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Chapitre 4 Technocratie et nature : De symbiose à domination

4.3 Entre statisme et dynamisme : une baie en changement

Les aspirations des concepteurs du RCM étaient avant tout de préserver l’insularité du MSM. Pour y arriver, ils devaient trouver une façon de maintenir le système dans son ensemble dans un état stable, conforme à l’état de référence préalablement établi. Le moyen le plus efficace d’arriver à cette fin était de modifier les dynamiques hydrauliques et sédimentaires qui elles n’étaient pas couvertes par l’état de référence. Le but du RCM était donc de modifier les dynamiques de la baie afin de modeler le système comme désiré. Celui-ci, dans la baie du MSM, correspond à une île dans le fond d’une baie bercée par les marées, du moins c’est la perception anthropique du système basée sur des observations et des croyances. Toutes deux sont influençables par des discours. Le système devient en quelque sorte le fruit d’une construction sociale de la nature. Comme pour toutes les opérations de renaturation, le système désiré et l’état de référence ne font qu’un. Cependant, l’atteinte de l’état de référence nécessite une compréhension parfaite et complète du système visé. Les figures 28, 29a, 29b et 29c présentent les principaux éléments structuraux et une schématisation des systèmes côtiers de la baie inspirée par French et al. (2016). L’échelle de la figure 29 permet d’observer et d’identifier les comportements et les interactions entre les différentes composantes du système, ainsi que d’en constater la complexité.

Figures 29a, b et c : Schématisation générale du système côtier, des cellules sédimentaires et des segments intertidaux-supratidaux dans la petite baie en 1947 (a), 1995 (b) et 2018 (c) montrant les échanges sédimentaires et leur(s) orientation(s) (flèches bleues), ainsi que les interactions entre différentes composantes avec absence d’échange sédimentaire (lignes jaunes). Les éléments de nature anthropique sont présentés sous forme d’encadrés noirs, les éléments naturels sous forme d’encadrés blancs et les sources sédimentaires sont représentées par des encadrés beiges. Sources : Images modifiées depuis IGNF, 1947; 1995 et ESRI, 2018.

Une analyse des figures 23, 29 et 30 révèle que les systèmes ne sont pas statiques, mais bien dynamiques et qu’ils évoluent à travers le temps. Certains éléments se déplacent, certains apparaissent alors que d’autres disparaissent. Les exemples les plus flagrants sont les marais et les composantes sableuses (bancs, flèches, plages, etc.). La présence de ces dernières témoigne de la double dérive littorale en action dans la baie (Figure 28). En effet, la dérive provient de deux directions, soit de l’ouest et du nord et facilite le transport d’environ un million m3 de sédiments par année de la Manche jusque dans la baie. Le

positionnement de l’estuaire des trois petits fleuves, dominé par la marée, dans le fond de la baie fait de cet estuaire un goulot où les courants de dérive viennent terminer leur course. Par ses apports sédimentaires, la dérive littorale, phénomène inéluctable, contribue de façon substantielle au comblement de l’estuaire et de la baie (Tessier, et al., 2006; Billeaud et al., 2007; Verger, 2009; Bonnot-Courtois et al., 2014; Lefeuvre et Mouton, 2017; SHOM, 2020).

Figure 30 : Évolution de la superficie des marais du Mont-Saint-Michel entre 2007 et 2018 dans la zone d’étude spécifique. Sources : IGNF, 2007; 2010; 2012; 2015 et ESRI, 2018. Carte de base modifiée depuis IGNF, 2015.

Le comblement, grande problématique sociétale dans la baie depuis plus de cent ans, est observable à l’aide de photographies aériennes et de l’imagerie satellitaire (Verger, 2009; Bonnot-Courtois et al., 2014; Lefeuvre et Mouton, 2017). Ces ressources rendent possible la documentation de l’évolution des marais intertidaux au cours des périodes temporelles couvertes. Elles présentent l’état des marais à un moment précis et l’analyse diachronique possible grâce à la superposition des clichés permet d’observer la croissance, ainsi que la décroissance de la superficie horizontale des marais. Bien que cette méthode ne substitue pas les analyses stratigraphiques et sédimentaires, elle en est complémentaire puisqu’elle permet d’observer l’expansion maximale enregistrée du marais. Les méthodes précédentes ne permettent pas d’obtenir cette information puisqu’elles sont fondées sur l’analyse des matériaux et de leurs agencements, chose impossible à la suite d’épisodes érosifs causant des discordances dans les archives sédimentaires (Cayer, 2020).

