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L’organisation sexuée du travail enseignant « hors les murs » : de l’autonomie au

PARTIE II. ANALYSE SOCIOLOGIQUE JULIE JARTY

II. Tensions (de genre) en matière d’organisation du travail enseignant 128

II.3. L’organisation sexuée du travail enseignant « hors les murs » : de l’autonomie au

 

La  «  conciliation  »  :  une  usure  en  emploi  typiquement  féminine    

Même si le phénomène dit de la « double journée de travail » des femmes a été mis en évidence depuis longtemps dans les recherches féministes, rares sont les enquêtes sociologiques prenant sérieusement en considération les effets de l’articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale sur la santé et le vécu du travail (Le Feuvre, 2012). La prise

en charge de l’essentiel du travail ordinaire, quotidien, continu, en particulier pour les enseignantes en couple avec un membre des professions libérales ou d’un chef d’entreprise (59% des enseignantes le rappelle Marlaine Cacouault-Bitaud en 2007) a pourtant un prix à payer en termes d’usure professionnelle :

« Quand je commence à 8h, je suis fatiguée par ma longue journée de cours. Quand je termine à

17h ça me stresse car je sais que ça va être la course. J’ai un peu l’impression que c’est la 2ème

journée qui commence. C’est moi qui gère les rendez-vous, je les organise et c’est moi qui y

vais. » Fc 40 LV Co

Ainsi, l’organisation du temps de travail enseignant pose davantage de problème pour les femmes, qui se sentent davantage tiraillées par le temps :

« Avec les enfants j’étais pas très cool non plus parce qu’il y avait tout ce qu’il faut faire avant d’aller au travail, fallait les déposer à différents endroits le matin, c’était toute une organisation, j’étais tout le temps en retard, ça faisait trop de choses à faire toute seule avec eux, j’étais pas

mal stressée » Fc 58 Doc Co - ei

Notre enquête montre aussi que des EDT engendrant une forte présence au domicile (c’est particulièrement le cas des fameux « EDT mamans ») découle une sur-disponibilité, ou plutôt un sur-engagement au domestique et à l’éducatif :

« J’ai l’impression que nos collègues hommes ils ont plus un endroit, un moment. Et nous on est

plus souvent à faire plusieurs choses à la fois… et du coup ça prend trop de place, plus de

place. » Fa 40 Philo Ly - ei

Il est difficile de savoir si les hommes disposent davantage d’un bureau chez eux que les femmes mais ils semblent en tout cas moins interrompus (voire la sous-partie ci-aaprès). En revanche, les pratiques d’enchevêtrement des activités professionnelles et domestiques des enseignantes, déjà mis en évidence dans mes précédents travaux (Jarty, 2012) sont ici confirmées et apparaissent d’autant plus problématique et source de débordement pour les enseignant·e·s des disciplines exigantes en termes de travail de correction :

« C’est vrai que comme on travaille à la maison c’est pas… je découpe pas vraiment le temps de

travail et le temps domestique quoi. Donc euh c’est vrai qu’il peut y avoir une demi-journée où

j’avais prévu de travailler et puis finalement j’ai fait une lessive, les courses, passer des coups de fil ou je sais pas quoi et puis faut aller chercher les enfants… donc ouais je ne suis pas satisfaite de mon organisation du temps de travail quoi » Fa 40 Philo Ly – ei

« Concrètement je prépare mes cours en voiture, pas une séquence de bout en bout mais… sauf que les copies c’est pas possible, faut s’y coller, je trouve ça pénible. Ça demande de se poser vraiment. Moi mon mercredi, ce qu’on appelle la journée des mamans, honnêtement je crois travailler assez vite mais si j’arrive à me dégager deux heures, si je pouvais (…) ce à quoi il

faudrait réfléchir c’est comment débloquer du temps » F 42 LM Co – fg

Plus généralement, les enquêtes Conditions de travail montrent que les femmes travaillent davantage le samedi et, plus encore, le dimanche, et bénéficie plus rarement que les hommes de deux jours de temps de repos consécutifs (Molinié, 2012). Cette situation est confortée dans l’enseignement où la flexibilité temporelle du métier contribue à accentuer cet état de fait : le travail de correction des copies ou de préparations des cours est alternativement reporté au week-end ou aux fins de soirées (Jarty, 2009), en particulier chez les femmes qui se rendent davantage disponibles pour leurs enfants les fins d’après-midi et/ou le mercredi et reportent ainsi « à plus tard » leur travail de préparation ou de correction des copies. Notons que le report en soirée, en particulier pour les jeunes parents, peut considérablement renforcer la fatigue et l’usure au travail.

