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XII. (S’) Ouvrir (à) l’objet

XII.3. La figure cinématographique de la pensée

Pour appréhender une figure cinématographique de la pensée, donc, nous avons besoin d’une idée de la théorie du cinéma qui est en mesure d’appréhender le mouvement de la pensée

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que l’œuvre organise, d’une idée de la théorie du cinéma qui est en mesure de conceptualiser ce que le cinéma suscite. C’est cette forme de vie artistique, et plus précisément cette forme de vie du cinéma, que le concept de cinéma-en-tant-que-média n’est selon nous pas en mesure d’appréhender, et qui le rend ainsi déraisonnable. Chez Gaudreault, comme nous l’avons vu (chap. XI.2), un média est une instance institutionnelle qui fédère différents médias dans le temps, « une sorte de bricolage évolutif de séries culturelles « fédérées » qui se refléteraient à travers un prisme identitaire dont l’existence ne serait que temporaire » (Gaudreault et Marion 2013, p.213). Pour comprendre le mouvement de cette logique de sens du cinéma-en-tant-que-média, il ne s’agit pas de rendre compte de la succession des systèmes totalisants en tant que composantes diachroniques et spatiales de l’histoire du cinéma qui aurait une logique bêtement linéaire ; il s’agit plutôt de rendre compte de ce qui conditionne le bricolage évolutif dans et entre les systèmes totalisants, de rendre compte de la logique de leur intervalle, en tant que l’intervalle est une figure avec une durée quantifiable (Rodowick 2015, p.165). La présentation du temps dans le concept de cinéma-en-tant- que-média réside dans un bricolage évolutif que conditionne une forme empirique du temps, où la totalité de l’histoire du cinéma dépend du bricolage qui le rapporte au mouvement de la fédération des médias (Deleuze 1985, p.355). Les systèmes totalisants sont ici définis par des divisions rationnelles, où la fin d’un système est en continuité avec le début de celui qui suit, tel que l’illustrent les frères Pathé chez Gaudreault en tant qu’ils représentent à la fois la fin de l’ère de proto-institutionnalisation et le début de l’ère d’institutionnalisation différentielle58. Ainsi, les systèmes totalisants sont commensurables avec le tout absolu de l’histoire du cinéma qui se déroule selon un principe d’association et de contiguïté certes évolutif, mais rationnel : nous n’appréhendons pas directement le système - ou l’œuvre par rapport au système - dans son immanence, mais plutôt dans les relations de logiques sociales qui gouvernent la formation, la succession et l’expansion de ces systèmes à des degrés variables59 (Rodowick 2015, p.165). Les systèmes totalisants ou les fédérations médiatiques s’inscrivent toujours dans un futur de l’objet

58 En ce qui concerne la « mutation numérique » on peut également clairement voir dans LFC comment la télévision

joue un rôle similaire dans la transition entre l’institutionnalisation et la néo-institutionnalisation du cinéma. (Voir Gaudreault et Marion 2013, chap. 6, p.179-210)

59 Ainsi, l’analyse formelle de l’œuvre est elle aussi une analyse de pratiques sociales. Il est intéressant de constater à

cet égard que Gaudreault et Giddens citent tous les deux le même chapitre du livre Pour une esthétique de la réception [1978] de Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire ». Dans les deux cas, l’apport de Jauss vise à soutenir une approche où la production d’un texte est faite selon un horizon d’attente précis, où le dégagement de « l’arrière-plan » contextuel est considéré comme une approche à privilégier pour l’analyse textuelle et l’étude d’un objet culturel. (voir chap.X.4)

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d’étude « cinéma » qui est un état de choses actuel et actualisable, un Tout de l’objet d’étude qui actualise toujours des systèmes totalisants et totalisables : « que dire de plus » nous dit Gaudreault dans un calme qui détonne des débats virulents sur la mort du cinéma, « sinon que le cinéma est vraiment différent qu’il ne le fut naguère ? » (op.cit. Gaudreault 2013 p.93). L’image de la pensée du concept de cinéma-en-tant-que-média suppose l’objet d’étude « cinéma » en tant que totalisation ouverte qui engendre une volonté de pouvoir qui suppose un modèle de Vérité comme totalisation60. De plus, l’image du cinéma est ici considérée comme une image analogique qui représente le monde en réinvoquant un passé, en représentant la logique des intervalles de l’histoire du cinéma qui se fait.