Les données de superficie des marais récoltées grâce à l’analyse des photographies aériennes révèlent que l’évolution de la superficie ne se fait pas de manière linéaire (Figures 23, 30 et 31). Dans la zone d’étude, les marais auraient atteint conjointement une superficie maximale de 788 ha en 2007. Cependant, la littérature et les données obtenues indiquent que le marais à l’ouest du mont évolue différemment de celui à l’est en raison de facteurs environnementaux, principalement la protection offerte par la digue-route, l’exposition aux vagues et à la dérive et les divagations du cours des trois fleuves (Bouchard et al., 1995; Ehrhold, 1999; Verger, 2009; Bonnot-Courtois et al., 2014; Lefeuvre et Mouton, 2017; Levoy et al., 2017) (Figure 31). Ainsi, même si les deux marais sont à proximité, ils n’évoluent pas identiquement et ont donc été analysés séparément. À titre d’exemple, selon les données recueillies, le marais ouest a connu une période de croissance durant les années 1990. De plus, il aurait atteint sa superficie maximale de 273 ha en 2002. Pour sa part, le marais est a plutôt connu une période de stagnation au cours des années 1990 et il a atteint, toujours selon les données récoltées, une superficie de 536 ha en 2007. Cependant, les deux marais semblent connaître un épisode de régression depuis 2007.

Figure 31 : Superficie (ha) des marais ouest et est dans la zone d'étude entre 1947 et 2018.

Les deux marais ayant des dynamiques évolutives différentes, une analyse de l’évolution du trait de côte, réalisée avec trente transects répartis sur les deux marais de la zone à l’étude à un intervalle de 150 m, permet de documenter plus précisément le développement des marais (Figure 32). La distance du trait de côte a été mesurée sur chaque transect en fonction de l’année la plus ancienne dans les jeux de photographies aériennes, soit 1947. L’analyse des données brutes obtenues révèle des périodes d’érosion, c’est-à-dire

d’altération et de transport, localisé. Le delta (la différence entre les valeurs obtenues sur deux années) permet de distinguer les épisodes érosifs (Tableaux 3 et 4). Ceux-ci sont principalement survenus sur les étendues de marais de part et d’autre du mont dans un rayon approximatif de 1,5 km à l’ouest et 1 km à l’est.

Figure 32 : Évolution du trait de côte entre 1947 et 2018 dans la zone d'étude spécifique. Source : Carte de base modifiée depuis IGNF, 2015.

Tableau 3 : Delta (Δ) de la distance du trait de côte pour les transects du marais ouest

