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L’essor du tourisme, la question d’insularité et prélude au projet de rétablissement du caractère

Chapitre 3 La nature mise à profit : de la conquête des grèves à la protection du patrimoine

3.2 L’invention d’un paysage romantique : la patrimonialisation de la baie du Mont-Saint-Michel

3.2.1 L’essor du tourisme, la question d’insularité et prélude au projet de rétablissement du caractère

Désormais visités par des millions de touristes venant des quatre coins de la planète, le MSM et son abbaye attirent les visiteurs depuis sa fondation il y a plus de mille ans (Seguin, 1998; Brassens et al., 2005; Prigent, 2011; Banquy et al., 2014). En effet, au cours du Moyen Âge, le MSM était un haut lieu de pèlerinage catholique de l’Europe de l’Ouest pour ceux qui cherchaient délibérément Dieu dans les lieux de solitude et d’isolement (Seguin, 1998;

Lefeuvre et Mouton, 2017). Les habitants du mont ont su profiter de la notoriété religieuse du site pour développer une petite activité d’hôtellerie. La majorité des pèlerins se déplaçait à pied, il n’était donc pas toujours possible de faire la traversée entre le continent et l’île deux fois dans la même journée avec l’aléa des marées. Déjà au Moyen Âge, il était possible d’observer des auberges et boutiques d’artisanat sur la Grande Rue (Seguin, 1998). Bien que la Révolution et la conversion de l’abbaye en pénitencier aient quelque peu freiné la notoriété religieuse du site, les nouveaux arrivants, résidents malgré eux, ont attiré de nouveaux visiteurs : leurs familles et amis. Même si le paysage du mont et son aspect spirituel n’étaient pas les principales raisons de la présence de ces visiteurs, ceux-ci devaient, comme les pèlerins du Moyen Âge, se loger et se nourrir lors de leur séjour (Seguin, 1998). Dans ce nouveau contexte, l’isolement et la solitude du site se sont transformés en une forme de punition.

Alors que le mont était reconnu comme monument religieux au Moyen Âge, sa signification prend un tout autre sens au cours du XIXe siècle. C’est durant la Révolution

industrielle qu’émergent le mouvement romantique, le concept de monument historique et le

tourisme moderne (Bertho-Lavenir, 1999). Les romantiques ont parcouru la France du XIXe

siècle en quête, entre autres, de nature et du pittoresque. Victor Hugo (2001 :36) est sans doute l’auteur du mouvement romantique le plus célèbre à avoir visité le MSM à cette époque. Au cours de sa visite en 1836, il déplore l’insalubrité et l’état des lieux, mais loue le paysage que forme le mont dans sa baie :

À l’extérieur, le Mont-Saint-Michel apparaît, de huit lieues en terre et de quinze en mer, comme une chose sublime, une pyramide merveilleuse dont chaque assise est un rocher énorme façonné par l’océan ou un haut habitacle sculpté par le moyen-âge, et ce bloc monstrueux a pour base, tantôt un désert de sable comme Chéops, tantôt la mer comme le Ténériffe.

Avant 1850 et l’extension des chemins de fer, les récits de voyage sont l’un des moyens les plus efficaces et abordables pour le citoyen commun d’obtenir un goût de l’expérience vécue par les écrivains. Les récits de voyage d’Hugo, de Dumas, de Stevenson et de Flaubert suivaient une progression géographique et temporelle, en présentant aux moments opportuns des descriptions de paysages et monuments. Les marqueurs socioéconomiques en étaient

généralement absents. La description des lieux obéissait à des critères strictement esthétiques. Cependant, comme Bertho-Lavenir (1999 : 44) le présente, les éléments émotionnels sont bien présents dans les récits de voyage de l’époque :

Les sentiments éprouvés par le voyageur face au paysage, l’exaltation qui le saisit devant un coucher de soleil ou des ruines monumentales, les relations qu’il entretient avec ses compagnons, trouvent leur place dans le récit, ainsi que les sensations et les fatigues éprouvées en chemin. On saura ce que le voyageur a vu et ce qu’il a ressenti, si le point de vue était beau et le soleil brûlant.

Bref, en lisant ces récits, les lecteurs avaient l’impression d’accompagner l’écrivain dans ses aventures et de vivre la même expérience. Dans cette optique, le récit de voyage constituait un vecteur de désir chez les lecteurs, un désir de visiter eux aussi ces sites idéalisés inscrits dans leur imaginaire. L’appétit et le désir sont des fondements du tourisme moderne, reposant non pas sur une nécessité, mais plutôt sur la construction et la réalisation de nouveaux désirs. Comme Bertho-Lavenir (1999) l’explique, on ne devient pas touriste naturellement, c’est un apprentissage insensible, parfois inconscient, éminemment social.

