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L’UNESCO et la place du Mont-Saint-Michel sur la liste des sites du patrimoine mondial

Chapitre 3 La nature mise à profit : de la conquête des grèves à la protection du patrimoine

3.2 L’invention d’un paysage romantique : la patrimonialisation de la baie du Mont-Saint-Michel

3.2.2 L’UNESCO et la place du Mont-Saint-Michel sur la liste des sites du patrimoine mondial

Dès 1883, le colmatage de la baie avait été remarqué. Les autorités ont rapidement pris conscience de l’intérêt de conserver les étendues intertidales de la baie du MSM (Verger, 2009). Au cours du siècle suivant, de nombreux projets ont été proposés pour restaurer et maintenir l’insularité du Mont, mais aucun ne fût adopté et réalisé avant 1995. Dans un souci de protéger le MSM et de faire reconnaître son caractère et sa valeur culturelle, une proposition d’inscription du site sur la liste des sites du patrimoine mondial a été envoyée à l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) en 1979 (Seguin, 1998; UNESCO, 2019a).

La mission et l’objectif principal de l’UNESCO sont d’encourager l’identification, la protection et la préservation du patrimoine culturel et naturel à travers le monde, considéré comme ayant une valeur exceptionnelle pour l’humanité (UNESCO, 2019b). Selon l’UNESCO (2019b), ce qui rend exceptionnel le concept de patrimoine mondial est son application universelle. Les sites du patrimoine mondial appartiennent à tous les peuples du monde, sans tenir compte du territoire sur lequel ils sont situés. Le désir de protection du patrimoine par l’UNESCO est né d’un constat et d’une série de considérations détaillés dans la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel qui a été rédigée lors de la Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1972. Le constat à l’origine de la patrimonialisation par l’UNESCO de lieux « importants » est que les patrimoines culturel et naturel « sont de plus en plus menacés de destruction non seulement par les causes traditionnelles de dégradation, mais encore par l’évolution de la vie sociale et économique qui les aggrave par des phénomènes d’altération ou de destruction encore plus redoutables » (UNESCO, 2019c).

Selon l’Article 1 de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, sont considérés comme patrimoine culturel :

Les monuments : œuvres architecturales, de sculpture ou de peinture monumentales, éléments ou structures de caractère archéologique, inscriptions, grottes et groupes d’éléments, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l’histoire, de l’art ou de la science;

Les ensembles : groupes de constructions isolées ou réunies, qui, en raison de leur architecture, de leur unité, ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l’histoire, de l’art ou de la science; Les sites : œuvres de l’homme ou œuvres conjuguées de l’homme et de la nature, et zones incluant des sites archéologiques, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue historique, esthétique, ethnologique ou anthropologique (UNESCO, 2019c).

Selon l’Article 2 de la convention, sont considérés comme patrimoine naturel :

Les monuments naturels constitués par des formations physiques et biologiques ou par des groupes de telles formations qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique;

Les formations géologiques et physiographiques et les zones strictement délimitées constituant l’habitat d’espèces animale et végétale menacées, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation; Les sites naturels ou les zones naturelles strictement délimitées, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science, de la conservation ou de la beauté naturelle (UNESCO, 2019c).

L’Article 4, traitant de la protection du patrimoine, stipule que :

Chacun des États parties à la présente Convention reconnaît que l’obligation d’assurer l’identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la transmission aux générations futures du patrimoine culturel et naturel visé aux articles 1 et 2 et situé sur son territoire, lui incombe en premier chef. Il s’efforce d’agir à cet effet tant par son propre effort au maximum de ses ressources disponibles que, le cas échéant, au moyen de l’assistance et de la coopération internationales dont il pourra bénéficier, notamment sur les plans financier, artistique, scientifique et technique (UNESCO, 2019c).

Il est donc du ressort de l’État où est situé le patrimoine de gérer et assurer la conservation, la préservation et la protection du patrimoine inscrit. L’inscription du MSM sur la liste peut être interprétée comme un engagement et une manifestation de la volonté de la France à protéger son site.

