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X. Cerner le discours L’objet d’étude « cinéma » dans l’historiographie d’André

X.3. La théorie, c’est l’histoire

En évaluant de plus près les manœuvres de la nouvelle historiographie du cinéma et la solution de raffinement du discours théorique qu’elle propose à cette première crise de la théorie, nous pouvons établir un étonnant parallèle entre les reproches qu’adresse le mouvement aux anciens historiens du cinéma et ceux qu’adresse la sémiologie du cinéma à la filmologie.

Comme la sémiologie du cinéma, le mouvement de renouveau historiographique des années 80 reproche le penchant idéologique des théories historiques qui le précède. Le discours historique est critiqué pour son manque de scientificité et sa dépendance à une idéologie qui veut que le cinéma ait comme but de se développer de plus en plus vers une progression de son langage cinématographique. Or, ce discours qui désir établir une définition globale de l’objet d’étude « cinéma » selon la thèse de son essence langagière est une estimation naïve et biaise la recherche historique : cette idée essentialiste de la théorie ne fait que renforcer une idéologie injustifiable. Les modes de pratiques filmiques attribuables aux différentes époques sont historiquement erronées et nous font passer à côté, par exemple, de la richesse du cinéma des premiers temps.

Comme la sémiologie du cinéma, la nouvelle historiographie du cinéma pardonne toutefois à ses prédécesseurs, car ces derniers n’avaient pas à l’époque les outils théoriques « modernes » qui sont désormais disponibles. Ici, la similitude entre la description que fait Gaudreault de ses prédécesseurs et celle que fait Metz des siens (chap. III.4) est frappante :

« Et l’on se met à rêver à ce qu’aurait pu être l’Histoire du cinéma de Mitry s’il avait lui-même suivi les principes tout à fait « modernes » qu’il a un jour définis (sans autocritique rétrospective) dans un article paru en 1973 en réponse, entre autres, aux critiques de Comolli » (Gaudreault et Gunning 1989, p.55).

81 Ou encore :

« […] ils évoluaient dans des conditions matérielles totalement différentes de celles qui caractérisent l’institution du savoir cinématographique d’aujourd’hui. Comme de véritables « pionniers », ils travaillaient en général de manière isolée, avec fort peu de ressources, et devaient souvent se contenter, comme « document » à l’appui, de leur seule mémoire des films visionnés en cours de carrière » (2008, p.32)34.

Finalement, comme la sémiologie du cinéma, la nouvelle historiographie du cinéma reproche au modèle exemplaire majeur de l’époque de ne considérer comme naturel que le système créé par l’analyse et non le modèle utilisé. L’œuvre cinématographique participe d’un contexte, elle n’est pas un objet asocial et atemporel : elle doit pouvoir être analysée historiquement. Ce contexte est d’ailleurs primordial à n’importe quel sens ultérieur que nous pouvons donner à n’importe quel élément formel.

Ainsi, en refusant une légitimation du cinéma dans son essence et son entièreté à partir d’hypothèses fortes issues de modèles exemplaires qui recherchent une réponse de type une fois pour toutes quant à la nature du cinéma, la nouvelle historiographie du cinéma cause une crise de la théorie à laquelle elle désire répondre. Or, cette crise n’est pas une crise à propos de l’idée de théorie qu’on se fait lors de l’institutionnalisation des études cinématographiques. Si le mouvement de renouveau historiographique des années 80 accuse le langage cinématographique d’être perçu comme essentiel, ce n’est pas l’idée que Metz se faisait du discours filmique, mais bien celle qu’il reproche à Cohen-Séat et au courant structuraliste de se faire dans certains de leurs égarements méthodologiques. Certes, il est vrai que Metz ne se dévouera jamais vraiment à l’étude du fait cinématographique et que la forme d’analyse textuelle que son approche a popularisée

34 Comparons par exemple cette dernière citation à celle de Metz qui parle de ces « hommes-orchestres » :

« Ce que l’on a appelé le plus souvent un « théoricien du cinéma », c’est une sorte d’homme-orchestre idéalement tenu à un savoir encyclopédique et à une formation méthodologique quasi universelle : il est censé connaître les principaux films tournés dans le monde entier depuis 1895, ainsi que l’essentiel de leurs filiations (c’est donc un historien) ; tout aussi évidemment, il s’astreint à glaner un minimum de lumières quant aux circonstances économiques de leur production (c’est à présent un économiste) ; il s’efforce également de préciser en quoi et de quelle façon un film est une œuvre d’art (le voici maintenant esthéticien), sans se dispenser de l’envisager sous forme de discours (cette fois, il est sémiologue) […] » (Metz 1971, p.5)

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enferme l’analyste dans le texte35. Mais il est faux d’affirmer qu’il conteste l’importance du fait cinématographique : il ne fait qu’affirmer qu’avant de pouvoir parler du cinématographique on doit être en mesure de parler entièrement du filmique – ce qui n’est pas une mince affaire (chap.III.5). De plus, les ramifications du cinéma au niveau social sont indéniablement ce qui amène Cohen-Séat à décréter que le cinéma mérite un intérêt disciplinaire institutionnalisé. Ce ne serait donc pas à cette idée de la théorie de l’institutionnalisation que serait adressé le reproche de la nouvelle historiographie du cinéma mais bien à une extension de cette dernière, dans son affinité plus prononcée avec le courant structuraliste duquel Metz rejetait les courants les plus intransigeants.36 Cette solution à une crise de la théorie du cinéma que le mouvement de la nouvelle historiographie du cinéma propose de donner a donc des airs franchement familiers : elle n’est pas étrangère aux protestations et solutions qu’amenait Metz en 1971. Cette crise n’a donc rien de très nouveau.

