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Chapitre 3 : Victimes méritantes, futurs citoyens ou dégénérés monstrueux ?

3.1 Figures religieuses et sentimentales des enfants handicapés

3.1.1 Saints innocents et petits anges

Ces petits-là […], c’est comme des agneaux que le bon Dieu aurait oubliés sur la terre. Ils comprennent tout, de vrais anges ! (Marie-Claire Blais, Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Éditions du Jour, 1968, p.121).

La citation en exergue de cette première section est tirée du roman Manuscrits de Pauline Archange de Marie-Claire Blais qui relate lřenfance dřune fillette dans le quartier ouvrier de Limoilou à Québec dans les années 1940, œuvre perçue par la critique comme une version romancée de la vie de lřauteure4. Lorsque Pauline et sa mère visitent Émile, dernier- né de la famille « aux bras et aux jambes plus morts que le bois mort », placé en institution en très bas âge, la directrice évoque ses petits pensionnaires en ces termes : « des agneaux » de Dieu, des « anges ». Cette description traduit bien lřune des représentations des jeunes handicapés qui a eu cours au Québec et dans le monde occidental en raison de lřomniprésence de la religion, en particulier catholique. La conception de lřenfance qui prévaut jusquřaux années 1940 dans la province est fortement marquée par les croyances religieuses, car lřÉglise domine alors les secteurs de lřéducation et de la protection de lřenfance5. Comme lřexplique le sociologue André Turmel, le modèle religieux se caractérise par une « double opposition » : la première entre lřâme et le corps, à laquelle se juxtapose la dualité entre la vie et la mort6. Simple enveloppe charnelle, le corps est dévalorisé au profit de lřâme immortelle. Lřâme des enfants infirmes, pure dans son essence, est en quelque sorte perçue comme étant prisonnière

4 Patrick de Rosbo, « Manuscrits de Pauline Archange, le froid de lřenfance », Le Devoir, 14 décembre 1968. 5 Marie-Paule Malouin, L’univers des enfants en difficulté…, p. 56.

dřun corps blessé, comme en témoigne cette description du bébé Émile dans le roman de Blais : « Cela devait être bien étrange dřêtre enfermé dans ce petit corps et de voir toutes ces choses lointaines […] »7.

Le détachement à lřégard du corps en particulier dans la pensée catholique génère ainsi une certaine acceptation du handicap dans la mesure où il est aussi conceptualisé comme le signe de la manifestation divine sur terre. Cřest pourquoi le personnage de la directrice de lřinstitution dans les Manuscrits de Pauline Archange « reçoit Émile comme une vraie grâce », puisque ses pensionnaires sont pour elle « des êtres marqués par le mystère en naissant, entourés dřune infinie solitude, et souvent aussi, dřune miséricorde infinie »8. Tout comme la maladie, les épreuves infligées au corps sont donc comprises dans la théologie catholique comme le signe tangible de la désignation divine : en envoyant cette épreuve, Dieu vous a choisi, explique lřhistorien Jacques Gélis9. Un enfant malade ou handicapé est par conséquent un « élu », comme en témoigne une informatrice, atteinte par la polio en 1958, ayant grandi dans une famille de neuf enfants, et dont la mère était très pieuse : « Ma mère disait que Jésus mřavait choisie parce que jřétais celle dans la famille qui était la plus capable de supporter cette épreuve-là. Le Seigneur Jésus mřavait choisie entre toutes pour avoir la polio, aye cřest-tu une chance ! (rire). Mais moi je lřai crue, jřétais contente dřavoir été choisie parce que jřallais prouver au monde que jřétais pas handicapée […] cřest pas ça qui allait mřarrêter dans la vie » (E6). En intériorisant ces croyances religieuses, les jeunes handicapés sont incités par ce discours à mieux accepter leur «sort» en dépassant le sentiment dřinjustice, comme lřétudie aussi Denyse Baillargeon dans son article sur lřécole pour les enfants malades ou handicapés de lřhôpital Sainte-Justine10. Si cette acceptation semble plus facile pour les filles, conditionnées à être dociles et conciliantes, de par leur éducation sexuée, il en est autrement pour les garçons, dont on craint la colère face à la déficience physique. Comme nous le verrons, les organismes philanthropiques se préoccupent de cette soi-disant propension des garçons à la révolte qui peut mener jusquřà la délinquance dans certains cas.

