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Chapitre 4 : Une enfance « aux petits soins » : dépister, traiter, réadapter

4.5 La réadaptation à lřère de lřintervention de lřÉtat québécois : une prise

4.5.3 Philosophie et approche de la réadaptation

Amorcé lors de la conférence socio-économique qui clôt lřAnnée internationale des personnes handicapées de 1981, le vaste chantier de consultations entre lřOPHQ, le milieu associatif et les décideurs aboutit en 1985 avec la publication de la politique dřensemble À part… égale117. Parmi les orientations formulées, cette politique vise lřadoption dřune nouvelle approche théorique pour conceptualiser ces personnes. Développée par lřun des

rédacteurs du document, le chercheur Patrick Fougeyrollas, ce modèle du « Processus de production du handicap » définit le handicap non pas comme une caractéristique intrinsèque à un individu, mais plutôt comme le résultat dřune relation entre des facteurs personnels et environnementaux118. Ce nouveau cadre théorique rompt avec une vision biomédicale du handicap pour proposer une conception axée sur les barrières socioéconomiques et culturelles comme entraves à la participation sociale et à lřintégration des individus. Un tel diagnostic dit « fonctionnel » modifie donc le rôle des traitements de réadaptation : les soins thérapeutiques ne visent pas à « guérir » la déficience, mais plutôt à outiller le « client » pour limiter les effets du handicap sur sa vie quotidienne. La définition de la réadaptation énoncée dans le document À part… égale reflète cet accent sur lřacquisition de lřautonomie et la participation sociale :

Lřintervention dřadaptation ou de réadaptation est le regroupement, sous forme dřun processus personnalisé, coordonné et limité dans le temps, des différents moyens mis en œuvre pour permettre à une personne handicapée de développer ses capacités physiques et mentales et son potentiel dřautonomie sociale 119.

Dans cette perspective, le bénéficiaire est invité à devenir le principal agent de son processus dřadaptation, au moyen dřun outil : le plan de service personnalisé. Cette approche coordonnée se substitue donc à une « réparation parcellaire » et vise en théorie à affranchir le patient de lřautorité médicale puisquřen principe une équipe dřintervenants gravite autour de la personne en vue de lřamener à développer son potentiel120.

En accord avec les principes de normalisation et de désinsitutionnalisation, la politique À part…égale recommande que les ressources et les services assurant le maintien des personnes handicapées dans leur milieu naturel soient priorisées. Ces orientations se répercutent sur le milieu de la réadaptation, modifiant lřorganisation des services à la fin des années 1980. Des programmes renvoyant à un ensemble de dénominateurs plutôt quřà une étiologie stricte sont créés tant au Centre Cardinal-Villeneuve quřà Marie Enfant, comme le

118 Patrick Fougeyrollas, « Processus de production du handicap et lutte pour lřautonomie des personnes handicapées », Anthropologie et Sociétés, vol. 10, no 2 (1986), p. 183-186. Voir aussi La funambule, le fil et la toile: transformations réciproques du sens du handicap, Québec, Presses Université Laval, 2010.

119 Office des personnes handicapées du Québec, À part…égale. L’intégration sociale des personnes

handicapées : un défi pour tous, Drummondville, OPHQ, 1984, p. 107.

programme SACOÉ (suppléance à la communication orale et écrite) ou celui de « positionnement ». Les professionnels de la réadaptation adhèrent à cette approche qui sřétablit comme une philosophie de pratique. Comme le souligne lřhistorien Julien Prudhomme, « parce quřelle constitue un appel vibrant à élargir les perspectives soignantes au-delà des diagnostics classiques, lřapproche fonctionnelle se présente aux paramédicales comme un formidable tremplin pour leurs propres aspirations »121. Les ergothérapeutes en particulier adoptent tôt ce cadre conceptuel qui les amène à orienter leur pratique vers les activités de la vie quotidienne en impliquant les parents ou lřentourage de lřenfant en vue de favoriser son intégration122.

