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Chapitre 5 Trajectoire, succession et climax : les impacts des travaux d’aménagements sur les systèmes

5.1 Trajectoires et climax

5.1.2 Vers une nouvelle conception de climax

Chaque récit est composé d’un commencement, d’un développement et d’une fin (Valette, 2019). Pour un écosystème, le commencement correspond à sa formation et le développement à son évolution. La fin est plus difficile à associer. Au sens propre, la fin d’un écosystème pourrait coïncider avec la fin de son existence, soit sa destruction. Dans la

succession écologique, la fin correspond plutôt au point culminant (statique) de l’évolution de l’écosystème, le climax. Depuis l’apparition de ce concept dans les travaux de pionniers de l’écologie comme Cowles (1899) et Clements (1916), de nombreux travaux basés sur les principes de la succession écologique ont été réalisés. La succession, telle que présentée par les pionniers et perpétuée par d’innombrables autres auteurs comme Dachnowski (1912), Cooper (1931) et Oosting (1942), est fondée sur la théorie et la méthode de la chronoséquence (Johnson et Miyanishi, 2008). Cette méthode, qui substitue l’espace pour le temps et toujours enseignée dans les manuels écologiques, est vivement critiquée par des auteurs contemporains comme Johnson et Miyanishi (2008) et Damgaard (2019). Selon Johnson et Miyanishi (2008), le problème avec l’utilisation des chronoséquences est que celles-ci assument que seulement l’âge du site évolue, alors que les conditions biotiques et abiotiques restent les mêmes à travers le temps. Ils contredisent les conclusions de Cowles (1899) et Clements (1916) pour lesquels il est possible de prédire la séquence évolutive de la végétation vers un climax. La chronoséquence enseignée et utilisée aujourd’hui présente une méthode simple, linéaire et ordonnée de comprendre la distribution de la végétation dans le paysage et d’en comprendre le passé grâce au schéma de la distribution contemporaine. Cependant, comme l’expliquent Johnson et Miyanishi (2008), ce n’est pas le temps ni même la végétation qui sont les facteurs déterminants, mais plutôt les conditions extrinsèques qui déterminent la végétation et l’évolution d’un écosystème.

Tout comme Johnson et Miyanishi (2008), Damgaard (2019) remet en question la prédictibilité de l’évolution des écosystèmes et l’existence de communautés climaciques. Une communauté climacique est une communauté qui est en équilibre avec son environnement et ses processus. La trajectoire quant à elle est le processus de développement évolutif qui vise à atteindre son équilibre. Le point culminant d’une trajectoire est l’atteinte de son climax. Tout comme le lieu où une balle de golf se dépose, le climax écosystémique est déterminé par la trajectoire évolutive que suit ce système. Toutefois, un problème majeur est présent dans cette supposition, car elle considère que la trajectoire, donc l’évolution du système, est linéaire. Or, comme démontré précédemment (Figure 39), ce n’est pas le cas. Chaque point de rupture, perturbation, point de basculement et événement imprévisible

Le climax absolu, bien que théoriquement possible, est pratiquement impossible à atteindre. Évidemment, la notion d’échelle vient nuancer cette affirmation. Plus l’échelle géographique diminue, plus les modifications nécessaires aux processus doivent être importantes afin de modifier une trajectoire évolutive. Donc, plus cette échelle diminue, plus la possibilité d’atteindre le climax de la trajectoire augmente. Par exemple, pour l’ensemble de la baie du MSM, la trajectoire semble pointer vers un comblement. Des changements dans les courants océaniques de la Manche seraient nécessaires afin de dérouter cette trajectoire. L’échelle du site et l’ampleur des changements nécessaires à la modification de cette trajectoire portent à croire que le climax est assuré. Cependant, le climax ne reste qu’une possibilité et n’est jamais une certitude. La nature imprévisible des événements non récurrents pouvant modifier le fonctionnement du système en est la raison principale. Certains événements cycliques comme les glaciations peuvent même mettre un terme à la trajectoire, éliminant ainsi toute chance d’atteindre le climax. Inversement, plus l’échelle géographique augmente, plus les probabilités d’un écosystème d’atteindre son climax diminuent en raison de l’accroissement de la facilité à perturber la dynamique et les processus en place.

L’absence de stabilité constitue un facteur limitant pour l’atteinte du climax. La stabilité est particulièrement rare en milieu naturel. Le désir de restaurer le paysage de la petite baie était au cœur du projet du RCM. Pour ce faire, il était nécessaire de modifier la trajectoire écologique de la baie. De plus, une fois le paysage romantique tant désiré restauré, il était primordial de le sauvegarder en maintenant une stabilité dans le système nouvellement créé. Le barrage et ses lâchers d’eau, jumelés au retrait de la digue-route, sont parvenus à provoquer une stabilité relative. Bien que d’autres processus plus restreints comme la terrestrialisation des marais se poursuivent à plus grande échelle géographique, la stabilité, le climax instauré artificiellement fait principalement effet sur le comblement dans le sud de la petite baie, prévenant ainsi la perte d’insularité du MSM. Cependant, la mise en place de ce climax, qualifiable d’« anthropique », n’a pas permis d’empêcher définitivement la perte du caractère maritime du MSM. Bien que retardé, cette perte, qui devait s’effectuer par l’expansion des marais du sud de la petite baie, se poursuit par le comblement de la partie nord de la petite baie (Figure 36) (Manet, 2018). Le climax anthropique, primordial à la

préservation du patrimoine dans la petite baie du MSM, demeure conditionnel. Le climax nécessite la stabilité apportée par les lâchers d’eau du barrage de la Caserne. Si les activités du barrage cessaient, que les vannes étaient maintenues ouvertes ou que le barrage était démantelé, la trajectoire historique reprendrait son cours.

À la lumière des informations et résultats recueillis et présentés dans cette étude, il est possible de conclure que la patrimonialisation de la baie du MSM, amorcée au courant du mouvement romantique, a servi de fondation au projet du RCM, lequel a mené inexorablement à la mise en place d’un climax anthropique. De plus, le climax anthropique n’étant pas autonome de l’humain, le RCM ne constitue pas une activité de restauration écologique. Par son action, la restauration écologique crée des artéfacts naturels. Selon Waller (2016), un artéfact naturel est le fruit d’une restauration où une entité naturelle est créée ou transformée par les humains avec l’intention de lui conférer un potentiel d’autonomie et d’interaction spontanée avec d’autres entités naturelles. Or, le RCM ne s’intègre pas aux processus naturels et ne dispose pas d’un potentiel d’autonomie (Valette, 2019). Ainsi, cette forme de climax anthropique constitue une forme de domination de l’humain sur la nature, parce que son existence contrevient à l’évolution « naturelle » de l’écosystème de la petite baie.