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5. Présentation des résultats

5.2 Participation syndicale

5.2.6 Utilisation des outils syndicaux

Nous cherchons ici à savoir si l’adoption de la loi spéciale a influencé le comportement des membres en lien avec l’utilisation des outils syndicaux. Un membre sera réputé avoir utilisé un outil syndical s’il, par exemple, dépose un grief, dépose une plainte ou demande l’aide d’un délégué.

Trois syndicats ont constaté une hausse de l’utilisation des outils syndicaux (AIMTA, FAE et FIQ), un syndicat a noté une baisse (STTP) alors qu’un syndicat n’a observé aucun changement (FTQ-Construction).

Tableau 16 : Impact des lois spéciales sur l’utilisation des outils syndicaux

AIMTA STTP FAE FIQ Construction FTQ-

Réaction avec loi Lien Réaction avec loi Lien Réaction avec loi Lien Réaction avec loi Lien Réaction avec loi Lien

Utilisation des outils

syndicaux Hausse Moyen Baisse Moyen Hausse Fort Hausse Fort

Statu

quo -

Le tableau 16 démontre également que la loi spéciale a eu un impact jugé fort pour deux syndicats (FAE et FIQ) et un impact jugé moyen pour deux syndicats (AIMTA et STTP).

5.2.6.1 Cas 1 - AIMTA

À la section locale 1751 de l’AIMTA, on a constaté une augmentation du nombre de griefs déposés. Questionné à savoir à quel moment cette hausse a débuté, l’intervenant 3 répond :

«Après la loi spéciale, je vous dirais que dans cette convention collective on va battre un record de griefs. C'est hallucinant, j'arrive du comité de grief et il y a 118 griefs qui ne sont pas encore procédés. Et on parle d'une unité qui sont à peu près 700. C'est hallucinant. Mon GC, […], est débordé, il est débordé.»

(Intervenant 3)

Bien qu’une hausse du nombre de griefs ait été constatée suivant l’adoption de la loi spéciale, cette dernière n’en serait pas la seule cause. En effet, les intervenants de l’AIMTA mentionnent que les relations de travail avec Air Canada sont devenues plus difficiles suite à la loi spéciale, ce qui aurait engendré une augmentation des dépôts de griefs.

«Les relations de travail ont changé drastiquement chez Air Canada. C'est pourri et je suis sûr qu'on est une des pires places au Canada. Air Canada est toujours un des meilleurs employeurs au Canada, est toujours ci, est toujours ça, mais, c'est un des pires au niveau des relations de travail. On a un nombre de griefs qui est anormalement élevé.»

(Intervenant 1)

Par ailleurs, les intervenants affirment que les représentants d’Air Canada se permettent cette attitude puisqu’ils se sentent appuyés par le gouvernement au pouvoir (Intervenant 2). Advenant un changement de gouvernement, les intervenants croient que l’attitude des représentants d’Air Canada serait différente. Bref, pour l’AIMTA, l’augmentation de l’utilisation des outils syndicaux s’explique en partie par l’adoption de la loi spéciale, mais également par le mauvais climat des relations de travail.

5.2.6.2 Cas 2 - STTP

Au STTP, l’utilisation des outils syndicaux varient d’une section locale à l’autre :

«Il y a des sections locales où il n'y a pas un grief qui se dépose dans une année, mais je peux faire un comparatif. La section locale de Québec, 950 membres, 1000 à 1200 griefs peuvent être déposés un mandat de quatre ans. En Outaouais, 350 membres, on peut se

rendre à 2300 griefs dans un mandat. Ce n'est pas le nombre de membres. Et en Outaouais, les relations de travail c'est Ottawa tandis que tout le reste de la province c'est Montréal qui les gère. Les relations de travail de Montréal qui gèrent les relations de travail de la province sauf l'Outaouais : Hull, Gatineau, Aylmer, Buckingham c'est Ottawa, ce n'est pas pareil, on ne règle pas les dossiers de la même façon, l'employeur n'a pas la même position.»

(Intervenant 5)

Malgré un nombre encore relativement élevé de griefs dans certaines sections locales, le STTP enregistre une baisse du nombre de griefs déposés depuis quelques années. Cette baisse s’expliquerait par les délais de règlements de griefs jugés trop longs par les membres. À titre d’exemple, l’intervenant mentionne le grief d’équité salariale qui s’est réglé après 31 ans :

«Le meilleur exemple que je te donnais tantôt, les employés de bureaux de 31 ans, ils ne règlent pas. Et ça, ça nous nuit, parce que ça crée un découragement des membres qui se disent "ça donne quoi de faire des griefs? ". Et c'est tellement long que les gens se découragent et n'en font plus ou ils en font moins.»

(Intervenant 4)

Les membres se questionnent donc sur la pertinence de déposer des griefs compte tenu des délais de règlements des dossiers. Dans un tel contexte, la loi spéciale aurait accentué et augmenté le scepticisme des membres qui ultimement causerait une diminution du nombre de griefs.

