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II. L’objet d’étude « cinéma » dans la filmologie de Gilbert Cohen-Séat

II.6. Le fait social du cinéma

II.6. Le fait social du cinéma

Nous avons pu voir jusqu’ici que pour Cohen-Séat il existe une importante codépendance des effets du film et des effets du cinéma comme fait social, c’est-à-dire comme idée de civilisation : « le cinéma se propose à la fois comme chose à expliquer et comme un principe d’explication » (Cohen-Séat 1958, p.63) .

Au niveau social, le cinéma semble être le reflet d’un idéal de civilisation moderne, humaniste et universelle, c’est-à-dire une idée commune propre à la nature humaine. Ce reflet propre du cinéma, c’est ce que Cohen-Séat va appeler le fait cinématographique, en référence évidente au fait social de Durkheim, selon que le fait cinématographique « met en circulation dans des groupes humains un fond de documents, de sensations, d’idées, de sentiments, matériaux offerts par la vie et mis en forme par le film à sa manière » (Ibid, p.54). Le fait filmique, quant à lui, est l’étude de la confrontation en circuit fermé du spectateur et du film, mais c’est surtout l’étude de l’expérience qui traduit la nouvelle relation de l’homme au monde, l’interprétant, en somme, du fait cinématographique (Cohen-Séat 1959, p.10-11). C’est dans le fait filmique qu’est étudiée la manière propre qu’a le film de recréer les choses par son logomorphisme et donc d’interpréter une idée commune. La filmologie pour Cohen-Séat semble se constituer comme une discipline connexe à la sociologie qui est considérée comme la science ultime chez Comte. Le film interprète en somme une praxis révolutionnaire jusque-là inconnue à l’homme et qu’il faut mieux comprendre pour atteindre une nouvelle étape dans cette possibilité qu’a l’homme de créer les conditions de son épanouissement.

Il n’en fallait pas plus pour qu’un objet de recherche soit délimité, un objet qui devait révolutionner l’image que la culture a d’elle-même. Il s’agira de prime abord de respecter la division des tâches que l’objet complexe en soi impose. Chaque méthode, que ce soit l’esthétique, la sociologie, la psychologie ou l’étude du langage, pourra apporter au cinéma des précisions et le cinéma pourra leur en apporter en retour : il faudra d’abord traverser « cette période de désordre apparent et de fécondité réelle où chaque notion est étudiée à part et creusée à fond » (Cohen-Séat 1958, p.60-61). L’objectivité complète est impossible, alors nous devrons garder en tête les hypothèses énoncées ; le but ultime, comme tout travail positif, est de déceler le fonctionnement

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du cinéma à travers le film, de manière à mieux juger de son application à la culture, d’y établir un champ de validité pour toutes les approches des sciences humaines.

Ainsi se développa le projet ambitieux de filmologie de Cohen-Séat. Le cinéma y est un progrès scientifique de première importance, un fait social qui s’étudie en lui-même et qui doit être étudié pour rétablir un équilibre dans notre rapport au monde. Il s’avère donc le phénomène par excellence à être soumis aux disciplines académiques de l’époque qui sont rigoureusement inspirées par le positivisme. Le cinéma est le résultat de cette idée de civilisation de l’humanité, accomplissement indépendant d’actions d’un certain genre visant un but communément désiré : il est un phénomène nouveau aux lois immuables en attente d’être découvertes. Comme tout phénomène à valeur scientifique, il a d’abord passé par une étape théologique puis spéculative, desquelles Cohen-Séat tire ses hypothèses. L’étude du cinéma suppose, d’une part, que nous pouvons éclaircir nos connaissances sur les faits filmiques en ce qu’ils représentent les « « idées », les intuitions les mieux partagées, les plus aptes à être mises en commun » (op. cit. Cohen-Séat 1959, p.30). Ces observations de Cohen-Séat, qui renversent la notion de « public » et de « popularité », sont renforcées par sa démonstration linguistique de l’efficience du discours filmique qui n’est pas redevable au langage verbal mais qui représente tout de même une possibilité de communicabilité « avec et entre les systèmes mentaux sans commune mesure avec tous les témoignages que l’histoire des cultures met à notre disposition » (Cohen-Séat 1959, p.28). On comprend dès lors pourquoi la filmologie fut surtout reconnue pour avoir été le premier courant de pensée à développer un intérêt pour les tests d’électroencéphalogrammes sur des spectateurs.

À la lumière des ambitions de la filmologie mais aussi du soutien quasi immédiat qu’il a reçu du milieu universitaire français après la parution de l’Essai9, comment se fait-il, donc, que le mouvement soit tombé dans l’oubli ? Comme le souligne Edward Lowry, bien que la filmologie n’ait pas été en mesure de produire une théorie unifiée et synthétique du cinéma, il n’en demeure pas moins qu’elle a été une des premières à poser de manière très spécifique les questions devant se rapporter à l’étude du film et du cinéma (Lowry 1985, p.5). Ce sont ces questions qui influenceront grandement, en 1962, un jeune sémiologue français du nom de Christan Metz.

9 La destinée tragique du mouvement est très pertinente à sa compréhension. Toutefois, nous avons désiré demeurer

du côté épistémologique de l’entreprise de manière à la comparer avec d’autres approches. Pour un compte-rendu passionnant de cette destinée, voir (Lefebvre 2009)

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Les liens entre Metz et la filmologie sont très peu relatés et nous aimerions maintenant démontrer qu’ils sont pourtant très importants. On se limite la plupart du temps à souligner que Metz emprunte de Cohen-Séat les concepts de « fait cinématographique » et « fait filmiques » sans la connotation révolutionnaire que ce dernier pouvait y attribuer. Nous montrerons dans la suite de ce travail que ce seul emprunt mérite d’être nuancé et qu’il ne témoigne pas à lui seul de l’influence majeure que le courant ait pu avoir sur Metz. Le point de vue de D.N Rodowick à propos des liens de Metz avec la filmologie reflète bien la pensée courante au sein des études cinématographiques à ce sujet, point de vue que nous aimerions actualisé, voir dépassé :

« Metz’s frequent references to the movement, which often reveal both admiration and an internal struggle with its scientific aspirations, project a certain shared vision with filmology – that the « filmolinguistic » or cine- semiological enterprise is in many respects indebted to both criticism and history yet remains epistemologically distinct from them » (2014, p.152- 153).

Nous sommes d’avis que notre conception des études cinématographiques bénéficierait grandement d’une certaine révision de la nature de ce lien entre Metz et la filmologie. Il est faux de croire que Metz se dissocie du mouvement filmologique à cause de son aspiration scientifique. En fait, nous aimerions démontrer que Metz désire plutôt insuffler davantage de scientificité à un mouvement qu’il considère comme trop idéologique. Cette idéologie, il accuse Cohen-Séat de la propager dans son approche maladroite d’une sémiologie du cinéma, approche qu’il proposera d’ajuster. La filmologie a flanché, Metz veut la redresser.