PARTIE II. ANALYSE SOCIOLOGIQUE JULIE JARTY
I. L’expérience sexuée de l’évolution professionnelle 110
I.1. Une profession féminisée, qui entretien l’auto-censure féminine 111
Il s’agit ici d’entrevoir les moments cruciaux d’éviction des femmes des postes de responsabilité et de pouvoir moins à travers des formes de discrimination directe que par l’expérience d’une auto-élimination des femmes.
Des projets professionnels féminins repoussés ou abandonnés
Si l’hypothèse de modèles d’accomplissement professionnel différents entre les femmes et les hommes enseignant·e·s n’est pas éprouvée dans cette enquête, celle de l’exigence de disponibilité plus difficile à satisfaire pour les femmes en situation de prise en charge d’enfant(s) est validée. En outre, le sur-investissement domestique et éducatif qui incombe prioritairement aux femmes ne permet pas aux certifiées de préparer sereinement les concours promotionnels (de direction au l’Agrégation) au moment où il le faudrait pour éviter que les écarts sexués de carrière ne se creusent.
Le report du passage du concours de direction et de l’Agrégation interne ne répond pas du même processus. Tandis que les femmes (rarement les hommes) appréhendent les horaires de bureau et les mobilités inhérentes au statut de personnel de direction, c’est l’anticipation du temps préparation du concours (ou son vécu antérieur pour celles et ceux qui ont déjà échoué) qui freinent la présentation à l’Agrégation. En effet, l’obtention ou pas d’un congé pour la préparer contraint quoiqu’il en soit à des révisions chronophages tout au long d’une année scolaire (voire plus pour celles et ceux qui échouent puis retentent, parfois plusieurs années de suite) ayant des conséquences sur la famille et contrariant souvent fortement leur conjoint pour celles qui en ont un ! (Jarty, 2012) La présente enquête permet d’affiner ce constat, en montrant l’usure physique et mentale qu’engendre l’imbrication constante pour les femmes des sphères professionnelles et familiales en situation de préparation au concours :
5 Par la lecture de textes, la participation à des colloques ou le suivi de formation, l’engagement syndical est en
effet susceptible d’aiguiser le regard critique des enseignant·e·s sur les rapports de pouvoir (ceux de classe étant les plus admis dans le métier) et donc de favoriser une certaine prise de conscience des rapports sociaux de sexe, voire même d’une certaine adhésion à un discours « féministe », même si rarement nommé comme tel en raison du « stigmate » que porte le terme en France.
« J’ai passé l’Agreg deux fois en externe, j’ai été admissible. Je suis allée 2 fois à l’oral. Je me suis inscrite à l’Agreg interne, mais ce n’était pas l’idée du siècle, ma fille avait 6 mois et on venait d’acheter la maison et je changeais de collège. J’ai passé une année horrible. Je suis passée pas
très loin de l’admissibilité mais à la fin de l’année je faisais 42kg. On a failli se séparer » Fc 40
Co - ei
Le rythme de travail imposé par le concours de l’Agrégation – qui contraste au demeurant avec la présence de promotions en interne dans d’autres secteur d’activité de la fonction publique, ainsi qu’avec l’accès à des statuts relativement équivalents dans d’autres pays européens comme en Espagne – explique sans doute la stagnation numérique du nombre de femmes agrégées dans le temps. En cela il
constitue un obstacle supplémentaire à la hausse des carrières et des salaires féminins des enseignantes. A l’inverse, l’accès au corps des personnels de direction qui (sans être ni paritaire, ni égalitaire) connaît un certain essor de féminisation, est sanctionné par un niveau du concours est nettement plus abordable (voir l’encadré ci-contre).
Les écarts de carrière se jouent ainsi autour de la trentaine, au moment des maternités. Après un investissement relativement similaire en début de carrière entre les femmes et les hommes, les années qui suivent la naissance d’enfant(s) constituent bien un moment névralgique de la différenciation sexuée des trajectoires enseignantes… et ce en dépit de l’image ‘‘family friendly’’ qui colle à la profession. Le fait que les enseignantes aient un nombre d’enfants supérieur à la moyenne nationale française (déjà l’une des plus élevées d’Europe) renforce leur moindre disponibilité pour s’engager dans les logiques de carrière jouées par les hommes. A l’inverse, sans être absents dans leur rôle parental, les pères enseignants sont moins sollicités dans ce rôle (en particulier des travaux domestiques qui s’accroissent après l’arrivée
d’enfant(s)), sont plus souvent des appuis à la mère des enfants, et ce faisant, plus disponibles pour s’engager dans la préparation de concours (de direction ou l’Agrégation). Il est d’ailleurs intéressant de constater la récurrence d’un discours pro-actif en termes de projets de carrière tenu par les jeunes pères enseignants :
« Je n’arrête pas d’y penser. En 2005 (il avait alors 37 ans), j’ai suivi une formation agreg en plus
de mes cours (…) Je suis tout le temps vigilant en termes de poste » Hc 45 EPS
« J’ai failli m’inscrire cette année pour le concours de chef d’établissement. […] Et c’est vraiment
mieux payé ! ça me permettrait d’avoir une augmentation de salaire immédiate de quasiment
1500/1600€, entre le logement de fonction et l’augmentation salariale […] De façon générale je ne
culpabilise pas. A partir du moment où dans mon ordre de priorités, j’ai respecté le bon ordre. » H 36 H/G
Genre et personnels de direction
« On contaste une augmentation de la
part globale des femmes dans le corps des personnels de direction au sein des établissements publics locaux
d’enseignement. Elle était en constante augmentation notamment sur les postes de chefs d’établissement dans les lycées et lycées professionnels de 2009 à 2011 et a légèrement baissé en 2012.
