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Esclaves et affranchis publics employés dans les services techniques et de production

1. Les publici dans les fonctions d’approvisionnement L’approvisionnement alimentaire

1.2. L’approvisionnement en eau : les aquarii

Il n’est pas nécessaire de rappeler l’importance que les Romains accordaient également à la question de l’approvisionnement et de la distribution de l’eau. On le sait : cette préoccupation essentielle les a conduits à la fois à réaliser des travaux d’infrastructures conséquents et aussi à mettre en place une administration spécialement chargée de cette question : la cura aquarum. Celle-ci avait à son service un personnel nombreux, en partie constitué d’esclaves publics que les textes nomment généralement « aquarii »469. Ils sont attestés dans plusieurs cités de l’Empire470 mais la majorité des informations qui les concernent provient surtout de Rome.

462 InscrAq., 567 (Ier s. ap. J.-C.) : « [- Aqu]ileiensi [---]no [de vel ex ho]rreoMaronian(o), heredes dedere ». Cf. F. Luciani, Schiavi…, op. cit., p. 264-268.

463

A. Weiß, Sklave…, op. cit., p 91-92.

464 TPSulp. 45, p. 5, l. 3-9 : « Diognetus C. Novi Cypaeri servus scripsi iussu Cypaeri domini mei coram ipso me

locasse Hesycho Ti. Iuli Augusti l(iberti) Eueni ser(vo) horreum duodecimum in horreis Bassianis publicis Puteolanorum mediis in quo repositum est triticum Alexandrinum. »

465

CIL, XI, 1231 (ILS, 6673).

466 Lex Irni., rubr. 19, III a, l. 6. C. De Ruyt, Macellum. Marché alimentaire des Romains, Louvain, 1983. 467 On se référera à l’anecdote livrées à ce sujet par Apulée, Met., 1, 25, 3-4.

468 C. De Ruyt, op. cit., p. 359. 469

De Rugiero, « aquarius », DE, I, p. 554-556 ; Habel, « aquarius », RE, II, c. 311-313. 470 Servi publici aquarii à Brundisium (AÉ, 1964, 138) et à Philippes (AÉ, 1974, 588).

Les aquarii publici de Rome

C’est d’abord à travers cinq épitaphes471 que l’on connaît les esclaves publics engagés au service des eaux de la ville de Rome. Mais, en définitive, ce matériel, qui date sans doute de l’époque impériale, ne livre à l’étude que des éléments assez succincts. Force est donc de reconnaître que l’approche des aquarii resterait extrêmement partielle sans l’apport fondamental du De aquaeductu Urbis Romae de Frontin. Ce traité, rédigé à l’extrême fin du Ier siècle de notre ère alors que son auteur venait de se voir confier la fonction de curator aquarum par l’empereur Nerva, était destiné, aux dires mêmes de Frontin, à l’aider dans l’exercice de sa nouvelle charge472. À cette fin, il entendait établir un véritable rapport sur la situation de l’administration des eaux. Ce faisant, il offre aujourd’hui au lecteur une description détaillée de son fonctionnement et de précieuses indications sur les subalternes qui lui étaient affectés. Mieux : ce document constitue non seulement une mine d’informations sur le travail des aquarii eux-mêmes mais aussi, beaucoup plus largement, un témoignage exceptionnel sur la place prise par les esclaves publics auprès des grands services de l’administration centrale.

Pour commencer, ce texte montre l’origine de la familia aquariorum et son évolution durant le Haut-Empire, parallèlement au développement de la familia Caesaris. Il répertorie ensuite de façon méthodique les différents emplois occupés par les aquarii puis livre un aperçu, direct ou indirect, des tâches qu’ils étaient amenés à effectuer pour, finalement, renvoyer de ces personnels une image assez peu flatteuse473.

La familia publica aquariorum

D’après Frontin, c’est à Marcus Agrippa que revient la création de la familia aquariorum. En effet, pour mener à bien sa politique de restauration des aqueducs romains engagée dès 34/33 avant J.-C. puis la construction de l’Aqua Iulia474 et celle de l’Aqua Virgo475, l’ami d’Octavien-Auguste entreprit de réorganiser entièrement le service des eaux. Jusque là, bien que placé sous l’autorité de différents magistrats, l’entretien des réseaux restait

471

CIL, VI, 2343, 2344(= 8493), 2345, 2346, 8489. 472 Frontin, De aq., I.

