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Une fragilisation des rapports aux élèves en fin de carrière 90

IV. Le fait d’être homme ou femme a-t-il un impact dans la relation aux élèves ? 85

IV.4. Une fragilisation des rapports aux élèves en fin de carrière 90

   

Travailler avec des adolescents, ce n’est pas facile ! Mais peut-être qu’avec l’âge, on ressent les choses différemment. Et ce que je ressens de plus en plus, c’est qu’on n’a pas le droit de vieillir ! Même un cheveu blanc, une ride… C’est presque impudique de montrer sa vieillesse ! Si vous posez la question à des adolescents, à 30 ans on est déjà vieux ! (F, 57, lyc, HG)

Les fins de carrière s’accompagnent souvent d’une mise au défi plus importante des enseignant- es, quelles que soient les disciplines, à l’origine de difficultés qu’hommes et femmes pointent assez bien. Nous en donnerons ici deux illustrations.

Je me demande, je ne sais pas ! Déjà les accidents de santé ça arrive et on peut difficilement les anticiper. Le travail lui-même, il n’est pas facile. Ce n’est pas nouveau, c’est comme ça. J’ai toujours dit que l’on rentrait dans sa classe comme on joue au rugby, on sait qu’on va prendre des coups. Il y a des moments où l’on est systématiquement battu ; ça, c’est à savoir. Donc quand on est un peu moins mordant, on prend défaite sur défaite. Moi je vois, ces jours derniers où c’était spécialement difficile avec des gosses qui refusaient de rentrer en activité, que j’ai été obligé de conserver malgré tout, tu es complètement ligoté ! Tu ne peux rien faire ! Tu es devant les gosses : ils sont là avachis sur la table, ils se tournent les uns vers les autres et se mettent à parler, tu te dis « Qu’est-ce que je fais là ! » ; voilà ! Tu peux essayer de brailler ! J’ai pensé à mon collègue M. qui était mon voisin parfois dans les salles de classe, qui a pris lui une retraite avec un mi-temps de CPA, mais comme il n’avait pas son ancienneté, il est resté jusqu’à 61.5 ans en ne faisant que 9h par semaine. Il braillait comme un fou avec des élèves qui lui dansaient pour ainsi dire sous le nez ! C’est difficile à vivre, quoi ! Donc je me suis dit « Est-ce que je ne suis pas en train de faire pareil ? » ; c’est la question qui te vient à l’esprit. C’est le vieux prof, édenté, comme le lion de la fable, auquel chacun vient mettre un coup de pied ; ça peut arriver ! Eh oui ! Pour mon grand âge (57 ans) j’ai encore du tonus, mais ça n’empêche pas que vu que l’on a peu de moyens de pression et que l’on a l’impression que les finances publiques sont à plat, ça gonfle au bout du compte. Mardi, je sortais complètement lessivé et ma collègue de maths qui est à temps partiel m’a dit « Tu as l’air complètement accablé ! ». Je lui ai dit « Oui, j’ai eu l’impression de monter le Golgotha avec le prof sur le dos toute la journée ! » (H, 57, clg, Fç)

Alors, il y a le physique qui joue beaucoup, il y a l’âge. Moi, en vie de classe j’ai souvent entendu les élèves

étonnamment dire « la prof de français on l’aime pas parce que elle est vieille ! ». On leur a dit « Vous

êtes gonflés, est-ce que nous on vous dit qu’on ne vous aime pas parce que vous êtes jeunes et que vous avez des boutons ? » Alors là, les élèves commencent à faire la gueule en général. Mais parce que c’est ça :

« elle a des rides » ! (F, 36, tit rpl, PC)

Ces difficultés sont souvent à l’origine d’une fragilisation vis-à-vis de l’activité et de désirs précoces de quitter le métier, que l’on soit homme ou femme (Cau-Bareille, 2009).

Mais ce problème des fins de carrière semble plus aigu en EPS où le vieillissement du corps de l’enseignant-e est beaucoup plus perceptible par les élèves au travers des activités physiques proposées, le corps étant son outil de travail principal. Dans les entretiens collectifs, ce sont les femmes qui ont abordé le sujet, trouvant des échos chez leurs collègues masculins. « Il devient

plus difficile de faire son métier comme on voudrait le faire ».