Or, dans une conception du cinéma-en-tant-qu’expression-d’art, le Tout de l’objet d’étude « cinéma » est virtuelle ( = la vie virtuelle du film) : il correspond à la dimension du bricolage lui- même selon qu’il est une forme de devenir, et non selon qu’il représente la logique des intervalles de l’histoire du cinéma. Le futur de l’objet d’étude « cinéma » correspond à une durée ouverte qui n’appartient pas à un état de choses actualisable (Rodowick 2015, p.167). Les différents films et systèmes in-totalisants du cinéma-en-tant-qu’expression d’art y sont donc organisés par des divisions irrationnelles qui forcent la dissociation plutôt que l’association des oeuvres ; le bricolage est interstitiel et le système in-totalisant ne fait plus partie d’un tout intégratif, c’est-à-dire que chaque film et chaque système se vaut pour lui-même, n’étant jamais le début ou la fin d’un autre : les systèmes sont alors « attachés » entre eux en tant qu’espaces déconnectés (Ibid, p.169). Le temps est alors plutôt considéré en tant que force virtuelle qui déconnecte les espaces, cet « entre- temps », cette incommensurabilité du temps et de l’espace à chaque division irrationnelle, à chaque apparition du nouveau. L’histoire du cinéma en-tant-qu’expression-d’art est incommensurable avec son Tout, l’intégration d’un nouveau système ou d’une nouvelle oeuvre ne s’harmonise pas

60 D’où l’importance pour Gaudreault du concept de Triple naissance des médias (voir 2013, chap.5 p.149-175) et du

concept d’ « ipséité » qu’il emprunte à Paul Ricoeur :

« Dans la conception que nous défendons, l’identité doit être entendue dans le sens suggéré par Paul Ricoeur. Elle doit s’inscrire, en effet, dans une perspective résolument généalogique, ancrée dans cet état de transformation permanente qui se trouve au cœur du principe ricoeurien d’ipséité et qui offre la possibilité de dépasser quasi dialectiquement l’antithèse du même et du différent. Cette dimension d’ « ipséité » signifie qu’une identité médiatique est en partie composée de traits permanents mais que, dans un mouvement inéluctable, tout média se voit engagé dans un processus de constante évolution » (2013, p.159). (Voir Ricoeur 1990)

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avec l’extension de l’objet d’étude « cinéma » : avoir une histoire de son être socialisé, ce n’est déjà pas si mal, mais ce n’est pas une histoire adéquate – raisonnable - des images.

Dans le concept de cinéma-en-tant-que-média, l’extérieur, l’histoire du cinéma, c’est le référent (= théorie du cinéma d’après l’histoire) : l’intervalle y est alors mesuré selon une commensurabilité où le Tout est l’actualisable, où le média se développe synchroniquement à travers des relations de continuité et de contiguïté et diachroniquement à travers les relations de différenciations suivi de l’intégration (Ibid, p.171). Le cinéma-en-tant-qu’expression-d’art considère plutôt le film comme une force de simulacre, ce dernier ne s’intégrant pas dans un monde totalisable de l’objet d’étude dans lequel l’analyse formelle et le contexte de production de l’œuvre offriraient des critères vrai ou faux à l’interprétation de l’être de l’œuvre. L’image du cinéma est ici comprise en tant qu’elle est modulante plutôt qu’analogique, telle que l’analyse Rodowick :

« If works of art are monuments in Deleuze’s sense, events that conserve or preserve sensations in a durée no matter how long or short, they must interrupt or overflow repetition, not by reinvoking the past but by amplifying attentiveness to the infinite reserve of new becoming in the present […] » (Ibid, p. 177).

L’intervalle irrationnel n’est pas une figure spatiale, car elle ne se définit pas par les formes particulières ou générales de son état de choses actualisé et ne peut donc s’intégrer au Tout totalisable de l’histoire du cinéma : « irrational divisions are not spatial […] they open onto what is outside of space yet immanent to it : the anteriority of time and space, or virtuality, becoming, the fact of returning for that which differs. Virtuality, or difference in itself as force, defines time as the Outside » (Ibid, p.171).

La philosophie d’après le cinéma, donc, s’intéresse à l’éthique de l’invention et de l’interprétation artistique, c’est-à-dire non pas à la morale du système transcendantal de l’histoire du cinéma qui vient cerner l’objet d’étude « cinéma » selon certaines valeurs auxquelles nous nous conformons ou devant lesquelles nous constatons le manque, mais plutôt l’évaluation de nos dilemmes quotidiens d’interprétation, de compréhension, d’évaluation et d’obtention de consensus (Ibid, p.93), auquel le film, si on s’ouvre à lui, est particulièrement apte à nous confronter dans ses affects qui nous concerne. L’œuvre d’art, le film en tant qu’expression d’art, c’est avant tout un possible : il nous offre ces mondes possibles qui peuplent chaque « entre-

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temps » de chaque instant, cette possibilité que nous ayons de retrouver un chemin vers la pensée, de se repositionner autrement.