Selon l’UNESCO (2019a), pour qu’un site figure sur la liste du patrimoine mondial, il doit avoir une valeur universelle et satisfaire au moins un des dix critères de sélection. Pour l’organisation, la valeur universelle signifie :

Une importance culturelle et/ou naturelle tellement exceptionnelle qu’elle transcende les frontières nationales et qu’elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l’ensemble de l’humanité. À ce titre, la protection permanente de ce patrimoine est de la plus haute importance pour la communauté internationale toute entière (UNESCO, 2017 : 20).

En plus de répondre à cette définition, l’UNESCO (2019a) juge que le MSM et sa baie répondent à trois des dix critères de sélection, les critères (i), (iii) et (vi) :

(i) Par l’alliance inédite du site naturel et de l’architecture, le Mont-Saint-Michel constitue une réussite esthétique unique;

(iii) Le Mont-Saint-Michel est un ensemble sans équivalent tant par la coexistence de l’abbaye et de son village fortifié sur l’espace resserré d’un îlot, que par l’agencement original des bâtiments qui lui confère une silhouette inoubliable; (vi) Le Mont-Saint-Michel est un des hauts lieux de la civilisation chrétienne

médiévale.

Les critères identifiés correspondent tous à des critères du patrimoine culturel (i à vi) (UNESCO, 2019a). Bien que la nature soit mentionnée dans le critère (i) de sélection, celle- ci n’y est que pour la réussite esthétique que son « alliance » avec l’architecture confère au site. La valeur des écosystèmes, la diversité biologique et les processus naturels, entre autres, ne sont donc pas reconnus de façon distincte dans le patrimoine de la baie du MSM par l’UNESCO. De plus, en ce qui concerne l’intégrité actuelle du site :

Les valeurs du site ont été maintenues en dépit de l’ensablement de la baie en raison de phénomènes naturels et de la construction, notamment, d’une digue-route d’accès en 1879, qui avait fait perdre au Mont son caractère insulaire. Au terme de travaux de grande envergure menés par l’État français, le caractère maritime du Mont-Saint- Michel a été rétabli en 2015. (UNESCO, 2019a)

En déconstruisant les critères de l’UNESCO ci-dessus présentés, il devient clair d’un point de vue épistémologique qu’une vision anthropocentrique, plutôt qu’une vision écocentrique, a été projetée sur la compréhension du patrimoine de la baie du MSM. L’objectif de rétablissement de l’insularité du MSM et les moyens utilisés pour l’atteindre

semblent contredire les mesures de protection de la biodiversité, du littoral et des milieux humides telles que défendues par la Convention de Ramsar, qui couvre la baie du MSM depuis le 1er décembre 1986, date de la signature de la convention par la France. La mission

de la Convention de Ramsar est de conserver et utiliser rationnellement les zones humides par des actions locales, régionales et nationales et par la coopération internationale, en tant que contribution à la réalisation du DD dans le monde entier (Ramsar, 2019). La convention a vu le jour à la suite du désir « d’enrayer, à présent et dans l’avenir, les empiètements progressifs sur [l]es zones humides et la disparition de ces zones » des pays contractants (Ramsar, 1994). Il semblerait que pour permettre la réalisation du rétablissement de l’insularité du MSM, des amendements et des modifications aient été apportés aux mesures de protection (Seguin, 1998; Lefeuvre et Mouton, 2017). « L’exception » est justifiée par le Centre du patrimoine mondial (2010 : 25) de la manière suivante :

Dans le contexte spécifique des paysages culturels, l’intégrité est la mesure dans laquelle les témoignages historiques successifs, la signification et les relations entre les éléments restent intacts et peuvent être interprétés dans le paysage. C’est aussi l’intégrité de la relation avec la nature qui importe, non pas l’intégrité de la nature elle-même. […] Suite à l’adoption de la Stratégie globale par le Comité du patrimoine mondial en 1994, les révisions ultérieures des Orientations ont pris en compte le continuum et les interactions entre culture et nature dans la mise en œuvre de la Convention. La Stratégie globale préconise également une approche anthropologique de la définition du patrimoine culturel et de la relation entre l’Homme et la nature. Cette tendance reflète la reconnaissance accrue de l’interdépendance totale des facteurs matériels et immatériels, tangibles et intangibles, naturels et culturels, ainsi que spirituels dans le patrimoine physique de nombreux pays.