Tu peux être vieux en SVT, ce n’est pas un problème : tu as ta blouse blanche, ce n’est pas pareil ; et au contraire, ils ont plus d’expérience parce qu’ils sont plus vieux ! Mais nous, dans notre discipline, ça pose problème parce qu’on a une image physique qu’on le veuille ou non. ! L’image du prof de gym, qu’il soit fille ou garçon, … on a une modélisation : on est sportifs, on est beau, on est grand, on a des cheveux…

(Murmures approbateurs des participants) (H, 60, LP, EPS) (focus)

C’est vrai que nous, dans notre discipline, on ne peut pas tricher avec son corps ; derrière une table, on peut s’asseoir, on s’habille. Nous, quand on va à la piscine... ; voilà ! Déjà on le montre son corps et puis dans la programmation de l’Education Physique, il y a tout un éventail de sports qui nous servent d’outils pour finaliser nos objectifs de conscience corporelle, d’apprentissage, et puis de savoir être, de savoir-faire.

Quand je dis que l’on ne peut pas tricher, c’est qu’on montre sa vraie nature en EPS. (F, 54, clg, EPS)

Nous avons souligné plus haut le fait que les femmes sont plus souvent mises au défi de prouver leurs compétences que les hommes, y compris en début de carrière ; cela prend une ampleur plus importante encore en fin de carrière : elles cumulent alors deux facteurs de déqualification du point de vue des élèves : être « femme » et « âgées ». Plusieurs témoignages vont dans ce sens ; et pointent leurs difficultés à trouver une réponse adéquate.

Je trouve que le fait d’être une femme âgée - je ne sais pas si c’est plus difficile d’être un mec âgé – mais moi je vivais mieux mon métier, notamment par rapport aux garçons quand j’étais une femme jeune. Quand j’étais une femme plus jeune, les garçons avaient le miroir « C’est une femme, mais pourtant elle

d’être âgée, et en plus du coup d’avoir moins de force pour manipuler du matériel, parer, etc… je trouve que ça rentre en jeu. (F, 56, cité sco, EPS) (focus)

Si en début de carrière, elles pouvaient s’appuyer sur leurs qualités sportives et leur jeunesse pour faire des démonstrations, cela n’est plus possible en fin de carrière : nombreux-ses sont les professeur-es qui ont peur de se faire mal, de réactiver des douleurs liées à leur pratique sportive antérieure et leur activité de travail. Ils-elles ne peuvent tout simplement plus pratiquer leur activité comme avant, créant des inquiétudes quant à leurs capacités à se maintenir en activité. Pourtant, ils-elles déploient tout un ensemble de stratégies pour préserver « l’image » d’un-e professeur-e d’EPS sportif. Tout d’abord, ils-elles déploient énormément d’efforts pour s’entretenir, pour maintenir un certain niveau physique d’un point de vue personnel.

Ensuite, conscients de leurs difficultés dans la pratique de certaines activités, ils-elles deviennent plus sélectif-ves dans le choix des activités proposées.

(Focus EPS)

- Ça dépend quelles activités. Quand on fait de la lutte, ça ne me fait rien de prendre quelqu’un ; en rugby, pour le plaquage, ça ne me fait rien, je peux prendre un élève, parce que j’ai une très bonne connaissance de cette activité, je la maîtrise bien : le rugby était mon sport. Si tu me parles d’escalade, je ne monte plus, moi ! Donc j’essaie de me mettre dans des conditions favorables. (H, 60, LP)

- Moi, la seule activité que je pratique à 100% avec mes élèves maintenant, c’est la danse. (H, 55, lyc) - Certains vont plus sur les activités artistiques en étant plus âgés (H, 57, lyc)

- On se met en activité dans les activités où l’on pense avoir conservé encore une certaine pratique qui

nous permet de donner une image, parce que c’est l’image que l’on veut donner. (F, 56, clg)

- On fait juste les échauffements avec les élèves maintenant. (F, 49, clg)