Par ailleurs, il a été spécifié précédemment que le nombre de militants était en baisse, réduisant ainsi le bassin de compétence des agents de griefs, ce qui aurait un impact négatif sur l’utilisation des griefs (Intervenant 5). Bref, la loi spéciale a contribué à accentuer la baisse d’utilisation des outils déjà amorcée depuis quelques années.

5.2.6.3 Cas 3 - FAE

De par les nouvelles dispositions de la convention collective imposées par la loi spéciale, l’intervenant 8 affirme avoir constaté une hausse de l’utilisation des outils syndicaux :

«D'une certaine façon je dirais que oui, parce que après ou pas, il y a une nouvelle convention, en fait de nouvelles dispositions, parce que vu qu'elle avait été imposée en

a des changements et là faut s'approprier ces changements-là et les gens veulent savoir comme ça marche. C'est sûr que nous, comme syndicat, on fait des nouveaux outils pour expliquer les changements. Et les gens vont voir les délégués. C'est sûr que tout ce qui concerne les choses qui nous ont été rentrées de force dans la gorge, les gens veulent savoir encore plus comment ça marche, comment le contrer, développer des stratégies, si on est obligé ou pas de faire telle affaire. Donc, d'une certaine façon je dirais que oui, il y a plus d'appétit, le monde se mobilise peut-être moins aux assemblées, mais sont plus avides d'information et de formations syndicales.»

(Intervenant 8)

Donc, les nouvelles conditions de travail imposées par décret ont comme impact d’alimenter la curiosité des membres qui souhaitent apprendre à connaître ces nouvelles dispositions. Par conséquent, les membres questionnent davantage leur délégué.

5.2.6.4 Cas 4 - FIQ

Le constat de la FIQ est similaire à celui posé par les intervenants de la FAE, où l’utilisation des outils a augmenté dû aux nouvelles conditions de travail imposées :

«Parce qu'à partir du moment où on nous impose des conditions de travail, c'est plus facile de contester et de dire que je ne suis pas content. Tu manifestes ton mécontentement par le biais de dépôt de griefs, tu fais chier l'employeur. Et tu vois comment ton grief va être réglé après. Je ne suis pas capable de te donner un pourcentage parce que ce n'est pas mon secteur qui gère les griefs, mais je suis porté à te dire que oui, parce que ce qu'on entend de nos conseillères qui sont en relation de travail, c'est "on dépose des griefs, on dépose des griefs", pis même on a tendance à dire que si l'employeur n'applique pas correctement la clause comme nous on la voit, c'est "déposez des griefs et on verra après". Comme les conditions de travail majoritairement avaient été décrétées par la partie patronale, dans ce temps-là, on ne se gêne pas.»

(Intervenant 11)

L’utilisation des outils syndicaux, qui inclut notamment le nombre de dépôts de griefs, a augmenté pour la FIQ suite à la loi spéciale de 2005.

5.2.6.5 Cas 5 - FTQ - Construction

Selon les exécutants de la FTQ-Construction, la loi spéciale n’a pas eu d’effet sur l’utilisation des outils syndicaux. Ils expliquent le statu quo par le fait qu’il est difficile pour les membres de revendiquer quelques conditions que ce soit, vu l’absence de sécurité d’emploi :

«Ben voyons donc, déposer des griefs, on n'a pas de sécurité d'emploi, ils vont se faire mettre dehors.»

[…]

«[…] nos travailleurs vivent tellement de frustration parce qu’on n’a pas les moyens de les défendre. Premièrement, on n’a pas d’ancienneté, donc dès que tu veux revendiquer tes droits, le lundi s’il y a un «layoff», tu passes dans le «layoff». Tu veux faire quoi? Tu n’as pas de protection. On n’a aucune protection. Les gars et les filles de la construction n’ont aucune protection.»

(Intervenant 10)

Donc, la loi spéciale n’a pas eu d’impact sur l’utilisation des outils syndicaux par les membres puisqu’il est difficile pour les membres de revendiquer ou d’utiliser ces outils.

5.2.6.6 Constats

Suite à l’analyse, les résultats indiquent une augmentation de l’utilisation des outils syndicaux pour trois syndicats, soit l’AIMTA, la FAE et la FIQ. L’adoption de la loi spéciale semble être le facteur expliquant la hausse de l’utilisation des outils chez la FAE et la FIQ, puisque devant une nouvelle convention collective imposée, les membres et délégués cherchent à connaître les modifications dans la convention.

Pour l’AIMTA, il semblerait que la baisse de la qualité des relations de travail explique l’augmentation de l’utilisation des outils. En effet, les employés n’ayant pas l’impression que leurs conditions de travail sont respectées sont plus enclins à déposer des griefs. La loi spéciale, s’ajoutant au climat, agit comme élément aggravant en augmentant la propension au dépôt de griefs. Dès lors, il semble plus facile de contester les conditions de travail lorsqu’elles sont imposées. Ce même phénomène est observé à la FIQ où les membres sont encouragés à déposer des griefs lorsque l’interprétation d’un article diffère de l’application de

convention collective et des conditions de travail abordée par Bernier (2007). Cette question de légitimité est d’ailleurs abordée dans la section traitant du climat des RI.

