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X. Cerner le discours L’objet d’étude « cinéma » dans l’historiographie d’André

X.4. Une théorie structurale du cinéma, sans l’objet linguistique

Comme Barthes et Cohen-Séat avant lui avec la langue, pour Gaudreault l’étude structurale du cinéma doit donc pouvoir être coextensive à une écriture dont le degré de généralité est commun à tout le corps social. C’est ainsi que si l’étude du cinéma ne peut manifestement pas être coextensive de la langue, elle devra l’être des pratiques sociales du cinéma. De cette manière, l’histoire du cinéma devient une théorie structurale du cinéma, sans l’objet linguistique (Rodowick 2015, p.30). Permettons-nous ici de citer une description que fait Metz de la méthode historique qu’emploie Barthes pour étudier les Signes de la Littérature dans son livre Le degré zéro de l’écriture [1953] et de n’en changer que les mots qui correspondent à la relation du littéraire et de la langue par ceux qui correspondent à la relation du cinéma à l’histoire, ce qui montre bien la similitude des deux approches structurales :

« il n’y a de style que de chaque [cinéaste], [l’histoire] est unique pour un peuple entier, mais on trouve entre les deux plusieurs écritures dont chacune est propre à un ensemble de [cinéaste] de même époque ou de même tendance, et qui sont autant de visages de la [cinématographicité],

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de marques qui désignent le discours [filmique] comme tel. » (Metz 1971, p.201)38

Après tout, comme nous avons pu le voir avec le Barthes de Mythologies (chap.III.1), ne s’agit-il pas dans les deux cas de décomposer un discours et de le reconstituer selon la structure de base qu’il naturalise ? Si dans le cas de Barthes la structure de base de la langue est naturalisée par les métalangages, ne pourrions-nous pas dire que Gaudreault déplore que la structure de base de l’histoire du cinéma soit naturalisée par le discours théorique du langage naturel du cinéma ? Dans un cas nous avons besoin de retrouver le modèle linguistique, dans l’autre celui de l’histoire du cinéma - et non de l’histoire d’un supposé développement langagier (= théorie structuraliste du cinéma sans l’objet linguistique).

Mais c’est ici selon nous un des problèmes majeurs de l’idée de théorie du cinéma d’après l’histoire : dans sa réponse somme toute légitime à certains dérapages qu’ait pu donner lieu certaines extensions de la sémiologie du cinéma, elle propose à l’instar de cette dernière un modèle théorique stable face à un objet manifestement instable. Que l’objet d’étude « cinéma » soit considéré d’abord selon une structure de signification ou selon une structure historique, il n’en demeure pas moins que l'on considère ultimement qu’il y a une structure de signification intrinsèque au cinéma, qu’il y a une manière appropriée de dire le cinéma : on établit, une fois de plus, un champ de validité à son étude. Or, ce que l’idée de théorie du cinéma d’après l’histoire nous démontre, en nous rappelant les tiraillements des approches de Metz mais surtout de Cohen- Séat à ce sujet, c’est qu’elle ne considère le cinéma que comme un objet culturel, et non comme un moyen d’expression artistique. À l’instar du sociologue Anthony Giddens, qui s’intéresse au problème du texte dans son article Structuralism, post-structuralism and the production of culture,

38 Voir également comment décrit Barthes décrit cette présence de l’Histoire dans un destin des écritures :

« […] il est donc possible de tracer une histoire du langage littéraire qui n’est ni l’histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l’histoire des Signes de la Littérature, et l’on peut escompter que cette histoire formelle manifeste à sa façon, qui n’est pas la moins claire, sa liaison avec l’Histoire profonde. Il s’agit bien entendu d’une liaison dont la forme peut varier avec l’Histoire elle-même ; il n’est pas nécessaire de recourir à un déterminisme direct pour sentir l’Histoire présente dans un destin des écritures : cette sorte de front fonctionnel qui emporte les événements, les situations et les idées le long du temps historique, propose ici moins des effets que les limites d’un choix » (Barthes 2002b, p.171).

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il y aurait, dans l’approche de la théorie du cinéma d’après l’histoire, des critères objectifs pour la justesse de l’interprétation filmique :

« In ordinary talk, communicative intent can be checked by direct interrogation and by reformulation on the part of the original speaker. There seems no reason to deny that we can interrogate a text in a parallel manner. That is to say, we can ask what was the communicative intent involved in a given section of a text. Where the author is unavailable, we can seek to answer such a question by investigating the forms of mutual knowledge implied in what the author wrote. This entails in turn that there are criteria for the accuracy of interpretations » (Giddens 1987, p.106 nous soulignons).

Ainsi le moyen d’expression artistique est comparé, une fois de plus, à un moyen de communication ; non pas comme praxis révolutionnaire chez Cohen-Séat, mais simplement comme une nouvelle institution qui émet un nouvel horizon d’attente par les différentes fédérations de séries culturelles auxquelles elle donne lieu.

Nous verrons toutefois dans ce qui suit que cette approche pose problème à la nouvelle historiographie du cinéma lorsque l’objet d’étude « cinéma » se voit de plus en plus renié en tant qu’objet singulier émettant des effets spécifiques. Car si la théorie du cinéma d’après l’histoire semblait avoir trouvé une réponse satisfaisante à cette première crise de la théorie du cinéma, la communauté homogène de chercheurs dédiée à sa cause qu’elle espérait construire ne se concrétise pas. Avec le déploiement fracassant du numérique au 21e siècle, plusieurs chercheurs issus de la nouvelle historiographie du cinéma se considèrent désormais comme des historiens qui étudient l’objet cinéma dans une perspective historique plus générale; d’autres se considèrent tout simplement comme des médiologues. La forme délimitée du cinéma qui produit des effets spécifiques semble de plus en plus difficile à circonscrire et, pour plusieurs, ce que nous enseigne le cinéma des premiers temps est que l’objet d’étude « cinéma » n’est vraiment qu’un carrefour où, comme le dit Casetti, « different aesthetic, cultural and social processes are conneceted » (2007, p.38). Ce faisant, il ne semble dès lors ne plus y avoir de légitimité à parler d’une discipline des études cinématographiques à proprement dit. C’est alors que de fervents défenseurs de la discipline tels que Gaudreault se devront de réajuster leur message pour justifier une telle discipline. Or, une fois de plus, la résistance qu’offre l’objet d’étude « cinéma » en tant que moyen

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d’expression artistique à toute entreprise de théorisation stable, à toute homogénéisation de sa vie virtuelle, n’en sera qu’accentuée.

XI. Cerner l’objet. L’objet d’étude « cinéma » dans l’historiographie d’André