473 Selon Frontin, les fontainiers se rendaient coupables de nombreuses fraudes, notamment au moyen de « piqûres » qui leur permettaient de revendre de l’eau et d’en tirer des bénéfices. Frontin évoque à plusieurs reprises dans son ouvrage la malhonnêteté de ces personnels (De aq., 75, 110, 114, 115) et parfois aussi leur maladresse (De aq., 91).

474 Frontin, De aq., 9, 1 (33 av. J.-C.).

475 Frontin, De aq., 10, 1 (19 av. J.-C.) ; Pline, Hist. Nat., 36. Sur l’œuvre de Marcus Agrippa : J.-M. Roddaz,

Marcus Agrippa, Rome, 1984 (sur son rôle plus particulier dans l’approvisionnement en eau de Rome cf. p.

affermé à des entrepreneurs privés qui employaient à cette tâche des servi opifices476. Agrippa choisit de modifier ce fonctionnement et forma, à partir de sa propre familia477, un groupe de 200 esclaves spécialement attachés aux aqueducs, réservoirs et fontaines de la capitale478. À sa mort, en 12 avant notre ère, il légua ce personnel d’aquarii à Auguste qui, à son tour, le donna à l’État, créant de fait une familia de servi publici479. Ce transfert s’inscrivait, semble-t-il, dans la mise en place de l’administration des eaux publiques voulue au même moment par Auguste : la direction de ce service revenait désormais à un curator aquarum de rang consulaire480 dont les bureaux étaient installés au temple de Juturne481. Selon Frontin, il y avait alors environ 240 fontainiers publics pour assurer le travail technique. L’empereur Claude leur aurait adjoint 460 esclaves issus de la familia Caesaris, alors qu’il entreprenait la réalisation de deux nouveaux aqueducs, l’Aqua Claudia et l’Anio Novus482. De la sorte, coexistaient dans l’Urbs deux catégories distinctes d’aquarii483 et Frontin de préciser que leur entretien était assuré par des financements d’origine différente : si le personnel impérial ressortissait du fiscus, celui de l’État était payé par le Trésor -autrement dit l’Aerarium Saturni484- et ses dépenses couvertes par les redevances afférentes au droit d’utilisation de l’eau485.

Dès le milieu du Ier siècle de notre ère donc, un personnel relativement nombreux, près de 700 hommes au total, s’occupait d’assurer l’approvisionnement en eau de Rome. On a souvent fait observer que ce chiffre à la fois rond et élevé serait à mettre en rapport étroit avec le découpage de la ville en quatorze régions défini à partir d’Auguste. Ramené à chacune

476

Frontin, De aq., 96, 1.

477 Dans un article intitulé « Recherche sur la familia de M. Agrippa », Athenaeum, 60, I-II, 1982, p. 84-112, G. Fabre et J.-M. Roddaz se demandent si un lien ne mériterait pas d’être établi entre cette familia et trois personnages dont le gentilice Vipsanius apparaît sur des fistules de Rome, datées par H. Dressel de la fin du Ier ou du début du IIème s. de notre ère (CIL, XV, 7679 : M. Vipsanius ; CIL, XV, 7678 : M. Vipsanius Herma

fec(it) ; CIL, XV, 7677 : M. Vipsanius Donatus fec(it)). Selon eux, il pourrait s’agir d’affranchis ou de

descendants d’affranchis d’Agrippa qui auraient continué à travailler à l’adduction de l’eau. Cette hypothèse a été remise en cause par Ch. Bruun, The Water Supply in Ancient Rome. A Study of Roman Imperial

Administration, Helsinki, 1991, p. 360-361. L’auteur fait très justement remarquer que dans le cas d’esclaves

transférés de la propriété d’Agrippa à celle l’État, ceux-ci se seraient plutôt vu appelés « Vipsanianus » ou « Agrippianus ». D’autre part, il n’y a pas, selon lui, de preuve tangible que les plumbarii de Rome aient fait partie de la familia aquaria. G. Boulvert, Esclaves et affranchis …, op. cit., p. 146 partage cette opinion.

478

Frontin, De aq., 98, 1-3. 479 Frontin, De aq., 99, 1 et116, 3. 480 Frontin, De aq., 99-100.

481 F. Coarelli, L’Area Sacra di Largo Argentina. Topografia e storia, Rome, 1981, p. 47. 482

Frontin, De aq., 116, 4. Ces deux ouvrages furent mis en service en 52.

