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Annua et commoda : la question du « salaire » des esclaves publics

La situation économique et matérielle des esclaves et des affranchis publics

1. Ressources, revenus et peculium

1.2. Annua et commoda : la question du « salaire » des esclaves publics

Ainsi, lorsqu’il présente les personnels du service des eaux de la ville de Rome, Frontin mentionne à deux reprises les rétributions qui étaient allouées aux publici. Dans le paragraphe consacré aux curatores aquarum, il indique d’abord que les auxiliaires,

594 Tacite, Hist., I, 43 et III, 74. 595 Cf. supra ch. 3.

596 Caton, De Ag., XIV, 1- 2. 597

Il n’est pas exclu cependant qu’une des fonctions de certains vilici publici ait consisté à surveiller les activités des esclaves publics et à encadrer ses personnels subalternes. Cf. supra ch. 2.

598 J. Andreau, R. Descat, op. cit., p. 191.

599 Ces obligations sont notifiées, entre autres, par un passage de Sénéque, De beneficiis, 3, 21 : « Est aliquid,

quod dominus praestare servo debeat, ut cibaria, ut vestiarium. » et aussi par les juristes : Dig., 7. 1. 15. 2

(Ulp.) : « Sufficienter autem alere et vestire debet secundum ordinem et dignitatem mancipiorum. » et Dig., 7. 1. 45 (Gaius) : « Sicut impendia cibarriorum in servum, cujus usus fructus ad aliquem pertinent, ita et valetudinis

impensia ad eum respicere natura manifestum est ».

600

AÉ, 1986, p. 104 et 132. 601 A. Weiß, op. cit., p. 165-166.

appariteurs et esclaves publics, qui servaient ces hauts fonctionnaires, recevaient de l’aerarium des annua, qui équivalaient en argent à la quantité de blé attribuée chaque année aux bénéficiaires des distributions gratuites602. Plus loin, à propos des aquarii, il ajoute : « Commoda publicae familiae ex aerario dantur ; quod impendium exoneratur vectigalium

reditu ad ius aquarum pertinentium. »603 La variété des dénominations traduit ici des nuances

que les travaux de M. Corbier604 ont tenté d’éclaircir. En effet, selon l’historienne, le terme « commoda » recouvre l’idée d’entretien, exprimée d’ordinaire par « cibaria », tout en la dépassant dans la mesure où les commoda pouvaient aussi bien être des allocations en nature que des versements en numéraire. Il est à noter d’ailleurs que l’expression, utilisée dans le De Aquaeductu à propos des esclaves publics, se retrouve également dans la Lex metalli

Vipascensis où elle concerne des liberti et servi [Caes(aris)]605. Les commoda pourraient donc

correspondre à une rémunération allouée à des personnels d’humble statut qui ne disposaient pas de contrat les liant à un employeur606. L’interprétation du terme « annua » pose un peu plus de difficultés mais tout porte à croire qu’il fait moins référence à la nature d’un paiement quelconque qu’à un rythme temporel, les annua devant sans doute s’entendre comme un versement annuel607. En tout cas, c’est précisément le mot qu’emploie aussi Pline le Jeune lorsqu’il évoque dans sa correspondance avec Trajan les servi publici de Bithynie608. Le gouverneur corrobore ainsi l’idée que ces subalternes percevaient effectivement une indemnité. Ajoutons que la partie orientale de l’Empire apporte encore un autre témoignage à ce sujet puisqu’un décret des débuts de l’époque impériale, retrouvé dans le sanctuaire de Labraunda en Carie et cité à juste titre par A. Weiß609, affirme : « …ε҆ις τε τάς µισϑοφοράς τῶν δηµοσίῶν… »610

. Tous les éléments réunis permettent donc de penser que les esclaves publics percevaient une indemnité qui correspondait probablement à la fois à leurs frais d’entretien et à une forme de rémunération. Son montant, sans doute variable, reste évidemment très difficile à apprécier à partir des rares informations dont nous disposons. A.

602 Frontin, De aq., 100 : « (...) placere huic ordini eos qui aquis publicis praeessent, cum eius rei causa extra

urbem essent, lictores binos et servos publicos ternos : architectos singulos et scribas et librarios, accensos praeconesque totidem habere (...) quique ita delati praefecti frumento dando dare deferreque solent, annua darent et adtribuerent ; isque eas pecunias sine fraude sua facere liceret »

603 Frontin, De aq., 118, 1.

604 M. Corbier, Salaires et salariat sous le Haut-Empire, Les « dévaluations » à Rome. Époque républicaine et

impériale, vol. 2. Actes du colloque de Gdansk (19-21 octobre 1978), 1980, p. 61-101, et plus particulièrement p.

66-68.

