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Les enfants et les maladies de la difformité en Occident (XIX e début XX e siècle)

Chapitre 4 : Une enfance « aux petits soins » : dépister, traiter, réadapter

4.1 Les enfants et les maladies de la difformité en Occident (XIX e début XX e siècle)

Longtemps considérés comme incurables et relégués à une prise en charge par des philanthropes ou des œuvres de bienfaisance, les enfants difformes constituent une nouvelle clientèle pour une discipline médicale en plein essor à partir du XIXe siècle : lřorthopédie. Le terme orthopédie lui-même, qui apparaît au siècle des Lumières sous la plume du chirurgien français Nicolas Andry, renvoie à cette clientèle enfantine : du grec orthos, droit et paidos

« enfant » ou « pédagogie », il désigne lřensemble des méthodes visant à « prévenir et corriger dans les enfants, les difformités du corps ». Un intérêt médical pour le corps infirme « curable » se développe au cours du XIXe siècle, en lien avec les idées progressistes qui mettent de lřavant la notion dřutilité sociale et de rentabilité du capital humain. Cette nouvelle préoccupation à lřégard de lřenfance, abordée dans le chapitre 2, sřeffectue aussi dans la foulée du mouvement hygiéniste qui vise la prévention de la dégénérescence mentale ou physique, thème alors récurrent, et la revitalisation ainsi que le redressement des corps jeunes. Comme le démontrent les travaux précurseurs de Mariama Kaba sur lřhistoire du handicap en Suisse romande (francophone), « cřest dřabord autour du corps de lřenfant que se développent des pratiques et des techniques médicales dans le giron de lřorthopédie qui par la suite sřétendront aux autres âges de la vie »3.

Père de lřorthopédie, Jean-André Venel fonde le premier institut orthopédique en 1780 en Suisse romande où il prône une approche médicale, sans intervention chirurgicale, conjuguée à un appareillage et à divers traitements (hydrothérapie, massage). Il se distingue surtout par le traitement des pieds bots à lřaide de lřattelle qui porte son nom, le « sabot de Venel » et invente un lit à extension pour traiter les déviations de la colonne vertébrale quřil fabrique dans son atelier adjacent à son institut4. Lřorthopédie clinique se structure et tente de sřimposer comme spécialité à part entière pendant cette période, puisant ses connaissances dans divers champs, tant médical, chirurgical que technique (hydrothérapie, mécanothérapie, massages) et même artisanal (confectionneurs dřappareillages orthopédiques issus de divers corps de métiers, comme les bandagistes, mécaniciens ou horlogers)5. Plusieurs controverses éclatent entre les apôtres de méthodes opposées, notamment entre le médecin français Jules Guérin, prônant lřintervention chirurgicale (ténotomie), et le médecin orthopédiste Henri- Victor Bouvier, ardent défenseur de techniques de redressement jumelées à des exercices de gymnastique. Comme le souligne Grégory Quin, « cřest sur la base de ces oppositions et controverses méthodologiques que lřinterchamp orthopédique va se développer dans les années 1830-1840 »6. Lřaffirmation et lřimplantation de lřorthopédie comme une véritable

3 Mariama Kaba, Malades incurables, vieillards infirmes et enfants difformes…, p. 258. 4 Ibid., p. 291.

5 Ibid., p. 285.

6 La ténotomie désigne la méthode chirurgicale pour le traitement des déviations, utilisant notamment les sections de muscles ou de tendons. Grégory Quin, « Genèse et structure d'un interchamp orthopédique

spécialité du champ médical se réalise avec la création, en 1901, de la première chaire de « clinique chirurgicale et orthopédique » à lřHôpital des Enfants malades de Paris7. De nombreux instituts orthopédiques accueillant des enfants ouvrent leurs portes tout au long du XIXe siècle à travers lřEurope et aux États-Unis8. Les pionniers de lřorthopédie font leurs premières armes dans les établissements ouverts à lřinitiative des philanthropes, comme les hôpitaux-écoles pour jeunes infirmes décrits dans le second chapitre. Les techniques développées au Chailey School and Hospital auprès des enfants, notamment par lřorthopédiste anglais Robert Jones, augmenteront la survie des blessés sur le champ de bataille de façon exponentielle lors de la Grande Guerre9. Comme lřexplique Seth Koven, la philosophie dřintervention dans les instituts pour enfants, basée sur la chirurgie et les traitements (massages, physiothérapie) auxquels se conjuguent exercices physiques et ateliers de travail, sera transposée auprès des vétérans et servira de fondements à la réhabilitation des adultes invalides10.

Alors que les savoirs se développent, certaines causes de difformités juvéniles sont désormais lřobjet dřinterventions médicales ou chirurgicales. Parmi ces affections du corps infirme désormais considérées comme « curables » figurent en tête de liste les déviations de la colonne vertébrale et le pied bot. Ces déformations souvent congénitales sont courantes chez les enfants et elles ont fait couler beaucoup dřencre chez les médecins cherchant à y remédier depuis des temps anciens, remontant même aux textes hippocratiques. Le pied bot (« bot » signifiant en vieux français « émoussé », « arrondi ») est une déformation du pied le plus souvent présente à la naissance qui empêche le membre de prendre contact avec le sol par ses (première moitié du XIXe siècle): Contribution à l'histoire de l'institutionnalisation d'un champ scientifique », Revue d'histoire des sciences, vol. 64, no 2 (2011), p. 338.

