• Aucun résultat trouvé

La fin du cinéma? : un média en crise à l’ère du numérique [2013]) Média et

XI. Cerner l’objet L’objet d’étude « cinéma » dans l’historiographie d’André

XI.2. La fin du cinéma? : un média en crise à l’ère du numérique [2013]) Média et

À l’ère du numérique, les débats entourant l’identité du cinéma sont nombreux et passionnés et ce sont les nombreuses facettes de ce débat que Gaudreault et Marion décrivent dans la première partie de LFC. En relevant également plusieurs « morts » annoncées du cinéma, les deux hommes soulignent que cette question de l’identité du cinéma a été questionnée et requestionnée sans cesse dans l’histoire du cinéma par les chercheurs, mais également par les usagers. Si ce relevé leur permet de démontrer l’importance pour plusieurs de convenir d’une identité du cinéma, il leur permet également de se placer au-dessus de cette tempête parfois très émotive. En effet, la réponse que Gaudreault et Marion veulent apporter à cette nouvelle crise a l’avantage selon eux de ne pas être réactionnaire ou d’être produite sous le coup d’un amour irrationnel – lire ici cinéphilique - du cinéma : elle ne se positionne que comme le simple constat d’une situation qui semble normale dans la vie de tout média. La réponse de Gaudreault et Marion est grosso modo la suivante : à l’époque du cinématographe, le média « cinéma » était dans une période de proto-institutionnalisation, une période de brassage intermédiale : ce qu’on a l’habitude d’appeler cinéma, c’est le résultat de l’institutionnalisation du cinématographe (chap.X. 1); ce à quoi nous serions donc témoin aujourd’hui, c’est un processus de néo-institutionnalisation du cinéma; pour mieux cerner la période de « brassage intermédiale » qui précède cette néo- institutionnalisation, celle-ci sera dénommée le cinématique, de manière à « rester du côté du cinéma tout en embrassant plus large » (Gaudreault et Marion 2013, p.176). Ainsi, la « désinstitutionnalisation » provoque la « nécessité pour l’institution de renouveler sa manière de concentrer et de réguler les forces vives du média dont elle gère les destinées. […] le cinéma est donc condamné à se trouver une place, à trouver sa place, parmi les nouvelles déclinaisons de l’image en mouvement » (Ibid, p.177, nous soulignons).

Nous voyons ici cette approche caractéristique de Gaudreault, où la spécificité du cinéma dépend du fait qu’il puisse être socialement distinguable. Ce dernier admet dans LFC qu’il y a bel et bien une crise de la théorie du cinéma et que l’objet d’étude traverse bel et bien une zone de turbulence identitaire, le média cinéma étant de plus en plus difficilement distinguable dans cette période de brassage intermédial. Il serait toutefois très prématuré, nous disent Gaudreault et Marion, de laisser tomber l’histoire du cinéma pour autant; après tout, la discipline de l’histoire

91

du cinéma n’a-t-elle pas connu ses plus beaux jours en étudiant une période de turbulence similaire, c’est-à-dire le cinéma des premiers temps ? Pour les deux hommes, c’est d’ailleurs à un écho de cette première période de quête identitaire que nous assistons ; écho, disent-ils, car la néo- institutionnalisation n’est pas que le retour d’une période.41 Toujours est-il qu’il s’agit tout de même d’étudier non pas comment une conjoncture des médias en général se fait ressentir au cinéma mais comment le cinéma lui-même détermine son identité dans cette nouvelle période qui débouchera inévitablement sur une institutionnalisation.

En ce qui nous concerne, ce sont ces concepts d’institution et de média qui nous importent, car ils correspondent au modèle théorique renouvelé de l’idée de théorie d’après l’histoire que Gaudreault offre comme réponse à cette nouvelle crise de la théorie du cinéma. Si le concept d’institution gagne en importance dans CA, il est, comme nous venons de le voir, absolument central dans LFC. La définition la plus explicite que l’historien donne de ce qu’est une « institution » demeure tout de même celle qu’il donne dans CA en s’inspirant de la sémio- pragmatique de Roger Odin :

« Pour des domaines présupposant, comme la cinématographie, une forme de « communication » entre diverses instances, l’institution, ça dit, du côté des instances responsables de la production des énoncés, comment s’exprimer pour « s’adresser » à autrui et, du côté de la réception des énoncés en question, comment lire les énoncés. C’est bien ce qu’explique Odin : « C’est donc, en fin de compte, parce que les Sujets producteurs de sens (réalisateur ou spectateur) ne sont pas libres de produire le discours qu’ils veulent, parce qu’ils ne peuvent s’exprimer qu’en se pliant aux contraintes de la « pratique discursive » de leur temps et de leur milieu, que la communication peut avoir lieu » (cité dans 2008, p.119).