En 1863, le Second Empire met fin à la vocation de prison du Mont-Saint-Michel.

Cependant, le site est dans un piètre état et le paysage évolue avec l’endiguement des marais. En effet, malgré le retour de la vocation religieuse, le site avait de la difficulté à attirer les pèlerins. En 1872, la restauration du mont, menée par l’architecte Édouard Corroyer, est lancée et deux ans plus tard, le site est inscrit au service des Monuments Historiques pour en assurer la conservation (Seguin, 1998). Hugo, qui visita de nouveau le mont en 1884, critique fermement la perte d’insularité par la construction de la digue-route qui était réclamée par les habitants du mont. Il a écrit lors de cette visite : « Le mont Saint-Michel est pour la France ce que la grande pyramide est pour l’Égypte. Il faut le préserver de toute mutilation. Il faut que le mont Saint-Michel reste une île. Il faut conserver à tout prix cette double œuvre de la nature et de l’art » (Hugo, 1884 : 240). Par son écriture, Hugo a aidé l’inscription du paysage du Mont-Saint-Michel insulaire et de sa baie dans l’imaginaire populaire de la France. L’image idyllique véhiculée par les romantiques d’un « Mont-Saint-Michel au péril de la mer », un rocher fortifié entouré tantôt par les eaux, tantôt par les grèves, surmonté d’une

abbaye, saura en faire rêver plus d’un et aidera à faire du site l’un des plus visités de la France (Figure 21).

Figure 21 : Traversée au Mont-Saint-Michel et le danger omniprésent de la mer vers 1860. Source : Webb, 1866.

Bien que l’endiguement de la baie du MSM ait eu une utilité évidente pour les agriculteurs de la région et les Montois, il est peu surprenant que la construction de la digue- route et des polders ait suscité une vive opposition en provenance de l’extérieur de la baie (Descottes, 1930b). En effet, ces constructions, bien qu’utiles et désirées par la population locale, sont venues compromettre le portrait idyllique inscrit dans l’imaginaire populaire des Français et véhiculé par les livres, récits, brochures, revues, affiches, etc. Le groupe d’opposants provenant de l’extérieur, principalement des villes comme Paris, était plus vocal et disposait de plus d’effectifs, ainsi que de moyen pour faire parvenir aux dirigeants leurs mécontentements. Les plaidoyers des Montois étaient noyés et étouffés par les appels à la destruction de la digue-route et au maintien de l’insularité du MSM (Descottes, 1930b; Seguin, 1998; Lefeuvre et Mouton, 2017).

Au cours des années 1880, la principale préoccupation des opposants était les risques qu’apportait la digue aux remparts. Cette voie reliant l’île au continent était accusée de modifier l’incidence des vagues sur les remparts, contribuant à leur détérioration. Les résidents ont vivement nié les accusations visant la responsabilité de la digue, expliquant plutôt le piteux état des remparts par un manque de moyens financiers, l’isolement du mont rendant difficile le transport de matériaux de construction, ainsi que des siècles de négligence (Descottes, 1930b). Au cours des décennies suivantes, des commissions ont été mises sur pied pour tenter de trancher sur le sort de la digue, mais aucune action n’a été entreprise. Peu à peu le discours des opposants à la digue passe vers un discours axé sur la responsabilité de la digue sur l’ensablement, le colmatage et l’enlisement de la baie (Descottes, 1930b; Seguin, 1998). Encore une fois, les Montois, en faisant appel à leurs connaissances territoriales, proclament l’innocence de la digue et stipulant qu’elle est indifférente au colmatage. Ils vont même jusqu’à dire que celle-ci aurait contribué à dégager les abords immédiats du mont. La solution proposée par les comités et commissions est la coupure de la digue-route à 500 m du mont et la construction d’une digue submersible à la cote de 5,3m (cote 120). Cette solution, qui ne s’est jamais matérialisée, aurait fait du mont une île environ 150 jours par années, à raison de six heures par jours, soit trois heures le matin et trois heures le soir. La question de priorité de passage avait été soulevée par les Montois, demandant comment le passage serait-il assuré lors de ses périodes et qui aurait priorité. Les médecins? Les habitants? Le ravitaillement? Les touristes? Chaque matin de la période estivale, c’était environ 2 000 déjeuners qui étaient servis. La question de sécurité avait également été soulevée. Les habitants avaient peur que les touristes, environ 150 000 par saison vers 1928, n’attendent pas que l’eau se soit complètement retirée avant de tenter la traversée. Les coûts récurrents et perpétuels d’entretien de la chaussée, qui aurait été couverte de boue, assurés par l’État étaient aussi un argument contre cette modification. Faute de budget, le plan de coupure de la digue sera indéfiniment suspendu vers la fin des années 1930 (Descottes, 1930b).

