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La situation économique et matérielle des esclaves et des affranchis publics

2. Les attestations de richesse

2.3 Pratiques de dons et évergétisme

2.3.3 Une réalisation collective : l’aedes Bellonae d’Ostie

Les publici pouvaient aussi agir collectivement ainsi qu’en atteste une plaque opistographe retrouvée à Ostie, devant les marches du temple de Bellone. Elle porte deux inscriptions qui rappellent le rôle actif joué par les esclaves et les affranchis de la colonie dans la construction et l’embellissement de l’édifice. Le premier texte, daté des années 140-160, évoque l’assignation du lieu par les duumvirs, A. Livius Proculus et P. Lucilius Gamala fils, sur décision du sénat local, en vue de bâtir une aedes Bellonae aux frais des licteurs et des esclaves publics772.

AÉ, 1948, 26 et 27 - plaque opisthographe de marbre blanc trouvée devant le temple de Bellone à Ostie (36 x 87 cm) Face A

772 AÉ, 1948, 26.

Une dédicace gravée au revers de la plaque de marbre indique ensuite qu’une quarantaine d’années plus tard, soit vers la fin du IIe siècle, les liberti et servi publici de la cité, toujours liés aux appariteurs (« lictores, viatores et honore usi »), financèrent de nouveaux travaux sur le bâtiment, qu’il s’agissait cette fois de restaurer et d’agrandir (« opere ampliato sua pecunia restituerunt »)773.

Face B

Ce sanctuaire, situé à l’est de la ville, s’insérait dans la zone dite du « Campo della

Magna Mater », vaste complexe cultuel dédié à différentes divinités orientales774. Construit à

l’extrémité du cardo maximus et adossé à la Porte Laurentine, le temple est éloigné du centre urbain. Il s’agit d’un édifice en briques (opus mixtum et latericium), de dimensions réduites (7 x 5,75 m) et à l’architecture simple. Un escalier de trois marches conduit à un pronaos dont deux colonnes marquent l’entrée. À l’arrière, la cella, au fond de laquelle se trouve un bas podium, a reçu quelques éléments de décoration : un seuil en marbre, un pavement de mosaïques noires et blanches et des peintures murales.

773 AÉ, 1948, 27.

774 La zone, de forme triangulaire, couvrait environ 4500m² et comprenait notamment le grand temple de Cybèle et le sacellum d’Attis, divinité étroitement associée, comme Bellone, à la Magna Mater. Il y avait aussi à proximité un mithreum dit « des Animaux ». Pour une description des lieux et en particulier du temple de Bellone, voir G. Calza, Il santuario della Magna Mater a Ostia, Rendiconti Pontificia Accademia Archeologia, 6, 1946, p.183-205 ; R. Meiggs, Roman Ostia, Oxford, 1973, p. 359 ; A. Pellegrino, Note su alcune iscrizioni del Campo della Magna Mater, Miscellanea Greca e Romana, 12, 1987, p. 183-200 ; S. Berlioz, Il campus Magnae Matris di Ostia, CCG, 8, 1997, p. 97-110 ; C. Pavolini, Ostia, 4e éd., Rome-Bari, 2006, p. 207-211 ; P. Pensabene, Ostiensium Marmorum Decus et Decor : studi architettonici, decorativi e archeometrici, Roma, 2007, p. 329-330.

Plan de la partie est du Campus Magnae Matris,

d’après M. J. Vermaseren, Corpus cultus Cybelae Attidisque, III, fig. 24.

En soi, cet édifice n’a donc rien d’exceptionnel. Il s’agit d’une réalisation modeste, implantée en limite de la ville. Sa construction a toutefois dû constituer une dépense significative pour ses commanditaires, même si elle restait bien évidemment sans commune mesure avec les frais somptuaires engagés par de richissimes donateurs pour d’autres monuments d’Ostie775. C’est peut-être ce qui explique en partie que les esclaves et les affranchis publics se soient associés aux appariteurs pour mener à bien l’opération. Il n’en demeure pas moins que, malgré la charge représentée, l’engagement financier de ces personnels s’est inscrit dans la durée, puisqu’ils assurèrent non seulement l’édification du bâtiment probablement aussi son entretien et, plusieurs dizaines d’années après, son extension.

L’implication forte des publici vis-à-vis de ce temple tient incontestablement à la vénération profonde qu’ils vouaient à Bellone, antique divinité italique de la guerre, introduite à Rome par les Claudii au début de la République776. On saisit mal l’origine et la nature exacte des liens établis entre la familia publica et la déesse mais il se pourrait qu’ils remontent à l’époque du censeur Appius Claudius Caecus777. Il est sûr en tout cas qu’à Ostie, Bellone se trouvait étroitement associée à Cybèle et qu’elle fut progressivement identifiée à la déesse anatolienne Mà. Elle était servie par le collège des hastiferi dont la schola faisait face à l’aedes de Bellone. Ces différents cultes, bien qu’apparemment protégés par la classe dirigeante locale778, recrutaient l’essentiel de leurs adeptes dans les couches sociales les plus humbles. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans leurs rangs le petit personnel administratif de la colonie.