Or, contrairement au projet global de la sémiologie du cinéma et la filmologie, plutôt que de favoriser la division des tâches dans l’espoir d’une synthèse future, la nouvelle historiographie du cinéma désire remplacer ni plus ni moins la théorie par l’histoire et tente de cerner le discours théorique dans sa totalité en le raffinant selon la seule perspective historique. Ce raffinement servirait donc à synthétiser le fait filmique – étude formelle – au fait cinématographique – étude historique. Les Gaudreault, Gunning, Bordwell et cie prétendent avoir établi un modèle théorique qui établit ce qu’est une idée de la théorie au sens où l’entend Odin, c’est-à-dire une théorie :

35 La plus célèbre analyse textuelle à cet égard demeure celle du film de Hitchcock « The Birds » par Raymond Bellour.

(Voir Bellour 1979)

36 Gaudreault parle très peu de Metz dans CA, mais David Bordwell semble quant à lui démontrer une affection

particulière pour le « premier Metz » :

« Occasionally semiotic and postsemiotic theory has addressed compositional issues, as in Metz’s outline of the Grande Syntagmatique and Wollen’s discussion of Godard’s « counter-cinema ». In some of these cases, poetics remains secondary to hermeneutics; nonetheless these writings show that the construction of implicit and symptomatic meaning can coexist with the study of form and style in given historical circumstances » (Bordwell 1989, p.267).

Il n’en demeure pas moins que Bordwell et cie ont un dédain particulier pour ce qu’ils considèrent comme le « second Metz », c’est-à-dire celui qui publie plus tard son travail psychanalytique du cinéma Le signifiant imaginaire (1977). Nous n’avons pu, pour des raisons d’espace, entreprendre un relevé détaillé de ces ramifications qu’a prise l’idée de théorie de l’institutionnalisation durant les années 70, que nous avons résumé à cette « idée essentialiste de la théorie ». Pour plus d’informations en ce qui a trait à ce qui est parfois catégorisé comme les théories du sujet ou la Grand

Theory voir (Rodowick 2014, chap.21-22-23). Pour l’opinion emblématique de la nouvelle historiographie à ce sujet

83 - qui est complète ;

- qui est falsifiable ;

- et qui démasque l’évidence pour faire apparaître les différents instants du code qui la fonde.

C’est bien ce que cette idée de théorie propose quand elle exige de l’historien du cinéma moderne de revoir ses préjugés de continuité, de linéarité et de perfectionnement en remettant en question le primat de l’étude diachronique en histoire : « Si nous admettons que l’évolution est un changement du rapport entre les termes du système, c’est-à-dire un changement de fonctions et d’éléments formels, [alors] l’évolution se trouve être une « substitution » de systèmes » (Tynianov cité dans Gaudreault et Gunning 1989, p.56, nous soulignons). De cet avancement de la théorie de l’histoire, on doit ensuite remettre en question le primat de l’étude synchronique en théorie : « il doit être possible d’étudier en coupe synchronique une phase de l’évolution littéraire, d’articuler en structures équivalentes, antagoniques et hiérarchisées la multiplicité hétérogène des œuvres simultanées et de découvrir ainsi dans la littérature d’un moment de l’histoire un système totalisant » (Jauss cité dans Gaudreault et Gunning 1989, p.57, nous soulignons). Devant ces « grandes théories » qui expliquent et englobent tout, l’histoire du cinéma propose de se recentrer sur l’étude du film lui-même et décrète qu’elle est le seul point de vue méthodologique qui puisse y arriver convenablement, contrairement à une étude du cinéma selon la linguistique ou une étude du cinéma selon la psychanalyse, etc., qui impose leur modèle de l’extérieur. L’approche historique serait d’une certaine façon exempte de cadres de référence trompeurs et serait la seule solution à une théorie qui émane vraiment des films et de ceux qui les font. Elle est ouverte à des contre-exemples et est donc démonstrative plutôt qu’interprétative, c’est-à-dire qu’elle permet le raffinement des hypothèses par recherches empiriques futures37. Une théorie interprétative

37 Une hypothèse est donc très souvent appelée à être raffinée par de nouvelles recherches d’archives, par exemple :

« Et l’on sait que L’histoire d’un crime est, justement, une « vue phare » de l’époque. Dans la mesure où il est accompagné d’une déclaration non équivoque de la part de la société Pathé, le cas de ce titre n’est pas qu’un simple exemple parmi d’autres. Il faudrait, dans la suite de cette recherche, faire une analyse du discours tenu par la société, notamment dans ses catalogues, pour voir si la tendance ici évoquée se maintient vraiment » (Gaudreault 2008, p.164-165, nous soulignons).

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psychanalytique, par exemple, ne pourrait que questionner une théorie interprétative linguistique du cinéma, elle ne pourrait pas la falsifier. L’idée de théorie du cinéma d’après l’histoire ne cherche donc pas à localiser une définition globalisante du cinéma, mais des définitions de différents systèmes totalisants : si ces systèmes sont historiques, les cadres de références doivent l’être aussi. Selon cette approche synchronique de l’histoire, on se situe alors dans un degré d’abstraction médian : « supérieur à celui du texte singulier ; supérieur même à celui des genres, des écoles et des œuvres mais à un niveau d’abstraction inférieur à celui de la langue cinématographique conçue comme une construction logique et a-temporelle [sic] » (Ibid, p.57). Ainsi, on se permet de ne pas être aveuglé par un cadre de référence unique qui masque l’évidence en proposant l’étude des différents contextes qui permettent différents « instants du code » (Ibid, p.53).