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Chapitre 3 : Victimes méritantes, futurs citoyens ou dégénérés monstrueux ?

3.2 De futurs citoyens à redresser, guérir et développer

3.2.3 Un « capital humain » à développer

Membres de lřélite libérale, les philanthropes de la Société de secours aux enfants infirmes estiment que lřaide procurée doit avoir un objectif ultime : celui de permettre à ces enfants de devenir de bons citoyens. Ils partagent donc une vision à la fois sentimentale et utilitaire de lřenfance avec les organisateurs des campagnes de souscription de lřhôpital Sainte-Justine, comme lřont démontré les recherches de Denyse Baillargeon. Au-delà de sa dimension sacrée et inestimable, lřenfant « devait aussi être sauvegardé parce quřil incarnait lřavenir de la nation qui avait besoin de lui pour prospérer », explique lřhistorienne54. Lřobjectif de lřAssociation catholique de lřAide aux infirmes, décrit dans le rapport annuel de 1934, témoigne de cet accent mis sur lřimportance dřoutiller les enfants pour leur avenir :

51 Rosemarie Garland-Thomson, « Integrating Disability, Transforming Feminist… », p. 87. 52 ASSEIQ, « La réhabilitation du petit paralysé », La Presse 23 février 1950.

53 ASSEIQ, « De lřasile sans issue à une vie grande ouverte ! », La Presse, 15 février 1952.

54 Denyse Baillargeon, « Sauver lřenfant pour sauver la nation : les campagnes de souscription de lřHôpital Sainte-Justine pour enfants de Montréal, 1928-1950 », communication présentée lors du congrès international des sciences historiques, Jinan, août 2015, p. 11.

« Ensoleiller leur vie en ouvrant devant eux, par lřinstruction religieuse et profane, un horizon autre que la perspective dřune constante impuissance due à leur état physique. Telle est notre devise »55. Plusieurs articles publiés dans les quotidiens montréalais insistent sur ce lien entre le soutien apporté aux enfants handicapés et leur rôle futur dans la société. « Aider un enfant infirme, cřest lui permettre de devenir un bon citoyen » peut-on lire dans le quotidien La Patrie, le 24 septembre 195356. Par le biais de lřinstruction, de lřapprentissage dřun métier et la création dřagences de placement, les jeunes handicapés deviendront des citoyens actifs. « Non seulement il faut songer à corriger les défauts physiques et moraux des infirmes, mais il faut également mettre ces infirmes en mesure de gagner leur vie honorablement en leur enseignant un métier qui les empêchera de se considérer comme les parias de lřexistence », souligne lřabbé Tricot, un prédicateur réputé dont les propos sont rapportés dans les journaux57.

Les philanthropes perçoivent leurs pupilles comme un « capital humain » à secourir et encadrer en raison de leur potentiel futur pour lřavenir du pays. Comme lřexprime le président en ces termes évocateurs lors de la première assemblée de lřœuvre en 1931 : « We all feel responsible for the roads of our Province and we try to take the crooks and the angles and the bends out of the roads. We are trying to make the roads of the Province of Quebec straight. Is it more important to have straight roads than to have children with straight limbs ? »58, demande-t-il. Ce parallèle entre la voirie de la province et les enfants de la polio est fort révélateur de la conception que les philanthropes entretiennent face à leurs protégés. Si ces enfants doivent être secourus, soignés, voire « redressés », cřest au nom de la charité et dřun devoir moral, mais aussi parce quřils représentent un « capital humain ». Comme lřa démontré Denyse Baillargeon, les promoteurs des campagnes de souscription de lřhôpital Sainte-Justine effectuent ce même rapprochement entre la préservation des ressources naturelles de la province et la protection de la santé des enfants, clairement perçus comme le « bien » le plus précieux à conserver59.