Année T1 T2 T3 T4 T5 T6 T7 T8 T9 T10 T11 T12 T13 T14 Moyenne Écart Type Erreur Type 1947-1952 166,48 156,21 126,91 492,32 464,66 630,84 736,4 779,22 637,84 232,53 273,9 283,85 -18,97 988,06 425,02 295,88 79,08 1952-1960 770,45 720,59 754,31 290,05 497,78 -7,94 -13,86 -69,87 -46,91 208,27 167,12 99,96 11,26 -12,98 240,59 315,29 84,27 1960-1965 -16,54 -30,39 -14,19 -129,65 -142,63 -39,06 -160,37 -247,76 -201,85 -101,2 -140,71 -79,28 17,6 3,31 -91,62 81,83 21,87 1965-1966 15,6 16,81 -0,84 -31,57 -186,83 -55 -76,65 -45,61 -25,25 -30,56 -65,59 -16,37 -1,5 -13,33 -36,91 51,64 13,80 1966-1969 -16,75 -19,1 -53,73 -24,87 -64,9 -29,86 -53,05 -17,75 -14,88 -26,81 -34,21 -11,31 -11,3 -792,12 -83,62 204,62 54,69 1969-1972 -3,39 8,39 -13,74 -23,76 -30,65 -7,16 -15,23 -23,49 -25,32 -18,63 -9,99 -14,56 16,48 -2,22 -11,66 13,25 3,54 1972-1977 -35,93 -33,97 -201,29 -34,84 14,14 65,69 72,48 45,26 40,72 91,2 53,59 163,68 43,45 211,55 35,41 97,95 26,18 1977-1980 11,37 -10,96 -7,7 -19,74 -43,1 -30,03 -63,19 -30,33 -5,66 -48,49 -25,58 -45,58 936,54 46,09 47,40 257,39 68,79 1980-1982 37,15 29,96 25,92 -4,38 -17,26 -8,16 7,52 -3,96 3,64 2,32 21,74 1,37 -3,52 30,56 8,78 17,02 4,55 1982-1986 112,31 109,26 288,61 619,86 544,56 35,03 821,87 862,13 147,53 250,24 273,07 329,77 290,18 65,67 339,29 270,77 72,37 1986-1989 -19,32 -24,13 -26,86 -3,61 -259 451,03 -210,23 -288,48 -12,28 -57,64 -69,19 -130,39 -108,48 -23,37 -55,85 173,98 46,50 1989-1991 269,11 15,23 153,86 -4,43 138,74 15,35 0,5 -504,01 43,62 5,39 -1,62 82,57 106,54 -13,24 21,97 171,73 45,90 1991-1995 -46,43 377 246,54 -14,45 29,26 -62,51 -69,24 -12,07 -34,88 7,63 -4,73 -85,7 -43,11 239,9 37,66 142,28 38,03 1995-1997 -2,2 -210,73 -166,99 -3,15 79,8 106,45 -4,96 -27,48 0,68 -57,16 -3,64 -22,93 -27,12 9,8 -23,55 82,12 21,95 1997-2000 -5,07 183,19 88,24 119,96 338 307,76 350,68 933,55 243,88 1,96 5,27 -1,74 4,87 -1,28 183,52 255,29 68,23 2000-2002 270,5 170,52 220,25 197,68 -4,39 44,89 30,82 -222,8 333,91 406,54 4,97 255,48 111,09 10,21 130,69 165,91 44,34 2002-2007 -150,63 -145,39 -234,88 -223,68 -68,64 -149,22 -196,13 -170,78 -199,77 -286,6 38,83 -72,09 -24,65 -53,97 -138,40 91,04 24,33 2007-2010 67,42 2,76 29,97 7,49 -20,62 -82,62 -70,5 -34,4 -34,35 203,08 -9,17 -93,86 -35,56 27,9 -3,03 74,49 19,91 2010-2012 53,61 15,39 20,73 -15,03 -91,9 -87,52 -43,2 -32,26 -21,31 -95,04 -58,88 -72,37 -111,51 -26,15 -40,39 49,03 13,10 2012-2015 -160,31 -74,18 -53,59 -126,08 -84,27 -82,73 -58,59 -54,7 -63,75 -22,32 9,83 6,73 -13,06 -3,01 -55,72 49,43 13,21 2015-2018 -166,77 -266,59 -341,91 -336,92 -422,88 -367,6 -331,69 -272,82 -297,99 -285,8 -31,31 -79,02 -17,71 -26,49 -231,82 139,79 37,36

Tableau 4 : Delta (Δ) de la distance du trait de côte pour les transects du marais est

Année T15 T16 T17 T18 T19 T20 T21 T22 T23 T24 T25 T26 T27 T28 T29 T30 Moyenne Écart Type Erreur Type