En revanche, elle est en constante augmentation notamment sur des postes de chefs d’établissement et d’adjoints dans les collèges. »
La moyenne d’âge des personnels de direction est 51 ans.
Les personnels de direction sont : -‐ 68% en collège
-‐ 23% en lycée professionnel
-‐ 9% en lycée
« J’ai déjà pensé au concours de direction à l’époque où je préparais l’ENA. […] Peut être chef
d’établissement […] Moi je me vois assez à un moment donné ou à un autre m’investir en politique. » H 37 H/G
Sans que leurs discours soient dénués de toutes aspirations d’évolution professionnelle, les enseignantes ayant des obligations familiales sont quant à elle plus hésitantes à adopter une attitude pro-active pour passer des concours ou pour occuper telle ou telle responsabilité (coordination d’équipe disciplinaire par exemple). Ajoutons que réciproquement, elles sont sans doute moins encouragées et incitées à le faire, que ce soit par leur hiérarchie (surtout, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, lorsque celle-ci est imprégnée d’une image d’enseignantes-maman prioritairement dévouées à leur vie de famille !) ou par leurs conjoints (dont les ambitions de la mère de leurs enfants signifierait une hausse significative de leur part dans le travail domestique et de care !). En d’autres termes, la norme de sur-investissement domestique et éducatif des enseignantes lors de la constitution d’une famille – qui arrange bien des hommes en couple avec une enseignante – entache la capacité de ces dernières à se rendre visible, à obtenir le profil « d’une bonne candidate » et, in fine, enclenche des progressions moins certaines et plus lentes des femmes.
Dès lors les bénéfices des femmes ayant obtenu le concours de l’Agrégation à la sortie de leurs études apparaissent de façon criante. Notons du reste qu’au regard de leurs scolarités souvent plus linéaires et brillantes que celles des jeunes hommes, elles pourraient sans doute être plus nombreuses à entrer directement dans l’enseignement en tant qu’agrégée, comme le remarque l’un de nos interviewés :
« Moi j’étais étonné quand j’étais étudiant de voir qu’au CAPES on retrouve une majorité de
filles, et à l’agreg la polarité était inversée. Je me souviens de pleins de copines étudiantes qui me disaient : ‘‘moi je me sens pas de le faire’’, y avait vraiment une idée de dévalorisation de
femmes, alors que je pense qu’elles étaient parfaitement capables de l’avoir autant que moi (…) c’était évident, c’était net ; Sur la préparation en tout cas, sur l’acte de candidater. On n’en était même pas aux résultats, c’était sur le fait de se présenter au concours ou pas. » Ha 37 H/G Ly – ei
L’hypothèse émise par cet enseignant d’une moindre estime d’elles-mêmes et d’une crainte plus importante de « mal faire », pourrait effectivement s’avérer un des effets directs des socialisations enfantines scolaires marquées par un encouragement plus importants des jeunes garçons par les enseignant·e·s du premier et du second degré. Il serait intéressant de savoir si cette dévalorisation plus forte des femmes ne proviendrait non plus du fait qu’elles soient moins poussées par leur entourage (notamment universitaire mais aussi familial) :
« Au début je me suis sentie soutenue (par sa famille), tant que c’était le CAPES. Quand j’ai commencé à faire les classes prépa littéraire, au lieu de partir à la fac et après quand je me suis inscrite pour préparer l’agreg, je n’ai plus eu de soutien ». Fa 36 LV Ly - ei
Plusieurs agrégé·e·s ont en effet évoqué le rôle central des encouragements de proches dans la réussite à ce concours réputé difficile, mais plus encore du soutien d’enseignant·e·s eux- mêmes titulaires de l’Agrégation, ces derniers facilitant l’acquisition des connaissances tacites et des ficelles de réussite.