483 Frontin, De aq., 116, 2 : « Aquariorum familiae sunt duae, altera publica, altera Caesaris. »

484 M. Corbier, L’aerarium Saturni et l’aerarium militare. Administration et prosopographie imperiale, Rome, 1974.

485

Frontin, De aq., 118, 1. Le texte de Frontin ne définit pas très clairement la nature de ces revenus fiscaux. Ils semblent provenir de la location de terrains relevant des domaines des aqueducs –cette situation est connue par exemple à Vénafre où on a retrouvé des cippes placés le long de terrains dépendant de l’aqueduc et portant l’inscription : « Vectig(ia) publ(ica) / col(oniae) Iul(iae) / Venafran(iae) ». Il est possible que le puisage et la dérivation des eaux de trop-plein aient également donné lieu à des taxes. Frontin évoque ce type de redevances (De Aq., 94, 4).

d’elles, cet effectif correspondrait à des équipes d’une cinquantaine d’aquarii par secteur urbain. Rien cependant ne vient confirmer une telle répartition. De plus, il est loin d’être assuré que servi publici et servi Augusti agissaient conjointement. Tout porte à croire, au contraire, que les uns et les autres avaient des domaines d’intervention bien distincts486, plutôt liés d’ailleurs aux différents aqueducs qu’aux regiones487. Ainsi, parmi les rares aquarii publici que l’épigraphie nous donne à connaître, trois ont clairement précisé dans leur épitaphe qu’ils dépendaient de l’Aqua Annionis Veteris488, qui acheminait l’eau captée au-dessus de Tibur489. L’esclave Laetus montre même le souci de rappeler dans les détails son attribution au « castellum viae Latinae contra dracones »490, ce qui laisse penser que sa charge l’attachait au sud-est de la capitale. À l’appui de cette idée d’une affectation « géographique » des personnels de la cura aquaria, on ajoutera que Frontin distingue nettement ceux qui s’employaient in urbe de ceux qui intervenaient extra urbem491, les uns et les autres ayant selon leur lieu de travail, à remplir des fonctions spécifiques.

•••• Fonctions et emplois des aquarii

Les aquarii veillent à la tutela ductum492. Il leur revient donc d’assurer la surveillance et les travaux d’entretien du réseau d’adduction. Ces missions impliquent un certain nombre d’emplois spécialisés que Frontin énumère dans sa description de la familia aquaria493. Il distingue d’abord les vilici et définit par ailleurs494 leur fonction : ces intendants sont des

486 Les esclaves impériaux dont nous connaissons l’affectation sont préposés à l’Aqua Claudia : Clemens

Caesarum n(ostrum) servus castellarius Aquae Claudiae (CIL, VI, 8494) ; Sabbio Caes(arum) n(ostrum) s(ervus) vilic(us) Aquae Claudiae et Sporus Caes(arum) n(ostrum) s(ervus) vilic(us) Aquae Claudiae (CIL, VI,

8495). Sur la base de ces mentions, G. Boulvert, Esclaves et affranchis…, op. cit., p. 147 considère que « alors que les aquarii servi publici sont attachés aux aqueducs existant à l’époque de la fondation de leur corps, par exemple l’Anio Vetus, les servi Caesaris semblent plutôt affectés aux nouveaux aqueducs, comme la Claudia, entrée en service sous Claude. » Ch. Bruun, The Water Supply …, op. cit., p. 192, n. 11 se montre beaucoup plus réservé quant à cette partition des deux personnels.

487 L’inscription CIL, VI, 2342 indique l’existence d’un certain « Barneus / de familia / public(a) reg(ionis)

VIII ». De Ruggiero, DE, I, 1895, p. 554 en a fait un membre de la familia publica aquaria. Toutefois rien ne

certifie que ce personnage ait eu un lien quelconque avec l’administration des eaux. La mention de la regio VIII peut être interprétée comme le lieu de résidence ou le lieu de travail de l’esclave, sans qu’il soit possible de véritablement trancher.

488

CIL, VI, 2343 ; 2344 (= 8493) ; 2345. Dans la première de ces inscriptions, l’expression « Aquae Annesis » constitue, semble-t-il, une erreur due au lapicide. Elle nous paraît, selon toute vraisemblance, faire aussi référence à l’aqueduc de l’Anio Vetus.

489 Avec l’Aqua Appia, il s’agit d’un des deux plus anciens aqueducs alimentant Rome. D’après Frontin, De aq., VI, 1, son adduction remonterait à 272 avant notre ère et aurait été réalisée grâce à l’argent du butin pris à Pyrrhus.