1947-1952 -17,88 41,66 283,37 144,35 -40,32 -14,68 -25,16 100,68 59,66 -9,39 -6,54 58,38 0,81 4,25 11,91 37,02 39,26 81,56 20,39 1952-1960 68,13 18 -4,18 319,09 17,64 -42,26 -21,27 -29,05 748,14 1130,52 618,19 826,66 1000,65 907,42 231,46 560,54 396,86 423,17 105,79 1960-1965 -86,6 -80,19 -92,5 -124,98 -6,45 7,7 -18,51 -27,29 -765,39 118,65 98,33 191,91 159,14 276,37 805,74 364,76 51,29 319,12 79,78 1965-1966 -42,8 -35 -35,13 -33,46 8,1 -37,41 0,63 105,62 1457,33 740,26 654,75 383 245,9 203,54 240,02 -27,5 239,24 409,04 102,26 1966-1969 -12,48 -14,57 -24,52 -23,56 -23,42 -22,35 614,64 -25,05 -51,66 -234,58 -88,17 -3,53 114,95 13,92 -54,7 -32,69 8,26 175,66 43,91 1969-1972 -22,25 -12,86 -11,18 -13,24 -6,85 775,48 341,26 1222,19 40,25 60,89 34,26 5,56 -48,9 -28,09 142,35 -19,69 153,70 352,61 88,15 1972-1977 267,07 273,72 247,59 109,7 1123,39 246,97 295,91 202,77 152,49 65,73 48,17 59,95 54,51 133,47 188,31 581,45 253,20 267,50 66,87 1977-1980 -72,43 -11,02 7,98 103,89 -164,58 0,18 -29,39 -1,99 -23,1 -44,48 -54,59 -73,8 -17,62 1,68 -48,79 40,19 -24,24 57,75 14,44 1980-1982 -105,68 -57,11 -42,14 -100,29 45,47 18,23 2 3,15 -8,13 4,86 -12 7,15 6,9 -0,11 16,82 23,38 -12,34 42,74 10,69 1982-1986 -38,9 -69,16 -57,09 -25,85 9,32 22,05 -5,52 77,82 7,51 31,51 46,58 114,71 224,12 52,24 188,83 135,38 44,60 85,00 21,25 1986-1989 -4,12 -20,18 -14,9 -8,05 3,14 -5,94 -1,98 -38,09 -11,33 7,32 0,62 -114,46 -199,92 42,05 10,57 169,86 -11,59 74,85 18,71 1989-1991 -17,85 688,28 820,7 824,55 -7,52 -10,06 14,98 28,01 13,88 3,66 -1,87 90,09 283,33 208,93 17,2 19,17 185,97 306,40 76,60 1991-1995 -31,45 -731,02 -507,84 -348,54 -169,38 -133,13 -266,66 -79,38 -1,19 0,05 -16,78 0,78 -74,86 20,59 21,33 -63,38 -148,80 215,27 53,82 1995-1997 -11,6 -13,81 -39,87 -33,26 -38,63 -98,72 -73,12 -232,17 -228,5 -123,51 -13,86 15,21 -15,42 -8,64 60,4 -5,53 -53,81 81,26 20,32 1997-2000 -353,82 -19,86 67,74 73,89 23,36 22,39 100,45 -36,61 -62,97 -64,66 -65,02 -107,85 -64,37 -43,68 -60,43 4,57 -36,68 103,38 25,85 2000-2002 -6,29 272,94 35,64 -9,73 13,84 37,44 20,51 109,24 -10,77 -24,09 -25,35 2,65 -19,92 -20,67 -5,04 -0,63 23,11 74,61 18,65 2002-2007 27,73 499,22 420,89 388,91 295,45 253,5 139,35 239,42 308,73 207,78 136,59 148,76 93,38 117,36 -3,53 2,8 204,77 150,02 37,50 2007-2010 -8,59 -182,75 -199,95 -133,68 -23,75 -53,36 -31,37 3,63 -28,27 -68,47 -6,35 0,28 -7,58 -13,57 78,49 50,81 -39,03 75,66 18,92 2010-2012 -431,49 -353,61 -251,06 -202,55 -259,51 -162,69 -134,85 -206,1 -54,68 -20,14 0,98 -34,39 -1,57 4,6 14,46 53,98 -127,41 145,54 36,39 2012-2015 0 39,58 5,81 -9,28 -6,82 -10,62 -7,03 -21,98 -132,48 -27,36 -61,77 -52,8 -55,42 -43,79 -11,68 -63,18 -28,68 39,36 9,84 2015-2018 0 -89,4 -231,19 -327,26 -285,62 -167,02 -108,66 -65,47 -39,64 -79,88 -76,01 -68,07 -38,71 -55,68 -25,59 -3,65 -103,87 98,36 24,59

Le Couesnon joue un rôle primordial dans les épisodes d’érosion (Levoy et al., 2017). Les divagations majeures de son cours sont responsables du recul du trait de côte sur plusieurs dizaines de mètres. À titre d’exemple, entre 1960 et 1965, le Couesnon, qui s’écoulait vers le nord à la sortie de son canal, a divagué en direction ouest-nord-ouest. Cette divagation a entrainé, par l’altération et le transport des sédiments composant le marais, un recul moyen de la ligne de rivage sur plus de 90 m (Figures 33 et 35).

Figure 33 : Divagation du Couesnon à l’ouest du mont entre 1960 et 1965. Sources : IGNF, 1960; 1965.