7 Marie-Claire Blais, Manuscrits de Pauline Archange, Montréal Éditions du Jour, 1968, p. 103. 8 Ibid., p. 107.

9 Jacques Gélis, « Le corps, lřÉglise et le sacré », dans Georges Vigarello, dir., Histoire du corps, vol. 1 De la

Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, p. 64.

10 Denyse Baillargeon, « Learning and Leisure on the Inside : Programs for Sick Children at Sainte-Justine Hospital, 1925-1970 », dans Gleason et al., dir., Lost Kids…, p. 124-126.

Des qualités de bonté et de piété sont associées aux jeunes infirmes qui incarnent cette figure du saint innocent, popularisée au cinéma à travers le personnage de Tiny Tim. Le Conte de Noël de Charles Dickens a en effet été maintes fois adapté au grand écran, dès les heures de gloire du cinéma muet, contribuant à imprégner dans lřesprit du grand public une représentation des jeunes handicapés comme des victimes innocentes et pures11. Le « petit Tim » dont la jambe est sanglée dans une attelle métallique et marchant à lřaide de béquilles nřest pas seulement généreux, bon, candide, il est aussi excessivement pieux. Sa noblesse de cœur le conduit même à souhaiter que les paroissiens le remarquent à lřéglise, le soir de Noël, pour que son apparence rappelle aux gens le Sauveur, celui dont les miracles ont permis aux paralytiques de marcher à nouveau. Digne de charité chrétienne, lřenfant vertueux sert à émouvoir les cœurs qui, comme le vieux Scrooge du conte, auraient été endurcis par lřavarice12.

En fait, ces représentations du saint innocent et de lřange ne sont pas seulement lřapanage des petits infirmes, mais elles englobent les très jeunes enfants dont lřâme nřa pas encore été « souillée » et qui bénéficient dřune certaine présomption dřinnocence puisque, selon les paroles des Évangiles, ils seront les premiers à entrer au royaume des cieux13. Cette association entre les bambins et les jeunes infirmes démontre que les handicapés demeurent dans lřesprit populaire dř« éternels enfants ». Dans une province décimée par des taux de mortalité infantile effarants, lřenfance et lřinfirmité sont donc deux attributs qui contribuent à évoquer un être excessivement fragile, et donc proche de la mort et du paradis14. Le terme « infirme » lui-même, alors couramment utilisé pour désigner les personnes handicapées, un mot déceptif signifiant la négation de la force, traduit cette extrême vulnérabilité des jeunes handicapés15. Cette proximité avec la mort est évoquée par Marie-Claire Blais à propos dřÉmile : « On est si frêle et si mou, à la fois, que personne nřose vous toucher. La vie nřest quřun souffle qui peut vous quitter à tout instant, voilà pourquoi il faut vous soulever

11 Martin Norden, The Cinema of Isolation: A History of Physical Disability in the Movies, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1994, p. 33.

12 Martin Norden, « Tiny Tim: A Disability Studies Perspective », dans John Glavin, dir., Dickens on Screen, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 187-198.

13 Philippe Ariès, L’enfant et la famille sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973, p. 171. 14 Denyse Baillargeon, « Entre la « Revanche » et la « Veillée » des berceaux… », p. 134.

15 Le chapitre 1 détaille lřévolution de la terminologie en lien avec le handicap. Voir Stiker, Corps infirmes…, p. 133.

délicatement, dans la crainte de briser vos os »16. Le symbolisme de lřange accompagne les morts dřenfants, incluant celles de bébés atteints dřune déficience qui suscitent autant, sinon davantage de résignation. Ainsi, dans un autre roman québécois peu connu, Le Refuge impossible, lřimage de lřange vient à lřesprit du père au moment du décès de son enfant né avec une malformation : « Tout était fini. Lřange avait passé. Il était venu avec son message de joie, ses promesses de joie, mais il nřavait suscité autour de lui que des peines et il était parti »17. Ce bébé dont lřâme monte droit au ciel permet de laver les péchés du monde, entraînant une bénédiction pour la famille éplorée, une croyance qui influence lřattitude fataliste des parents à lřégard de la mort de nourrissons, qui plus est lorsquřil est malformé.