55 ASGM-L100-J1 Établissements Notre-Dame, bibliographie, RA, 1935, p. 1. 56 ASSEIQ, s.t., La Patrie, 24 septembre 1953.

57 ASSEIQ, « Les enfants infirmes », La Presse, 24 avril 1933. 58 ASSEIQ, PV, 30 avril 1931.

59 Denyse Baillargeon, « Sauver lřenfant pour sauver… », p. 12. Comme lřexplique lřhistorienne, lřaccent mis sur le « capital humain », expression popularisée par lřabbé Lionel Groulx, sřeffectue dans un contexte de lutte nationaliste. La lutte contre la mortalité infantile des Canadiens français à laquelle participe notamment

Une autre préoccupation est évoquée sous le couvert de la « correction des défauts moraux des infirmes » : celle de prévenir la délinquance éventuelle par le travail. Dans un article publié à lřoccasion dřune assemblée spéciale de la Société des enfants infirmes, la question suivante se pose : « Plusieurs enfants infirmes comparaissent en Cour des jeunes délinquants, la Société doit-elle avec la permission du juge prendre soin de ces enfants ? »60 Lors dřun congrès régional de lřorganisme en 1949, lřéminent orthopédiste de lřhôpital Sainte-Justine et membre du conseil dřadministration de la SSEIQ, le Dr Calixte Favreau, sřadresse à lřassemblée en prônant la nécessité de cette œuvre au nom dřun « devoir social ». Outre lřimportance de lřéducation et dřune formation professionnelle, le médecin affirme que « lřinfirme réhabilité a droit à une place dans la vie active du pays. Il faut convaincre les employeurs que lřinfirme peut, veut et doit servir »61. Cette insertion socio-professionnelle doit notamment sřeffectuer, selon le Dr Favreau, afin de prévenir lřattrait dřidéologies comme le communisme chez les jeunes handicapés. Le médecin cite à cet égard le « cas » dřun ancien patient devenu communiste militant car ce parti lui a procuré du travail. Ces propos évoquent la crainte quřun enfant handicapé (un garçon en particulier) laissé à lui-même sans soins ou réhabilitation adéquate ne dévie du droit chemin et ne devienne un adulte marginal, non productif ou pire encore, une menace potentielle pour la société. Comme nous le présenterons en détail dans le chapitre 6, les philanthropes apportent une solution à cette propension des garçons infirmes à céder à des pulsions criminelles en organisant des camps dřété où ils apprennent les rudiments de métiers et effectuent des sports qui les valorisent, comme la natation.

Les travailleuses sociales de la SSEIQ interviennent aussi dans les cas de délinquance juvénile comme lřindique le cas de Léopold. Rejeté par sa famille, cet adolescent de 14 ans est jugé à la Cour des jeunes délinquants après avoir été trouvé coupable de vols. Appelée par la cour juvénile, la travailleuse sociale de la Société de secours visite le garçon en prison où elle constate son état physique lamentable, une atrophie à la jambe le faisant boiter fortement. La SSEIQ défraie lřopération chirurgicale qui lui permet dřaméliorer sa démarche et

lřhôpital Sainte-Justine vise à éviter la saignée au sein de la population francophone, afin de lui permettre de « dominer » les anglophones, du moins en nombre.

60 ASSEIQ, « Une œuvre admirable en faveur des enfants infirmes », La Patrie, 5 décembre 1931. 61 ASSEIQ, « Réhabiliter lřinfirme, premier devoir social », La Presse, 10 mai 1949.

dřentreprendre sa « réhabilitation morale, physique et sociale »62. Grâce à cette réadaptation, « lřinfirme nřest plus un déchet », soutient le Dr Favreau insistant sur lřimportance de mesures permettant lřemploi de personnes handicapées. Lřutilisation de ce terme de « déchet » nřest pas innocente, elle met lřaccent sur lřinutilité de ces individus en lien avec leur productivité et sur la charge permanente quřils représentent pour la nation. Comme le décrit la dernière section, un glissement du discours, de lřinutilité au danger social, peut susciter des représentations très négatives du handicap souvent fondées sur la peur. Ce discours est aussi alimenté par des théories comme celles de la dégénérescence et de lřhygiène mentale.