De façon similaire, les étendues de marais à proximité du mont à l’est ont été altérées à plusieurs reprises par les divagations du Couesnon, et ce, même avec la protection de la digue-route. En effet, le Couesnon est parvenu à contourner le mont, notamment entre 1991 et 1995, ainsi qu’entre 2007 et 2010. Dans le premier cas, le trait de côte a reculé en moyenne de près de 150 m, alors que dans le second cas le trait a reculé d’environ 40 m (Figures 34 et 35).

Figure 34 : Divagation du Couesnon à l'est du mont entre 1991 et 1995. Sources : IGNF, 1991; 1995.

Au contraire, durant les périodes de relative stabilité du fleuve, les marais accélèrent leur expansion. Les périodes 1982-1986 (339 m), 1997-2000 (184 m) et 2000-2002 (130 m) sont marquées par des phases d’extension importante dans le marais ouest. Dans le marais est, les périodes d’expansion les plus importantes sont celles de 1965-1966 (239 m), 1969-1972 (154 m), 1972-1977 (253 m), 1989-1991 (186 m) et 2002-2007 (205 m) (Figure 35, Tableaux 3 et 4).

Figure 35 : Delta (Δ) de la distance moyenne du trait de côte pour chaque année analysée. Les points au-dessus de la ligne rouge représentent une expansion horizontale du marais, alors que les points sous la ligne correspondent à un recul.

Les cours d’eau jouent un rôle important dans le façonnement de la baie. Lors de leurs divagations, les fleuves de la baie, ainsi que leurs chenaux, déplacent les sédiments des grèves vers le large, contrairement aux courants de marée qui approvisionnent les grèves et les slikkes (Figures 28 et 29). C’est cette dynamique qui compose le bilan sédimentaire de la

petite baie (Tessier, et al., 2006; Billeaud et al., 2007; Verger, 2009; Gluard, 2012; Bonnot- Courtois et al., 2014; Lefeuvre et Mouton, 2017; SHOM, 2020). Bien que la végétation soit l’un des indicateurs visuels les plus évidents du bilan sédimentaire dans les zones intertidales, il n’est pas le seul. En effet, quoique la pente de la slikke et des grèves de la baie soit de l’ordre des 1 à 3 ‰, la microtopographie et la mésotopographie de celles-ci peignent un portrait plutôt accidenté à une échelle plus restreinte (Verger, 2009).

Les variations verticales de la topographie (donc du bilan sédimentaire et autres paramètres comme la compaction) de la zone intertidale de la baie sont observables grâce à des modèles numériques de terrain (MNT) construits avec les données de relevés LiDAR du CIRCLE (Figure 36). Bien qu’il soit impossible d’utiliser les données recueillies et les MNT pour quantifier ou qualifier l’évolution altitudinale des marais intertidaux en raison des erreurs de mesure produites par la végétation (Bilodeau, 2010), il est concevable de les utiliser pour observer les mouvements des grèves (Bilodeau, 2010; Gluard, 2012). Des modèles, il est possible d’émettre plusieurs constats, d’abord que les déplacements de la Sée et de la Sélune (dont les lits s’unissent sur la slikke pour devenir un fleuve, la Sée-Sélune) jouent un rôle primordial dans l’accrétion/érosion des grèves et marais au nord de la baie. Ensuite, que la perte de sédiment dans le nord a grossièrement diminué depuis la période 2014-2015. Similairement, un changement important est survenu dans le sud. Entre 2004 et 2012, le Couesnon divague librement, retirant 1 à 2 m de tangue sur son passage et provocant un retrait des marais de façon généralement localisée. Cependant, à partir de la période 2012- 2013, le Couesnon empiète de plus en plus sur les marais de chaque côté du mont et abaisse de grandes superficies de grève de 4 m et plus. Entre 2010 et 2018, dans la zone d’étude spécifique, le marais ouest a perdu 65 ha, soit 26 % de sa superficie en 2010 (Figure 31). Pour sa part, le marais est a perdu 56 ha, 10 % de sa superficie, en 2010.

Selon les informations présentées dans les figures 31 et 36, les années 2009-2010 et 2015 sont des marqueurs temporels importants. D’abord, 2009-2010 marque le début d’une intensification de l’érosion des marais alimentée par le Couesnon aux abords du mont, créant un contraste avec le nord de la baie où un bilan sédimentaire positif est en place. À partir de 2015, la slikke et le marais à l’est du mont connaissent à leur tour une intensification de

l’érosion. Cette érosion est particulière parce qu’elle survient dans un secteur normalement protégé du Couesnon, à l’exception des périodes où celui-ci contourne le mont. Finalement, depuis 2015, l’érosion habituellement provoquée par les divagations de la Sée-Sélune a diminué. Le fleuve unique de la Sée-Sélune semble s’être relativement stabilisé en allant rejoindre le Couesnon au sud. Hormis quelques secteurs d’érosion localisée, la stabilité de la Sée-Sélune permet l’accumulation de sédiment sur la slikke et l’expansion des marais au nord de la baie.