Les dirigeants dřœuvres philanthropiques comme la Société de secours aux enfants infirmes du Québec (SSEIQ) dénoncent dřailleurs ces croyances religieuses des familles qui associent handicap et signe de la volonté divine. Les philanthropes ne mâchent pas leurs mots face à ce quřils qualifient de superstition aux effets les plus nocifs pour les enfants. Ainsi, les administrateurs de la SSEIQ insistent sur cette résignation et ce fatalisme des familles pour expliquer lřabsence de soins donnés à de jeunes handicapés, plutôt que sur le coût prohibitif de tels traitements, inabordable pour la majorité issue des classes populaires. Des quotidiens montréalais tels The Gazette donnent une tribune aux philanthropes et critiquent les croyances des parents. Ainsi, en 1932, un journaliste anglophone commente : « there seems to be a feeling among parents that if the child is deformed it is because of the will of God ». Trois ans plus tard, le quotidien cible plus spécifiquement lřinaction des mères en ces termes : « It seems hard to believe in these days, but there are scores of women who believe that if their child is crippled, it is the will of the Providence, and they will do nothing to get the childřs straightened or strengthened »18. En fait, ces critiques à lřégard des parents pour la plupart des francophones catholiques de la part dřanglo-protestants témoignent, outre la différence de classe sociale, dřune vision différente à lřégard du corps dans lřéthique catholique et protestante, comme le relève Jacques Gélis. Pour les protestants, le corps nřest pas méprisable et son redressement ou sa réadaptation en cas de déficience physique constitue un objectif

16 Marie-Claire Blais, Manuscrits…, p. 107.

17 Jean Filiatrault, Le refuge impossible, Ottawa, Le Cercle du livre de France, 1969, p. 162.

18 ASSEIQ, s.t. s.d., 1935. Notons que les propos du journaliste reprennent lřidée de redresser le corps, un thème que nous développerons dans une section ultérieure du chapitre.

louable permettant de dépasser cet état en assumant son propre destin19. À la résignation face au handicap de la pensée catholique sřopposerait donc une certaine combativité protestante, qui sřillustre notamment par le triomphalisme des philanthropes anglo-protestants de la Société de secours aux enfants infirmes à lřégard de la science, comme nous le verrons dans la prochaine section.

Toutefois, puisque dans la pensée catholique lřâme enfantine est héritière de la « Faute originelle », le poids du péché (et notamment le péché de la chair commis par ses parents) pèse sur lřenfant qui est aussi conceptualisé comme un être vulnérable aux tentations et influençable. « Lřâme enfantine, toute candeur et innocence, est en effet une âme blessée. Cet héritier du ciel est aussi héritier de la faute », peut-on lire dans lřédition de 1951 du périodique La Famille. Lřombre de la faute originelle plane aussi sur les enfants déficients dont les « tares » sont parfois suspectes, voire synonymes de punition divine envers leurs parents.

Les images de chérubins et de saints innocents reflètent une perception de lřenfance comme un état de grâce marqué par la pureté des sentiments. Les jeunes handicapés, à lřimage du personnage de Tiny Tim dans le conte de Charles Dickens, incarnent ces nobles attributs du cœur, puisque leur corps blessé, la faiblesse associée à leur condition les rapprochent de lř« enfant modèle » entre tous : lřEnfant Jésus. Ces êtres purs, comme des « agneaux oubliés sur la terre », tel que lřévoque le roman de Marie-Claire Blais, symbolisent ces « saints innocents » qui comme lřenfant Jésus peuvent purifier les péchés de la « bonne âme » qui donnera généreusement à la cause. Ces représentations religieuses se doublent de lřimage de la victime et contribuent à former une représentation hautement sentimentale des enfants infirmes dans un objectif bien précis, celui de recueillir des fonds. Comme le démontre la sous-section qui suit, les dirigeants des associations philanthropiques vont amplement utiliser cette figure de la victime méritante dans leurs campagnes de souscription en vue dřémouvoir les donateurs potentiels, de les convaincre de la pertinence, voire de lřurgence de la cause, et dřinciter le grand public à se montrer généreux.