Ainsi, c’est la perception anthropocentrique du milieu qui importe lors de la conservation du patrimoine et non le milieu lui-même (vision écocentrique). Le centre réitère ce point lorsqu’il affirme :

La gestion des paysages culturels a pour but de gérer le changement de façon à ce que les valeurs environnementales et culturelles perdurent : le changement doit avoir lieu dans des limites ne perturbant pas ces valeurs. » et « une bonne gestion du changement est directement liée au maintien de l’authenticité et de l’intégrité des biens du patrimoine mondial au fil du temps (Centre du patrimoine mondial, 2010 : 36).

Ainsi, il est possible de voir comment une vision anthropocentrique a été accordée au maintien de l’intégrité du patrimoine plutôt qu’une vision écocentrique axée sur le maintien de l’intégrité des zones humides de la baie du MSM.

Conclusion

En France, le terme patrimoine naturel est apparu en 1967 avec le décret de création des parcs naturels régionaux en précisant qu’un territoire peut être classé en raison de son patrimoine naturel et culturel (Génot, 2008). Avant l’utilisation du terme patrimonial, c’était plutôt l’adjectif « remarquable » qui était utilisé. Qualifier une espèce ou un lieu de remarquable était, comme le dit Génot (2008), moins flou que de dire qu’ils étaient patrimoniaux parce que le caractère remarquable devrait être justifié, notamment sur une base des listes d’espèces protégées ou d’inventaires spécifiques.

Avec la popularisation du terme patrimoine sont nés les concepts de nature ordinaire et nature extraordinaire – la source d’une incohérence majeure discutée par William Cronon dans son texte « The trouble with wilderness » (1996). La distinction entre les deux est arbitraire et n’est pas neutre, car elle résulte de la subjectivité de l’observateur. Un des problèmes majeurs de la patrimonialisation, selon Génot (2008 : 72), est qu’en « "patrimonialisant" la nature, ou ce qu’il en reste (on appelle cela désormais gérer la biodiversité), on se focalise sur ce qui devient patrimoine mis en réserve ou en conservatoire tandis que tout le reste est oublié et sacrifié sur l’autel de la croissance ». Or, c’est ce qui s’est produit avec la patrimonialisation de la baie du MSM, d’autant plus comme patrimoine culturel et non naturel. Malgré les lois et conventions protégeant les milieux humides comme les marais salés de la baie du MSM, des travaux endommageant l’écosystème naturel des milieux humides ont été réalisés afin de rétablir et maintenir l’insularité du mont. Le Centre du patrimoine mondial (2010), sanctionné par l’UNESCO, affirme que c’est la relation avec la nature qui importe et non pas l’intégrité de la nature elle-même. De plus, tout changement, naturel ou anthropique, doit être géré afin que les valeurs environnementales et culturelles, l’authenticité perçue du site, perdurent.

Cette politique anthropocentrique s’inscrit entre autres dans un contexte touristique ou de « partage d’un bien patrimonial ». Dans la baie du MSM, le patrimoine est jugé avant tout pour sa valeur touristique (donc économique), basée sur l’esthétique et sur le paysage. Avant l’essor du tourisme et du romantisme, les politiques et plans de gestion étaient plutôt fondés sur une approche utilitariste basée sur les besoins des communautés locales comme en témoigne l’endiguement de la baie et la construction de la digue-route. Le conflit est né de l’apparition d’une nouvelle posture épistémologique dictant que le comblement de la baie du MSM était problématique et qu’il menace le cachet du site, donc l’intégrité de son paysage. Le conflit expose également un antagonisme entre la population locale et les acteurs extérieurs. Comme l’explique Hatvany (2020) dans son étude des zones humides et la réclamation mondiale sanctionnée par l'État, la valeur d’un objet dépend souvent d’un regard extérieur et de sa compréhension locale. Bien que le MSM ait attiré le regard des pèlerins au Moyen Âge, la situation du site au cours de la Renaissance et de la Révolution, jumelée à la saturation des terres cultivables, auraient changé la valeur du mont aux yeux des résidents. Le MSM, alors une île abritant une prison, ne serait devenu qu’un autre élément banal du paysage jusqu’à l’âge du romantisme. Grâce à l’essor de l’industrie touristique et d’un engouement nouveau pour les monuments historiques, de véritables trésors dans la cour arrière de la France, l’intérêt pour le MSM a pu renaître.