Figure 36 : Évolution topographique des grèves de la baie du Mont-Saint-Michel entre 2004 et 2017. Sources: IFREMER, 2004; CIRCLE, 2009; 2010; 2011; 2012; 2013; 2014; 2015; 2016; 2017.

Dans le contexte actuel de la baie où le NMR augmente lentement, les changements « anormaux » observés dans la baie depuis 2009 et 2015 ne peuvent être expliqués que par un changement dans les processus morphodynamiques à l’œuvre. Comme Tessier et al. (2006) l’expliquent, les processus morphodynamiques sont le résultat d’un équilibre entre l’approvisionnement en sédiment et les forçages hydrodynamiques dominants. Or, les travaux d’aménagement du RCM sont venus perturber le fonctionnement hydrodynamique, d’abord en 2009 avec l’inauguration du barrage et le lancement des chasses d’eau journalières, puis par le retrait de la digue route. Ces deux éléments sont responsables de l’augmentation de la portée et de la force du Couesnon lors des marées basses. Les chasses effectuées environ six heures après la pleine mer sont, comme l’exprime Manet (2018), en opposition avec les rythmes naturels. Par leur puissance, les chasses ont creusé un nouveau chenal plus profond, qualifié d’artificiel par la présidente d’honneur de l’Association des Amis du Site de Genêts, de ses environs et de la Baie du Mont-Saint-Michel (AGEB), Marie- Claude Manet (Manet, 2018).

Le chenal est rapidement devenu le point le plus bas de la baie, attirant la Sée-Sélune par le fait même. Les fleuves, maintenant « fixés » de façon semi-permanente, emportent moins de sédiments qu’auparavant par leur absence de divagations majeures (Manet, 2018). Cette nouvelle dynamique, possible grâce à la stabilisation du cours des fleuves entraîne présentement un ensablement dans le nord de la baie. Avant le RCM, le rythme d’ensablement dans le secteur tournait autour des 3 cm.an-1. À la suite des travaux, le rythme

s’est accéléré, passant à une moyenne d’environ 37 cm.an-1 entre 2009 et 2017. Le secteur a

vu ses fonds se rehausser de plus de 3 m durant cette période. De cette hausse, près d’un tiers été mis en place en 2016 et 2017 (Manet, 2018). Ironiquement, c’est désormais le mont Tombelaine qui voit son insularité menacée, maintenant que celle du MSM est assurée par les chasses et le pont-passerelle. Cet effet secondaire du RCM, qui diffère des informations présentées dans l’étude d’impact du projet, fait l’objet de préoccupations de l’AGEB qui souligne le manque de suivi de la part des autorités (Manet, 2018). Ainsi, les travaux du RCM sont responsables de la disparition de plusieurs dizaines d’hectares de marais intertidaux dans le sud de la baie, mais ils sont également responsables de l’expansion des marais au nord et

Conclusion

Alors que le XXe siècle est marqué par le passage d’une perception positive et

utilitariste du comblement à une perception négative et problématique, l’arrivée du XXIe

siècle est soulignée par la mise en œuvre de mesures fondées sur un nouveau dogme et visant la rectification de la petite baie. La principale préoccupation est devenue de rétablir le caractère maritime du MSM. Grâce aux études aux simulations et aux modèles réalisées, un projet de grande envergure économique et scientifique a été mis sur pied afin d’atteindre un état de nature désiré. Le projet RCM a officiellement été lancé en 1995 et les travaux ont débuté en 2006. Pour atteindre l’objectif fixé, il était nécessaire de modifier les processus hydrosédimentaires naturels aux abords du mont. Ceci a été possible par la manipulation anthropique du courant de jusant du Couesnon. Bien que le fleuve ait été canalisé au cours du XIXe siècle, l’influence des marées y était toujours présente et demeurait naturelle.

L’harnachement de l’énergie hydraulique, rendu possible avec le nouveau barrage/bassin de rétention et le retrait de la digue-route, a permis d’assurer le maintien de l’insularité du mont, mais pas sa maritimité.