490 CIL, VI, 2345. L’indication « contra dracones » reste mystérieuse : Lanciani, I commentarii di Frontino, Rome, 1880, p. 260 a suggéré que Laetus devait peut-être habiter près d’une fontaine ornée de dragons. On sait par un passage de Sénèque, Nat. Quaestiones, III, 24 que le terme « draco » servait aussi à désigner une chaudière à eau. Cette acception pourrait être davantage en rapport avec le contexte.

491 Frontin, De aq., 117, 2-3. 492 Frontin, De aq., 116, 1. 493

Frontin, De aq., 117, 1.

agents de contrôle, chargés de veiller à la dimension des conduits et de poinçonner les prises d’eau et les tuyaux réglementaires. A leurs côtés, on trouve des libratores qui établissent les niveaux notamment ceux des différentes sources, prennent aussi des mesures et règlent la taille des conduits selon le débit nécessaire. Ces deux personnels se trouvent, semble-t-il, sous les ordres directs du curator aquarum. Les castellarii sont, pour leur part, préposés à la surveillance des châteaux d’eau et des réservoirs (munera stationes) où se déversent les eaux amenées par les aqueducs et d’où partent ensuite les conduits urbains. Ces installations jouent un rôle essentiel dans la distribution puisque c’est à partir d’elles que l’on peut couper l’eau lors d’une rupture de canalisation ou, à l’inverse, la faire converger vers un quartier en cas de besoin, par exemple lors d’un incendie. Frontin écrit qu’il y avait en son temps 247 castella à Rome495. Ce chiffre laisse supposer un nombre assez substantiel d’agents à leur service et du reste, les castelarii constituent la catégorie d’aquarii la plus représentée dans les inscriptions496. Les circitores sont, quant à eux, des inspecteurs qui doivent régulièrement visiter les aqueducs et suivre leur tracé afin de s’assurer de leur bon état. Ils notent, au besoin, les réparations à entreprendre et aussi les détournements ou les ponctions délictueuses de l’eau publique qui détériorent les réseaux. Enfin, le De aquaeductu mentionne des tectores et des silicarii, autrement dit des stucateurs et des paveurs. Ces ouvriers s’occupent, pour les premiers, de l’étanchéité des ouvrages et, pour les seconds, d’enlever et remettre les pavements de pierre qui couvrent les canalisations.

À cette liste déjà longue d’aquarii spécialisés, il faut encore ajouter ceux que Frontin englobe, sans plus de précision, dans le groupe des « alii opifices ». L’expression renvoie sans nul doute à des hommes sans qualification, utilisés à toutes sortes de travaux dont probablement les plus pénibles comme, par exemple, le transport et le levage des matériaux nécessaires à l’entretien des maçonneries497, la mise en place d’échafaudages pour pouvoir intervenir sur les arches, les piliers ou les murs de soutènement mais aussi le creusement de tranchées pour accéder aux conduits…et bien d’autres tâches encore que le texte de Frontin laisse entrevoir lorsqu’il évoque la maintenance ordinaire des aqueducs498. En premier lieu, il y a tous les travaux de curage et de détartrage visant à enlever les dépôts de limon, de sable ou de calcaire qui pouvaient obstruer les canalisations et, à ce propos, toutes les indications dont on dispose poussent à croire qu’il fallait fréquemment recourir à de tels nettoyages. Ensuite, lorsqu’une réparation s’imposait, on devait parfois détourner l’eau pour entreprendre les travaux ou bien mettre en place des installations provisoires le temps du chantier. Là encore,

495 Frontin, De aq., 78, 3.

496 Ch. Bruun, The Water supply..., op. cit., p. 191 a recensé 19 mentions épigraphiques de membres de la familia

aquaria de Rome, 5 sont des castelarii (CIL, VI, 8494, 2345,8492, 2346, 2344).

497 Frontin, De aq., 125. 498 Frontin, De aq., 119.

on imagine que l’on employait ces agents polyvalents, faisant alors fonction d’équipe de dépannage. Pour finir, Frontin ne manque pas de rappeler qu’il était nécessaire de dégager la végétation sur l’espace avoisinant les aqueducs, en particulier les arbres qui causaient souvent d’importants dommages. Ces travaux de débroussaillage et d’abattage incombaient aux propriétaires des parcelles attenantes mais il n’est pas interdit de penser que les servi publici aient quelquefois du aussi remplir cette tâche.

L’intérêt majeur du témoignage laissé par Frontin est, d’une part, de nous permettre de voir de façon très concrète le travail qu’accomplissaient les servi aquarii et, d’autre part, de mettre en évidence l’importance des effectifs que représentaient ces troupes d’agents, ce qui, en négatif, donne par ailleurs une idée des lacunes de la documentation épigraphique.