7 Grégory Quin, « Le sexe des difformités et la réponse orthopédique (1819-1862) », Genre & Histoire, no 4, (printemps 2009) https://journals.openedition.org/genrehistoire/523 (page consultée le 18 mars 2016). 8 Pour la France, voir Grégory Quin et Jacques Monet, « De Paris à Strasbourg: L'essor des établissements

orthopédiques et gymnastiques (première moitié du XIXème siècle) », Histoire des sciences médicales, vol. 45, no 4 (2011), p. 369-379. Pour la Grande-Bretagne, voir notamment Roger Cooter, Surgery and Society in Peace and War: Orthopaedics and the Organization of Modern Medicine,1880-1948, Hampshire, Macmillan Press, 1993, ainsi que Seth Koven, « Remembering and Dismemberment… », p. 1167-1202. Sur lřhistoire de la réadaptation aux États-Unis, voir Glenn Gritzer et Arnold Arluke, The making of rehabilitation: A political economy of medical specialization, 1890-1980, Los Angeles, University of California Press, 1989.

9 La pose dřune attelle lors du transport des blessés par fractures permet de diminuer la mortalité causée par fractures de 80% en 1916 à 20% seulement en 1918. Cette technique avait été introduite par Robert Jones auprès des enfants au tournant du XXe siècle lors de son implication dans les instituts philanthropiques. Voir Seth Koven, « Remembering and Dismemberment … », p. 1187.

points dřappui normaux. Cette malformation congénitale bénigne pouvait être rectifiée par la chirurgie depuis 1831 alors que le chirurgien allemand Louis Stromeyer effectue la première ténotomie et développe la technique avec lřorthopédiste anglais William John Little, lui- même atteint de cette affection11. Non traitée, elle entraîne une incapacité physique puisque les enfants qui en sont affligés boitent, en plus de subir une déviation de la colonne vertébrale. Divers traitements mécaniques et des appareillages (machines redresseuses, lits à extension, corsets orthopédiques) sont aussi inventés à la même époque pour traiter la scoliose et la luxation congénitale de la hanche.

Ces affections congénitales ne représentent pas la majorité des causes dřincapacité physique des enfants qui sont davantage dues à des facteurs externes étroitement liées à des conditions de vie précaires, au moins jusquřaux années 1930. Lřextrême indigence se présente souvent comme la cause même de lřinfirmité, une situation dřailleurs identifiée et décriée par les philanthropes, comme nous lřavons vu au chapitre 2. Ainsi, les maladies les plus courantes causant une infirmité motrice chez les enfants des classes populaires sont la tuberculose des os ainsi que le rachitisme. Maladie infectieuse, la tuberculose osseuse prolifère alors dans les taudis surpeuplés. Chez les enfants, cette forme de tuberculose atteignant les os, les jointures et les glandes était plus répandue que la tuberculose pulmonaire et elle se transmettait par le lait non pasteurisé ou par la viande infectée par la souche bovine de la maladie12. Aussi appelée « mal de Pott », elle demeure la première cause dřinfirmité chez les écoliers londoniens, représentant 40 % des cas en 1911, comme le démontrent les travaux de Roger Cooter13. Autre « maladie de la misère », le rachitisme est dû à une carence en calcium, en magnésium et en vitamine D, se traduisant par des déformations du squelette, courbant anormalement les os des membres inférieurs. En lřabsence de soins et dřune alimentation appropriée, le rachitisme pouvait entraîner une incapacité motrice permanente. Toujours selon Cooter, il représente plus de 10 % des cas dřinfirmité chez les écoliers anglais, en 1911. Lřexistence dřétablissements spécialisés pour les rachitiques en Europe au XIXe siècle, tels

11 Roger Cooter, Surgery and Society in Peace and War…, p. 14

12 Mary-Anne Poutanen et Valerie Minnett, « Swatting Flies for Health: Children and Tuberculosis in Early Twentieth-Century Montreal », Revue d’histoire urbaine, vol. 36, no 1 (automne 2007), p. 33. La tuberculose osseuse est aussi appelée Mal de Pott, du nom du chirurgien anglais Percival Pott qui établit en 1779 le lien entre la tuberculose et diverses affections de la colonne vertébrale. Mariama Kaba, Malades incurables, vieillards infirmes et enfants difformes…, p.274.

lřInstitut de charité pour rachitiques de Milan ou les « hospices pour enfants malades, rachitiques et valétudinaires » dans les principales villes belges témoigne de la prévalence de cette pathologie comme cause de handicap chez les enfants14. À partir des années 1920 et même dans les années 1930 en dépit de la Crise économique, la tuberculose osseuse et le rachitisme font moins de ravages dans les familles indigentes, en raison de divers facteurs, dont lřamélioration des conditions de vie (logements, alimentation, pasteurisation du lait) conjuguées aux mesures de dépistage des cas de malnutrition et de la tuberculose, notamment par les services dřhygiène dans les écoles des villes européennes. En parallèle, la poliomyélite atteint cependant des taux épidémiques dans les grandes villes occidentales. De façon plus marquée après la Deuxième Guerre et jusquřà lřapparition du vaccin Salk-Sabin au début 1960, la poliomyélite devient la cause majeure de déficience motrice chez les enfants, occasionnant aux États-Unis la paralysie de 10 000 enfants par année au plus fort des épidémies15. Cette situation touche aussi le Canada et le Québec, comme le présente la prochaine section.

4.2 Catégoriser, recenser et diagnostiquer : les causes de la