La nécessité de changements de mentalité chez les intervenants pour répondre aux objectifs de ce cadre conceptuel est soulignée dans les actes dřun colloque en réadaptation tenu en mars 1986. Les professionnels du Centre Cardinal-Villeneuve qui y participent concluent : « dans une optique où le bénéficiaire est le co-décideur de services adaptés à ses besoins, lřintervenant doit se faire davantage agent de promotion quřagent de traitement, ce qui implique une forme de « déprofessionnalisation de lřintervention »123. À lřhôpital Marie- Enfant aussi, le compte-rendu de la réunion du conseil multidisciplinaire insiste sur la nécessité de réorienter les unités de vie qui fonctionnent encore selon un modèle médical géré par des équipes de soins infirmiers. Les professionnels estiment que leurs actions doivent davantage permettre le maintien des jeunes dans leur milieu de vie, comme le souligne cette observation consignée dans le procès-verbal : « Il est temps de prendre nous aussi le virage ambulatoire, dřintervenir dans la communauté. Il est temps aussi dřimpliquer davantage les familles dans tout le processus de réadaptation »124. Le document souligne les écarts persistant entre les valeurs promulguées et la réalité sur le terrain, déplorant par exemple lřinégalité de lřaccès aux aides techniques selon lřâge et la subjectivité des critères dřattribution qui ne tiennent pas suffisamment compte des incapacités dans les activités de la vie quotidienne. Un certain cloisonnement des interventions professionnelles selon les disciplines et les luttes de pouvoir entre les paramédicales perdurent en dépit de ces efforts et sřeffectuent au dépend de

121 Julien Prudřhomme, Professions à part entière…, p.153. 122 Ibid., p. 154.

123 AIRDPQ, « Pour un réseau intégré de services. Synthèse des ateliers et recommandations du colloque en réadaptation », mars 1986.

la clientèle125. Au moment où sřarticulent ces principes au début des années 1980, les centres de réadaptation doivent aussi composer avec des compressions budgétaires dans le réseau de la santé qui les contraignent à prendre des décisions administratives visant la rationalisation. Au centre Cardinal-Villeneuve, ces mesures se sont imposées alors que lřétablissement voit une augmentation des demandes dřadmission de bénéficiaires « de plus en plus lourds », sans politique dřembauche dřun personnel supplémentaire, faute de fonds. Un bilan de lřéquipe de direction pour lřannée 1983-1984 évoque à cet égard le sentiment de « sollicitation excessive » parfois même dř« éparpillement » ressenti par le personnel126.

Conclusion

Ce chapitre a permis de dégager trois modes de financement et dřorganisation des soins et des thérapeutiques de réadaptation pour les enfants handicapés au Québec, qui se fondent sur trois « logiques » différentes. Le premier modèle recourt à une « économie sociale mixte » et sřappuie sur une logique dřassistanat. De concert avec les autorités hospitalières, les associations philanthropiques ont appuyé et financé les traitements aux jeunes infirmes, soutenus par une certaine participation des villes et de lřÉtat provincial. Cette combinaison dřune aide publique et privée sřest notamment manifestée dans la lutte contre les épidémies de polio de même que dans lřoffre de traitements aux enfants ayant une déficience motrice cérébrale ou une maladie neuromusculaire. Cette logique dřassistance sera éclipsée par une logique de réparation lors de la tragédie de la thalidomide, alors que le gouvernement fédéral sera directement interpelé et mis en cause. LřÉtat fédéral coordonne et finance alors un programme de réadaptation qui se matérialise en quelque sorte dans la prothèse dont le rôle est hautement symbolique. Toutefois, ces dédommagements ne sřadressent quřà une catégorie et ne touchent pas lřensemble des enfants handicapés au pays. Enfin, avec le changement de paradigme des années 1970 et le mouvement dřexercice des droits, une troisième logique se met en place dans la mise en œuvre des services aux enfants handicapés : une logique sociétale dřintégration. Ce troisième modèle émerge à lřissue de consultations et dřun consensus entre le milieu associatif de défense des droits et lřÉtat providence québécois : la

125 OPHQ, À part…égale…, p. 102.

logique sociétale de participation et dřintégration, reposant sur les notions de droits et de justice sociale à lřégard de lřensemble des citoyens, dont les personnes handicapées « à part égale » et entière. Ce changement de paradigme se répercute sur lřéthique de la réadaptation et son financement, en principe universellement accessible et gratuit pour tous. Toutefois, la crise économique au début des années 1980 entraîne un désengagement progressif de lřÉtat, cřest pourquoi lřapport du secteur privé ne disparaît pas, bien au contraire, le secteur communautaire tend à se substituer aux services publics. Dans ce contexte, le milieu associatif sřorganise afin de tenter de combler les lacunes dans les services offerts aux familles de jeunes handicapés, jouant un rôle essentiel dans une nouvelle forme dřéconomie sociale mixte.

Ainsi, comme le funambule sur son fil, lřimage utilisée par Patrick Fougeyrollas, cet équilibre est extrêmement fragile et risque de basculer à tout moment. En effet, les logiques dřexclusion perdurent et coexistent avec lřidéal de lřinclusion. Ces tensions contradictoires de ségrégation, dřexclusion et dřintégration se manifestent à travers le temps dans les diverses sphères dřactivités des jeunes handicapés, dont la scolarisation, le thème abordé dans le prochain chapitre.