Cette succession de perceptions et conceptions du mont révèle que la culture et le patrimoine ont coévolué dans le temps. Le MSM patrimonialisé, les citoyens et le gouvernement se devaient de le préserver. Selon Mercier (2011), le bien patrimonial est le symbole d’une maîtrise humaine de l’histoire. Sa transmission a plus de valeur que le bien lui-même. Or, le comblement de la baie et la perte d’insularité du MSM sont venus compromettre l’intégrité patrimoniale du site. Le patrimoine étant ici fondé sur l’intégrité paysagère du site, il était du devoir des admirateurs du mont de protéger son paysage à tout prix, et ce, même si sa perception était idéalisée. Selon Mercier (2011 : 51), « Toute chose ou action, parce qu’elle peut nuire au bien patrimonial, doit être éliminée ou stoppée, à moins que son effet néfaste soit empêché sinon atténué ». Des études approfondies ont dû être réalisées afin d’identifier le phénomène responsable du comblement. Tout comme les

des digues n’étaient pas responsables de la perte d’insularité (Descottes, 1930b; Seguin, 1998). Le comblement était plutôt dû à des processus géologiques et sédimentaires, indépendants des actions humaines, opérant sur des millénaires (Morzadec-Kerfourn, 1995; Seguin, 1998; Verger, 2009; Bonnot-Courtois, 2014; Lefeuvre et Mouton, 2017).

L’UNESCO réitère dans le quatrième article de sa convention qu’il est le devoir de l’État « propriétaire » du site de gérer, de protéger, de mettre en valeur et de transmettre le patrimoine aux générations futures (UNESCO, 2019c). L’État n’a pas d’autre choix que de préserver le site. Il doit effectuer des travaux pour maintenir le patrimoine selon un idéal prédéfini et clairement anthropocentrique. C’est ce que Génot (2008) appelle le conservatoire, préserver un site selon une image fixe, souvent idéalisée, de ce que devrait être le patrimoine. Or, la « nature » est dynamique, régie par des cycles de courts et longs termes, des forces intrinsèques et extrinsèques et est en constante évolution. Tenter de maintenir un milieu naturel (comme une baie en cours de comblement) dans un état statique est un choix qui, à long terme, est impossible à réaliser. Bien qu’il soit possible d’aménager une rivière pour empêcher la progradation d’une côte localisée, les processus de comblement et de progradation se poursuivent ailleurs de façon adjacente à plus grande échelle, situation qui est reconnue dans la baie du MSM (Seguin, 1998). Ainsi, les travaux d’aménagement ne font qu’inhiber l’inévitable. La situation actuelle démontre que, même s’il est possible de gérer et contrôler des éléments culturels de façon efficace, contrôler et même empêcher le développement d’éléments naturels à long terme est chose impossible, puisque ceux-ci sont le résultat de processus naturels hors de tout contrôle humain. Un constat similaire peut être atteint dans le cas de la culture. La notion de patrimoine et la culture du MSM sont nées de la suite d’une succession de mentalités, valeurs et perceptions. Sans ce dynamisme des idées, la signification actuelle du MSM ne pourrait exister. En bref, nature et culture sont des processus dynamiques et non statiques dans la baie du MSM. De ce dynamisme est née l’idée du MSM tel qu’elle est connue aujourd’hui.

Chapitre 4 Technocratie et nature : De symbiose à