Ainsi, ce que Gaudreault et Marion considèrent comme un média c’est ce qui est à la fois le dispositif matériel (médium) (2013, p.77) et à la fois l’instance institutionnelle qui synthétise (de manière toujours provisoire et sujette à évolution) des séries culturelles préexistantes, ces dernières continuant d’évoluer « à côté du média [et] par-devers ce média, qu’elles contribuent pourtant à faire exister » (2006, p.228). Il n’y a donc pas lieu de faire un drame : l’émetteur ou le récepteur

41 Pour un compte-rendu des différences entre le brassage intermédial initial du cinéma et celui de la mutation

92

du cinéma n’est tout simplement pas contraint dans ses actions d’émission ou de réception cinématographique de la même façon que l’est l’émetteur ou le récepteur musical; l’institution du cinéma négocie, et a toujours négociée, avec plusieurs médias : elle n’est pas que le reflet d’une conjoncture médiatique, elle organise elle-même cette conjoncture en ce qui la concerne. L’institution du cinéma fédère hiérarchiquement les médias de différentes façons à travers l’histoire à l’intérieur de son institution tout en les laissant à leur existence à côté et par-devers le cinéma. Bien sûr, à l’heure de la convergence médiatique, les lignes de partage de ces différentes institutions (institution musicale, institution cinématographique, institution picturale, etc.) sont beaucoup moins claires pour le chercheur et pour l’usagé. De l’aveu même de Gaudreault et Marion, étudier le cinéma des premiers temps était, en comparaison, un jeu d’enfant : « en matière de cinéma, les choses ont déjà été plus simples qu’elles ne le sont aujourd’hui » (2013, p.179). Cette situation n’est toutefois pas une excuse pour émettre des propos lapidaires et sans nuance à propos de l’identité du cinéma en tant qu’il est un média, car, tel que l’indique entre autres l’étude de Gaudreault et Marion à propos de l’opéra s’invitant dans les salles de cinéma (voir 2013, p.121- 147), la mutation du numérique est variable selon les usagers et selon les médias. Il s’agit plutôt d’évaluer rigoureusement comment l’institution déploie ou renégocie son pouvoir fédérateur durant la mutation numérique.

De plus, pour Gaudreault et Marion cette nouvelle institutionnalisation nous ouvre les yeux : si à tort, et ils s’incluent dans ce groupe, nous avions pu penser que la première institutionnalisation – l’institutionnalisation différentielle des années 1910 – venait cristalliser un média de manière intemporelle, nous avons maintenant la preuve que cette mutation du numérique est appelée à se répéter :

« En systématisant davantage, on pourrait même avancer l’idée que cette troisième naissance concrétise métaphoriquement l’idée d’une renaissance perpétuelle du cinéma, vu la dimension récurrente, inévitable et cyclique des crises identitaires du média, qui obligent l’institution à s’adapter pour ne pas mourir » (Ibid, p.173).

Ainsi, pendant que nous crions à la mort du cinéma ou tentons de le voir comme simple forme d’une science générale des médias, le cinéma, lui, se transforme. Ignorer l’histoire du cinéma, c’est appeler à se priver de la compréhension de l’histoire culturelle riche et toujours vivante d’un objet culturel qui est encore et toujours une partie importante de notre vie de tous les jours, bien que ce

93

soit de manière bien différente : « que dire de plus, sinon que le cinéma est vraiment différent de ce qu’il fut naguère ? » (Ibid, p.210). Après tout, se questionne Gaudreault en critiquant son propre travail, n’était-il pas étrange d’aborder une institution culturelle selon une homéostasie paisible ? (Ibid, p.171)

Si la démonstration de Gaudreault a de quoi être rassurante pour la poursuite des études cinématographiques et le futur de l’objet d’étude « cinéma » lui-même, l’idée de théorie du cinéma sur lequel elle repose atteint avec LFC, nous voudrions dire, l’apogée d’une austérité philosophique qui tend vers une scientificité qui n’est pas sans nous rappeler les prétentions et la méfiance de la filmologie. En effet, nous sommes d’avis qu’en cernant une approche aussi austère et utilitariste aux études cinématographiques, Gaudreault permet sans doute de circonscrire mieux que quiconque l’objet d’étude « cinéma », mais affecte aussi gravement les possibilités qu’offre à la connaissance l’étude de ce même objet : le verbe « cerner » prend ici un autre sens, celui de se rendre maître de quelqu’un, de le réduire par la force. Prenons quelques instants pour décortiquer cette accusation qui a de quoi faire sursauter.