i . . . i xm ∀i ∈ {500, . . . , 1000}, xm i x2 i . . . i x1

L’alternative xm bat `a la majorit´e les m − 1 autres alternatives (avec 501 voix sur 1000) ; c’est donc le vainqueur de Condorcet. Cependant, certains agents peuvent se sentir compl`etement l´es´es suite `a l’´election de xm car cette alternative constitue leur dernier choix (499 agents sont dans cette situation, soit un peu moins de 50% des votants). Dans cette situation de vote, l’alternative x2 semble ˆetre un choix moins contestable que le vainqueur de Condorcet. En effet, l’alternative x2 est class´ee deuxi`eme par tous, r´ealisant ainsi un bon compromis entre les diff´erentes opinions.

Cette exemple illustre le fait que, mis `a part le probl`eme de possible ind´etermination, l’utilisation de la r`egle majoritaire peut ˆetre sujet `a discussion lorsque plus de trois alternatives sont `a comparer. Cette question a notamment ´et´e soulev´ee par une pens´ee du c´el`ebre Chat de Philippe Geluck : “Les r`egles de la d´emocratie veulent que ce soit la majorit´e qui ait raison. Et si la majorit´e avait tort ? Me direz-vous, ¸

ca ne change rien, la majorit´e aurait raison d’avoir tort.”