Alors que la majorité des syndicats enregistrent une hausse de l’utilisation des outils syndicaux, c’est le contraire qui est observé pour le STTP. En effet, il semblerait que depuis plusieurs années, le STTP enregistre une baisse de l’utilisation des outils syndicaux. Cette baisse s’explique de plusieurs façons. Tout d’abord, l’augmentation des délais de règlements de griefs augmente le scepticisme des membres envers la capacité du syndicat de régler les problèmes. Ce phénomène rejoint les recherches de Jalette et al. (2017) qui témoignent de la tendance à la judiciarisation des relations de travail où ils remarquent un allongement marqué des délais et une augmentation de la complexité entourant le processus de règlement des griefs. De plus, le contexte de la loi spéciale a pour impact de diminuer la propension des membres à s’impliquer au sein de leur syndicat. Ce faisant, le STTP assiste à une diminution de la propension des membres à s’impliquer comme agents de griefs. Selon les acteurs interrogés, ces facteurs ont aussi pour effet de diminuer le bassin de compétence des exécutants syndicaux.

Donc, bien qu’elle ne soit pas l’unique élément déclencheur, la loi spéciale aurait eu pour effet d’accentuer le scepticisme des membres. En effet, certains d’entre eux ont l’impression que leur problème ne sera jamais réglé, étant donné qu’ils croient que le syndicat n’est même pas capable de négocier. Ultimement, cette impression a pour effet de diminuer la propension des membres à s’impliquer comme délégué ou agent de griefs. Par ailleurs, les circonstances entourant la loi spéciale et l’adoption des conditions de travail pourraient expliquer le fait que le STTP ait assisté à une diminution, alors que les autres syndicats ont observé une hausse de l’utilisation des outils des membres. En effet, la loi spéciale adoptée le 27 juin 2011 prévoyait l’arbitrage des offres finales. Toutefois, le STTP et Postes Canada se sont entendus sur une entente de principe le 6 octobre 2012. Suite à la recommandation du syndicat, les membres ont adopté l’entente de principe avec un vote favorable d’environ 55% (Intervenant 4). On comprend donc que l’entente, qui comprenait des reculs majeurs pour les membres, déplaisait à plusieurs d’entre eux (Intervenant 4). Ainsi, l’arbitrage de la convention collective n’a jamais eu lieu. Les conditions de travail ont été négociées et adoptées, non pas sans pression,

mais elles n’ont pas été imposées. Le syndicat avait évalué à l’époque que cette entente de principe constituait la meilleure option par rapport l’arbitrage des offres finales (Intervenant 5). Cet élément constitue une différence majeure par rapport aux autres syndicats où les conditions de travail ont été «purement» imposées et non pas recommandées par le syndicat. Ceci nous amène à croire que la propension des membres à contester les conditions de travail est moins grande puisque la légitimité de ces conditions est plus importante. Cette réaction des membres rejoint les écrits de Swimmer et Bartkiw (2003) à l’effet qu’il est risqué pour un exécutif syndical de tenter de convaincre ses membres d’accepter des concessions plutôt que d’adopter une attitude de confrontation et ainsi aller à l’encontre du gouvernement. En adoptant une attitude de confrontation, les chances que l’exécutif syndical soit tenu responsable seraient plus faibles (Swimmer et Bartkiw, 2003). Bref, l’ensemble de ces facteurs fait en sorte que les membres deviennent réticents à déposer des griefs. La question du règlement des griefs est par ailleurs abordée dans la section traitant du climat des relations industrielles.

Finalement, les exécutants de la FTQ-Construction n’ont constaté aucune modification suite à l’adoption de la loi spéciale. L’absence de changement s’expliquerait par la difficulté pour les membres d’exercer leur droit compte tenu notamment de leur précarité en emploi. Ainsi, peu de membres utilisaient les outils syndicaux avant l’adoption de la loi spéciale et la situation est demeurée la même après l’adoption de la loi spéciale.

Globalement, il est intéressant de noter que les trois syndicats s’étant fait imposer les conditions de travail ont observé une hausse de l’utilisation des outils, alors que le STTP qui s’est entendu sur une convention collective après l’adoption de la loi spéciale a constaté une baisse de l’utilisation des outils. D’autre part, la FTQ-Construction, qui qualifie la loi spéciale comme étant un sursis à la réelle négociation des conditions de travail, n’enregistre aucun changement. Il semblerait donc que les membres soient plus enclins à utiliser les outils syndicaux lorsque la convention collective et les conditions de travail sont imposées que lorsqu’elles sont négociées et adoptées.