Le choix des activités proposées est un point qui peut d’ailleurs faire tension avec les collègues. Les équipes d’EPS sont souvent constituées de plusieurs professeurs ayant chacun un profil sportif différent ; et en fonction des compétences des membres de l’équipe, des discussions ont lieu sur le choix des activités pour chaque niveau scolaire. Comme les difficultés des fins de carrière sont rarement exprimées collectivement, les réticences des anciens à vouloir discuter des programmes, à s’engager dans de nouvelles activités peuvent être associées à des résistances au changement, à des stratégies de confort dans la routine, à des postures individualistes, alors que cela relève plus fondamentalement de stratégies d’évitement visant plus à se maintenir en activité. Nous avons très bien identifié ce problème dans la séance de travail collectif que nous avons menée avec les enseignants de l’établissement qui nous a accueillies.

Et puis exercer son métier en fin de carrière, c’est faire ses cours autrement, même si cela n’est pas satisfaisant au vue de sa conception d’un « beau travail ».

L’âge impacte sur ma manière de m’impliquer au niveau des élèves. Maintenant, je viens, je suis quelqu’un qui débite son cours, qui l’organise ; je me force parfois à m’impliquer, mais je me suis rendu compte que je m’investis beaucoup moins, je participe un petit peu moins dans l’animation du cours alors que c’est quelque chose que l’on pourrait faire. C’est comme une mise en retrait par rapport à l’implication physique parce que j’ai des problèmes de santé qui me font souffrir. Ca je le ressens aussi ; on est quand même moins dedans. (H, 59, lyc, EPS) (focus établissement)

Mais, malgré ces stratégies de coping (faire face), ces régulations, cette image de l’enseignant dynamique, sportif, devient de plus en plus difficile à maintenir avec l’avancée en âge ; cela crée des situations de souffrance et des inquiétudes pour l’avenir, aussi bien chez les hommes que chez les femmes.

Moi je suis avec un collègue qui est un peu plus vieux que moi, mais qui lui a eu des accidents de la vie ; il a un physique plus que relâché. C’est vrai qu’avec ses gamins de collèges, c’est plus difficile pour lui par

rapport à son jeune collègue qui est athlète, qui a 32 ans et qui participe toujours aux activités. C’est vrai que c’est plus difficile ! L’image du prof de gym, qu’il soit fille ou garçon, … on a une modélisation : on est sportifs, on est beaux, on est grands, on a des cheveux. Mon collègue est chauve en plus, il accumule un petit peu ! Pour lui, ce n’est pas très facile, à tel point qu’il pense partir l’année prochaine, avant l’âge légal de la retraite ; il a 60 ans, il va avoir 61 ans cette année, donc il devrait partir l’année prochaine. Je ne crois pas qu’il va refaire une année, je crois qu’il va demander à anticiper sa retraite fin juin parce qu’il souffre. Il souffre. Je lui ai dit « tu t’en fous, ce n’est pas grave ça ! ». Il m’a dit «Tu as vu à quoi je ressemble ? » (H, 60, LP, EPS) (focus)

J’ai une collègue qui, il y a très longtemps maintenant, s’est suicidée. Et elle a laissé un message quand elle s’est suicidée disant qu’en dehors des problèmes qu’elle a pu avoir, elle ne supportait pas de vieillir alors qu’elle était toujours en service. Donc l’image de la prof d’EPS qui ne répondait plus aux critères, aux clichés, ce qui l’avait détruite quelque part. (H, 52, lyc – EPS) (focus)

Les cas de suicides sont rares mais il y en a chaque année : ils restent la face invisible des données de l’Education Nationale. Mais plus généralement, les difficultés rencontrées conduisent les enseignant-es à se mettre à temps partiel en fin de carrière ou à anticiper leur retraite comme le cas que nous venons de présenter ; les possibilités de sortie du métier étant très faibles.

Oui, j’ai envisagé de changer de métier parce que j’avais des problèmes de santé physique et qu’un prof

d’EPS qui vieillit, ça devient quand même plus difficile. (F, 54, clg, EPS) (cette enseignante a passé le

concours de chef d’établissement)