Or, à propos de leur intervention dans la construction du templum Bellonae, deux points méritent d’être soulignés. D’abord, les textes précisent que le bâtiment a été installé sur le sol public et que le lieu qu’il occupe a fait l’objet d’une attribution par les autorités locales. D’autre part, l’opération, menée dans ce cadre officiel, est le fait du corpus des publici qui agissent en qualité de groupe constitué et reconnu779. Leur geste est donc celui d’une communauté à l’égard de la cité dans laquelle elle s’insère et il revêt assurément une valeur évergétique. En œuvrant ainsi et même si leur réalisation reste somme toute modeste, les esclaves et les affranchis publics d’Ostie ont également acquis plus de visibilité dans l’espace civique. D’ailleurs, l’épigraphie vient aujourd’hui encore rappeler que leur nom reste associé

775

On pense, entre autres, aux réalisations édilitaires de P. Lucilius Gamala « senior » connues par l’inscription

CIL, XIV, 375.

776 D. Vaglieri, «Bellona», DE, I, p. 987-989; F. Zevi, ArchClass, 49, 1997, p. 435-471.

777 Le personnage est en effet connu pour avoir organisé la familia publica de Rome et édifié un temple à Bellona Victrix après une bataille qui opposa les Romains aux Samnites en 296 avant J. –C : Liv., X, 19, 17-21 ; Ovid.,

Fast, VI, 201-203 ; CIL, I2, 1, p. 192 (ILS, 54). M. Humm, Appius Claudius Caecus ..., art. cit., p. 497-507. 778 Les collèges des cannophores et des dendrophores desservant la Magna Mater bénéficiaient de patrons puissants, souvent de rang sénatorial. Cf. M. Cébeillac-Gervasoni, M. L. Caldelli, F. Zevi, Épigraphie..., op. cit. p. 160.

au sanctuaire. Ces hommes qui, de par leur statut, se voyaient très souvent confinés dans une position inférieure et limités à des rôles auxiliaires, ont trouvé à occuper une place réduite mais tangible qui se matérialise dans la cité par un édifice sacré. C’est pourquoi leur action, si elle répondait d’abord à des préoccupations religieuses, apparaît comme un moyen pour ces personnels de se doter d’une image valorisante, d’une identité positive.

« L’évergétisme est l’expression d’une supériorité politique : la cité est divisée entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent », prétend P. Veyne780. Les situations qui viennent d’être exposées mettent en jeu des personnages considérés comme de rang inférieur et que leur statut écartait a priori de tout rôle actif dans la vie civique. Or, les témoignages matériels qu’ils ont laissés renvoient une image inattendue : dans leurs cités respectives, Rufus, Apronianus ou Successus ont réalisé des travaux d’envergure et déployé des moyens conséquents pour cela. Leur incontestable aisance financière leur a ainsi permis d’apparaître comme des bienfaiteurs et de se comporter à l’image de certains notables. En agissant de la sorte, ces hommes avaient probablement le sentiment d’échapper à leur condition ou du moins de la dépasser. Par leurs libéralités, ils accédaient à une forme de supériorité sociale que leur condition leur refusait par ailleurs. Exclus de toute perspective de carrière municipale, ces esclaves aux compétences reconnues – Rufus et Apronianus gèrent les finances – qui vivaient et travaillaient dans la proximité immédiate des magistrats, aspiraient très certainement à une forme de reconnaissance sociale : le statut d’évergètes pouvait alors jouer le rôle d’un substitut par rapport aux honneurs civiques qui leur restaient inaccessibles. De cette façon aussi, ces personnages à la réussite économique certaine, ont pu marquer leur distance vis-à-vis du reste de la masse servile. À l’intérieur même du groupe des publici, leur situation se détache largement mais il est évident qu’elle reste l’exception bien plus que la règle. En ce sens, la construction du temple de Bellone à Ostie vient apporter, en négatif, la preuve que pour ces esclaves la possibilité d’une représentation individuelle restait difficile : c’est seulement collectivement, et encore en s’associant aux apparitores, qu’ils parviennent à acquérir quelque visibilité. Indiscutablement, la hiérarchie de la libéralité, évoquée par N. Tran comme une échelle de positionnement social781, peut s’appliquer au groupe des publici : elle distingue en effet très nettement une (infime ?) minorité d’hommes fortunés dont la mémoire des actes a été préservée d’une grande majorité indigente et demeurée de ce fait dans l’ombre.

780

P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’une pluralisme politique, Paris, 1976, p. 232. 781 N. Tran, Les membres des associations ..., op. cit., p. 238.

À l’issue de cet examen des traces matérielles laissées par les esclaves et les affranchis publics nous devons faire le constat d’un tableau extrêmement divers et très nuancé. Deux groupes semblent bénéficier d’une réelle aisance et se distinguent en cela de la masse des publici. Ce sont d’abord les esclaves administratifs et gestionnaires. Il est vrai que ce sont eux aussi qui ont laissé les témoignages les plus nombreux et les plus fournis et cela n’est sans doute pas un hasard. Tous les éléments dont nous disposons montrent leur réussite. Parallèlement, certains affranchis ressortent aussi de la documentation. Ce phénomène ne surprend guère car il s’observe également parmi les liberti privati et, en cela, ces situations ne sont pas à, proprement parler, très originales.

Quelques cas d’enrichissement se dégagent donc, favorisés peut-être par certains avantages juridiques accordés aux publici notamment quant à la transmission d’une partie du peculium, même si, dans bien cas, d’autres facteurs difficilement mesurables ont également dû jouer (habileté personnelle, proximité avec des milieux d’affaires ou le monde des métiers…). Toutefois, ces situations semblent l’exception plutôt que la règle. Pour la très grande majorité des publici, les conditions matérielles de vie devaient en fait rester très proches, sinon les mêmes, que celles de la grande majorité des autres esclaves. Il n’en demeure pas moins que nombre d’entre eux sont parvenus à réunir les moyens suffisants pour préserver leur mémoire à travers un monument funéraire.

Chapitre 6