605 CIL, II, 5181 (= ILS, 6891, l. 23.24) : « (...) Liberti et servi [Caes(aris) qui proc(ratoris)] in offi[c]is erunt vel

commoda percipient (...). »

606 M. Corbier, art. cit., p. 67. 607

Suétone, Vesp. 18, parle d’annua lorsqu’il désigne les pensions annuelles attribuées par Vespasien à des rhéteurs. Le terme qualifie aussi la rétribution annuelle d’un procurateur affranchi dans l’inscription CIL, II, 246 (= ILS, 3652).

608 Pline le jeune, Ep., X, 31, 2-3 : « « publici servi annua accipiunt ». 609

A. Weiß, Sklave..., op. cit., p. 165. 610 CIL, III.2, 56.

Weiß a cru néanmoins pouvoir se livrer à une estimation en se fondant sur le texte de Frontin qui affirme que la dépense nécessaire aux aquarii provenait du vectigalium ad ius aquarum

pertinentium dont le montant annuel s’élevait à 250 000 sesterces611. En rapportant cette

somme aux 240 membres de la familia publica aquaria612, l’historien allemand a établi que chaque esclave devait recevoir près de 1000 sesterces613. Or, par comparaison, la loi d’Urso vient rappeler qu’à l’époque tardo-républicaine les employés de cette colonie obtenaient, selon leurs fonctions, de 300 à 1200 sesterces par an, -les scribae des duumvirs étant les mieux rémunérés614. La somme perçue par les publici romains, loin d’être négligeable, pourrait donc avoir atteint un niveau proche des salaires des apparitores les plus qualifiés. Ce constat assez surprenant mérite bien sûr d’être interprété avec beaucoup de prudence car il repose évidemment sur un rapprochement de données issues de contextes très différents. Il n’empêche : si, comme cela paraît avoir été le cas, les publici étaient rétribués, ils en retiraient assurément des avantages indéniables. En premier lieu, leur position, tout en s’approchant de celle des travailleurs salariés percevant une merces, se démarquait parallèlement, de celle de la grande masse servile qui ne recevait, la plupart du temps en nature615, que le minimum indispensable à sa survie. Même relativement modestes, les « salaires » perçus par les esclaves publics devaient représenter pour eux un élément très valorisant. Ils contribuaient certainement aussi à accroître leur autonomie car il n’était sans doute pas rare qu’un esclave économe parvienne à rassembler à partir de là un petit capital. De ce point de vue, les mieux placés restaient probablement les esclaves financiers d’abord parce qu’en raison de leurs compétences, ils percevaient peut-être des sommes les plus élevées et qu’ensuite ils ne devaient pas manquer de mettre en pratique leurs qualités de gestionnaires. L’exemple donné par Niceros, servus arcarius de la colonie de Pouzzoles, offre d’ailleurs une belle illustration de la capacité qu’avaient certains de ces esclaves à conduire leurs propres affaires. L’homme est connu à travers à deux chirographes qui appartiennent au corpus des tablettes de Murecine616. Sur l’un d’entre eux, en date du 7 mars 52, le caissier municipal dit avoir reçu de C. Sulpicius Cinnamus un prêt de mille sesterces. Le terme de l’emprunt était fixé au 1er juillet de la même année et il semble avoir été respecté. On ne sait rien de plus des circonstances qui ont amené Niceros à effectuer cette opération financière mais il est vraisemblable qu’il l’a réalisée pour son propre compte car, comme G. Camodeca l’a montré

611 Frontin, De aq., 118, 1-3. 612

Frontin, De aq., 116, 3 ;

613 A. Weiß, Sklave..., op. cit., p. 165.

614 Lex urso. 62 ; sur cette question : B. Cohen, Some neglected ordines. The apparitorial status group, in Cl. Nicolet (dir.) Des ordres à Rome, Paris, 1984, p. 23-60.

615

Sénèque, Epist. 80, 7.

par comparaison avec des apochae contemporaines venant de Pompéi617, l’inscription ne porte aucune mention des magistrats de la colonie qui permettrait d’attester un acte public. L’arcarius a donc dû emprunter l’argent en son nom. La somme n’est pas excessive : pouvait-elle alors être destinée à payer le rachat de l’esclave618 ? Cela n’est pas certain d’autant que les esclaves financiers comptaient sans doute parmi ceux qui accédaient le moins aisément à la manumissio. Une autre hypothèse consiste à envisager que le publicus ait eu besoin d’argent pour mener à bien ou développer une entreprise personnelle. En l’absence de véritable précision, on est évidemment réduit aux conjectures mais une chose est sûre : dans tous les cas, Niceros présentait aux yeux de son créancier les garanties suffisantes pour que ce dernier lui concède un prêt. Le statut et la fonction de l’esclave ont peut-être aidé sa décision.