• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Victimes méritantes, futurs citoyens ou dégénérés monstrueux ?

3.2 De futurs citoyens à redresser, guérir et développer

3.2.2 Une rhétorique du redressement et de la guérison

Lřidéologie de la guérison se reflète de façon flagrante dans le matériel publicitaire de la Société de secours aux enfants infirmes. Dès sa création, elle adopte la devise « Surge ambula », locution latine tirée des évangiles qui signifie « lève-toi et marche ». Que ce soit au sens propre ou métaphorique, la Société aide les enfants paralysés à se « redresser », comme lřindique la figure 7 reproduisant un dépliant de 1943, qui décrit son rôle en ces termes : « pour le relèvement physique et moral de nos petits infirmes ». Ce descriptif sřaccompagne dřune photo datant de 1932 de Claire et Maurice, deux bébés alités qui semblent transportés dřurgence dans une ambulance. Photographiés à nouveau en 1943, les enfants se tiennent tous deux debout, fiers et droits, la fillette portant des bottines orthopédiques et le garçon sřappuyant sur une béquille. Ce dépliant traduit une perception de lřenfant comme un être malléable et influençable qui devra donc être guidé par des adultes bienveillants : « the child can be fashioned and shaped and influenced so that you can make almost anything out of it », souligne à cet égard le président Alphonse Brodeur lors de la première assemblée annuelle de

42 Ellen Barton, « Textual Practices of Erasure : Representations of Disability and the Founding of the United Way », dans James Wilson et Cythia Lewiecki-Wilson, dir., Embodied Rhetorics. Disability in Language and Culture, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2001, p. 173-175.

lřorganisme en 193143. Cette image de lřenfant comme un être à modeler est particulièrement évocatrice du discours pédiatrique de la puériculture qui sřélabore à partir des années 193044.

Figure 7 Ŕ Dépliant de la SSEIQ « Pour le relèvement physique et moral de nos petits infirmes », 1943

Source : ASSEIQ, 1943.

Effectuant une analogie avec la botanique, le président Brodeur reprend lřidée de « redresser » les membres des petits protégés, comme de jeunes pousses à lřaide dřun tuteur. « You can bend a sapling tree and make it grow straight », declare-t-il45. Il convient toutefois dřagir promptement dès la tendre enfance car il sera difficile de corriger lřinclinaison dřun arbre arrivé à maturité : après un certain âge, « it is beyond the chance of recovery », conclut Brodeur. Cette allégorie botanique est fort révélatrice de la mentalité face à la pédagogie du « corps redressé » qui sřexprime dès le XVIIIe siècle avec les premiers balbutiements de

43 ASSEIQ, PV, 30 avril 1931.

44 Julie Noël, Histoire d’une profession disparue : les puéricultrices du Québec, 1925-1985, mémoire de M. A. (histoire), Université de Montréal, 2015.

lřorthopédie, comme lřétudie Vigarello. Dans son ouvrage L’orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger dans les enfants les difformités du corps de 1749, un des précurseurs de cette spécialité, Nicolas Andry, compare également la mesure disciplinant le corps et le tuteur redressant un arbuste courbé; il sřagit donc « de redresser les corps, de corriger les postures, de discipliner les comportements »46. Lřétymologie même du mot « orthopédie » renvoie aux termes « droit » et « pédagogie », et donc à lřenseignement dřune posture droite. Vigarello note que cette pédagogie de la posture reprend aussi la notion de modelage des corps, lřenfant étant destiné à être « façonné », pétri, modelé47. En amenant ses protégés à une posture verticale à lřaide dřappareils orthopédiques (béquilles, attelles), le président de la SSEIQ espère donc implicitement leur permettre dřacquérir des valeurs morales de confiance et de courage.

Le président Alphonse Brodeur exprime aussi une croyance triomphaliste face aux promesses de la science, soutenant que les enfants peuvent être guéris et que « there is nothing impossible in the world today in the physical sciences »48. Il proclame sa « foi » face aux progrès médicaux en ces termes : « Miracles are performed every day in medical science and let us at least give the boy and the girl a chance to walk the road of life on straight limbs ». Le discours présente le handicap comme « a condition that with hard work and treatment may be overcome », analyse à cet égard Sheila Moeschen dans son ouvrage sur lřhistoire des collectes de fonds pour les personnes handicapées aux États-Unis49. Cette perception est omniprésente, à la fois dans les campagnes publicitaires des associations philanthropiques et la littérature enfantine, qui relate depuis le XIXe siècle le destin dřenfants miraculeusement guéris. Songeons à Clara, lřamie de Heidi dans le populaire récit de Johanna Spyri, subitement privée de son fauteuil roulant, qui parvient à se relever et à marcher, lors dřun voyage à la montagne. Les cures miraculeuses dans les récits pour enfants témoignent de la perception du handicap comme une phase transitoire susceptible dřêtre dépassée grâce à la foi et la bonne volonté50. Selon Rosemarie Garland-Thomson, en mettant lřaccent sur le redressement des membres à

46 Georges Vigarello, Le corps redressé, histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Armand Colin, 2004, 2e édition, p. 17-18.

47 Ibid., p. 23. 48 Ibid.

49 Sheila Moeschen, Acts of Conspicuous Compassion: Performance Culture and American Charity Practices, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2013, p. 78.

lřaide dřappareils orthopédiques (attelles, corsets) plutôt quřune acceptation dřune mobilité différente (au moyen dřune chaise roulante), lřidéologie de la guérison « reduces the cultural tolerance for human variation and vulnerability »51. Ces miracles peuvent aussi être obtenus grâce aux traitements offerts par la physiothérapie ou lřorthopédie. Ainsi, un article paru en 1950 explique que lřAssociation de paralysie cérébrale du Québec, nouvellement fondée, « confie aux recettes souvent miraculeuses de la physiothérapie les membres impuissants ou atrophiés de nombreux enfants de tous les âges et de tous les quartiers »52. Outre les traitements ou la chirurgie, lřappareillage des membres paralysés ou atrophiés à lřaide de prothèses constitue souvent une véritable panacée dans le discours. Plusieurs sources insistent sur le fait que des membres artificiels redonnent à des enfants amputés ou nés avec une malformation la possibilité de marcher. « Ce qui compte, cřest quřelle puisse marcher, point nřest besoin dřinsister », peut-on lire dans un texte du quotidien La Presse en 1952, relatant le destin dřune fillette secourue par la Société de secours aux enfants infirmes53. Ce discours insistant sur la « verticalité » à tout prix laisse planer sur les enfants se déplaçant en fauteuil roulant un sentiment dřéchec puisquřils ne répondent pas à cet idéal héroïque.