La vision statique et linéaire des systèmes géomorphologiques et écologiques véhiculée par le RCM et son initiative de géo-ingénierie semble porter préjudice au maintien de la maritimité et de l’état de référence. Eugene Odum, figure importante dans les sciences écologiques, a dit que l’écosystème est plus grand que la somme de ses parties (Craige, 2002). Cette citation fait référence à l’impossibilité de comprendre complètement et parfaitement le fonctionnement d’un écosystème, parce qu’il y aura toujours des éléments qui resteront inconnus. Faire fi de ce « dogme » en surestimant la compréhension d’un système et en sous- estimant les impacts possibles d’interventions, comme dans le cas d’un projet d’aménagement côtier, risque d’engendrer des effets secondaires jusqu’à présent non comptabilisés. La situation présente dans la baie du MSM en est un parfait exemple. Le RCM devait entraîner la formation de nouveaux chenaux plus profonds pour le Couesnon, et ce, de chaque côté du mont, qui mettraient un frein à l’expansion des marais vers le rocher. Ce faisant, le mont serait enclavé par les eaux de façon permanente (Seguin, 1998; Brassens et al., 2005; Verger, 2009; Lefeuvre et Mouton, 2017). Cependant, la création de chenaux plus profonds a causé la fixation du fleuve Sée-Sélune dans le sud de la baie. L’ancrage des

fleuves, les empêchant d’expulser par leurs divagations les sédiments apportés au nord par les courants de flot des marées, contribue désormais à une accélération du comblement et au rehaussement des fonds dans le nord de la baie (Manet, 2018).

Merriam-Webster (2020a) définit la maritimité comme étant relative à la mer et au bord de celle-ci et une île comme une étendue de terre entourée d’eau (2020b). Dans sa forme et situation actuelle, le MSM répond aux deux définitions, ce qui n’était pas le cas depuis la construction de la digue-route. En fait, maintenant que le mont est constamment entouré d’eau grâce à la division du Couesnon en deux chenaux, il peut être considéré comme une île en permanence, alors qu’auparavant il ne l’était que lors des hautes marées, soit quelques jours par année. Néanmoins, bien que l’insularité soit désormais assurée, la maritimité du mont et l’intégrité de son paysage patrimonial sont toujours en péril. Avant la réalisation du RCM, la maritimité du MSM était menacée de l’est et de l’ouest, alors que maintenant le risque vient du nord avec l’accélération du comblement. Les autorités et les auteurs de projet ont été clairs, le but du projet n’était pas d’éradiquer le comblement de la baie, mais plutôt de le ralentir (Brassens et al., 2005; Banquy et al., 2014). Selon les estimations, si rien n’était fait le mont aurait perdu son insularité et sa maritimité aux environs de 2040 (Prigent, 2011; Projet Mont-Saint-Michel, 2019a). L’absence de suivi dans le nord de la baie par les autorités responsables du projet (Syndicat mixte, gouvernement, etc.), déplorée par Manet (2018), rend difficile une nouvelle estimation. La tendance présentée par les données LiDAR porte à croire que le comblement de la partie nord de la baie se fera lors des prochaines décennies. Ainsi, bien que le patrimoine paysager du MSM demeure intact pour l’instant, le paysage de la baie continuera d’évoluer, remettant tôt ou tard le patrimoine à risque de changement majeur.

L’étude de Stephen J. Gould, Time’s Arrow, Time’s cycle (1988), montre clairement les difficultés que rencontrent les scientifiques pour conceptualiser la complexité des changements géologiques au fil du temps. L’évolution de la problématique du maintien de l’état de référence du patrimoine peut être expliquée en partie par la vision statique et linéaire de l’environnement des études d’impacts et du RCM. Depuis le dernier millénaire, les ouvrages anthropiques réalisés dans la baie ont tiré avantage des dynamiques hydrauliques et du processus de comblement. Il en a résulté des travaux en harmonie avec les processus et

dynamiques, parfois même les encourageants. La canalisation du Couesnon a permis, avec l’aide de digues, l’accélération de l’expansion des marais et leur assèchement dans le secteur des Polders de l’ouest. Ces terres sont donc le produit de processus naturels assistés par des interventions humaines. Par cette collaboration il est possible de les qualifier de terres hybrides, plutôt que simplement naturelles ou anthropiques.