Le débat sur l’insularité du MSM renaît en 1966 à l’aube de la célébration du millénaire monastique du mont. Désirant pouvoir accommoder les visiteurs attendus, les

route (Seguin, 1998). Ces espaces, originalement à vocation temporaire, sont devenus permanents et ont même continué de croître jusqu’à leur retrait au cours des années 2010 (Figure 22). La mise en place de ces espaces de stationnements a soulevé des questions chez ceux désirant voir le retour de l’insularité du MSM. Ils ont argumenté qu’en plus d’enlever du cachet à l’arrivée au mont, l’aménagement des stationnements favoriserait l’atterrissement des herbus et la croissance de marais frangeant ces herbus atterrit. Pour leur part, les Montois ont continué de nier le rôle de la digue-route dans l’ensablement de la baie, affirmant que les seules responsables étaient la mer et la divagation des fleuves côtiers. En 1969, le syndicat intercommunal à vocation multiple de l’anse de Moidrey, un regroupement de plusieurs communes, commande la construction d’un barrage sur le Couesnon afin d’empêcher la mer de remonter dans le fleuve et rendre à celui-ci son cours normal précanalisation. Le barrage, d’une largeur de 49 m et comportant cinq passes de 6,36 m munies de portes à flot empêchant les eaux des marées de remonter le fleuve, a été construit en aval du canal (Seguin, 1998). Le débat de nouveau relancé, des études sont commandées auprès du Laboratoire central d’hydraulique de France en 1970 afin d’étudier et documenter les conditions sédimentologiques de la petite baie. Les résultats de l’étude sont équivoques :

[L]’ensablement de la baie du MSM est un phénomène géologique auquel aucune action humaine ne peut s’opposer; mais la répartition des sédiments dépend des courants et des cours d’eau qui se jettent dans la baie, notamment la liberté d’écoulement de ceux-ci, en fonction des ouvrages existants construits au XIXe siècle. Il apparait donc possible en se fondant sur cette analyse d’envisager une expérimentation in situ ou une étude d’hydraulique sur maquette […]. (Seguin, 1998 : 125)

Désireux d’enfin trouver une solution pour le retour et le maintien de l’insularité du MSM, jugée essentielle, les instances gouvernementales approuvent un projet de 800 000 francs visant l’étude des conditions globales de sédimentation dans la baie afin de suggérer des solutions et de les expérimenter sur modèle réduit. C’est en juin 1976 que le modèle pilote à une échelle de 1 : 500 est inauguré par le secrétaire d’État à la culture, représentant également les ministères de l’Équipement et de l’Environnement. Ce modèle a aussi été utilisé pour construire l’état de référence de la baie (Seguin, 1998). Cet état servirait d’objectifs aux essais et travaux futurs, représentant le résultat final désiré.

Figure 22 : Évolution de la superficie des stationnements le long de la digue-route du Mont-Saint- Michel entre 1961 et 2007.

Source : Images modifiées depuis IGNF, 1961; 1966; 1989; 2007.

Les résultats de l’étude réalisée sur le modèle réduit ont laissé croire qu’il était bel et bien possible de maintenir un caractère marin aux abords du MSM en aménageant le barrage du Couesnon pour effectuer des chasses appropriées. De plus, les résultats montraient que d’autres mesures comme la suppression de la digue de la Roche-Torin permettraient possiblement d’inverser les phénomènes de la baie. Il était clair pour les instances gouvernementales comme Jean Chapon, ingénieur général des Ponts et Chaussées à l’époque, que la destruction des digues, dont il prétendait la nocivité incontestée, était d’une nécessité absolue (Seguin, 1998). Muni de l’expertise scientifique, François Mitterrand, Président de la République, a inauguré les travaux le 24 juin 1983 au MSM. Le chantier du retrait de la digue de la Roche-Torin a pris fin en décembre de l’année suivante. Alors que ces travaux avaient été menés à terme sans graves problèmes, la même chose ne pouvait être affirmée pour les travaux visant le retour de l’insularité du mont. En effet, les travaux étaient toujours à la phase de planification. Bien que l’objectif ait été clair, les méthodes faisaient l’objet de débats. Une proposition finale vit finalement le jour durant la première moitié des années

1990. Celle-ci donnerait naissance au Projet de Rétablissement du Caractère Maritime du Mont-Saint-Michel en 1995 (Seguin, 1998; Lefeuvre et Mouton, 2017).

3.2.2 L’UNESCO et la place du Mont-Saint-Michel sur la liste des sites du patrimoine