En France, les horaires des hommes sont moins prévisibles, car la plupart ne recherchent pas prioritairement cet objectif d’articulation « idéale » entre leur vie professionnelle et leur vie

familiale (Molinié, 2012). Mais notre enquête montre que certains enseignants, sollicités par des compagnes revendiquant davantage de temps pour elles, et/ou davantage de partage aux responsabilités familiales, se voient parfois contraints eux aussi de revisiter leurs cadres de travail, et d’ajouter d’y ajouter un peu plus de prévisibilité.

Stratégies  de  résistance  par  la  fonction  régulatrice  du  lieu  de  travail      

La naissance d’un second enfant a ainsi remis en cause l’organisation de la vie quotidienne d’un couple dont l’homme est enseignant, « au bout de 20 ans de vie commune et après 15 ans d’enseignement ! ». D’un côté, sa compagne lui demandait une plus grande disponibilité physique et mentale dans la gestion du travail domestique et éducatif qui a considérablement augmenté ; de l’autre, ce dernier se sentait interrompu en permanence et, ce faisant, pas suffisamment reconnu dans son travail d’enseignant. Les conflits qui en découlaient ont abouti à une reformulation des cadres de travail enseignant vers davantage de conformité avec « des horaires de bureau » :

« Ça a était une source de conflit très important, très fort avec ma femme, y’a un problème de reconnaissance mutuelle. Donc on a établi des horaires, 6h30-9h00 pour les enfants, et je

travaille en fait après, si je vais pas au collège j’ai pris l’habitude d’aller à la bibliothèque ; et puis je reviens à 18h30… avant que ce petit démon qui nous empêche de dormir arrive (il tient sa

fille de 20 mois sur ses genoux) travailler à la maison c’était possible, mais maintenant y’a un

problème de frontière, c’est détestable, sachant que pour les autres à un moment on est disponible

alors que dans sa tête on ne l’est pas, on est en train de réfléchir à autre chose (…) donc on a

convenu que j’avais comme des horaires de bureau, au collège, on l’a convenu y’a 3 semaines

seulement, au bout de 20 ans de vie commune, 15 ans d’enseignement pour que une fois que

j’arrive ici, je sois réellement disponible et c’est vrai que c’est une bonne solution ». Ha 44 HG –

Co - ei

De manière relativement similaire au cours du focus group de lettres, une enseignante âgée d’une trentaine d’année explique avoir recours à cette même stratégie de cloisonnement des temporalités professionnelles et familiales :

L’organisation du temps de travail des enseignant·e·s est considérablement affecté par la parentalité. Un phénomène d’accentuation de l’éclatement des temporalités professionnelles et familiales est observé chez certains pères et chez la très grande majorité des mères recherchant des stratégies de « conciliation » de leurs temps de vie. Il concerne très fortement les disciplines ayant des exigences en termes de temps de correction.

Cette organisation du travail se caractérise par :

- un travail en soirée et/ou le week-end qui devient systématique - une fatigue et un sentiment d’usure, de stress et de « mal faire »

- un manque de reconnaissance du travail réalisé par les personnes de l’entourage

« Avant je travaillais pas mal le week-end, le soir, et depuis que j’ai des enfants j’ai décidé d’opérer un changement radical, de profiter de mes enfants le week-end, donc j’essaye de faire 35 heures, enfin je m’oblige à 35 comme ça j’en fais 40, par contre tous les jours, lundi mardi mercredi jeudi vendredi, de plus ou moins 9h à plus ou moins 17h30-18h… Je fais une petite pause entre midi et deux, une petite sieste de 10 minutes pour être super efficace l’après-midi et par contre le mercredi je laisse les enfants à la crèche, c’est pas du tout la journée des mamans pour moi, ni des papas, tous les deux on travaille, et je reste au collège le mercredi après midi et je m’en vais vers 16h30, alors je dis pas ça m’arrive si j’ai la forme, le soir, de préparer un cours mais en gros j’essaye de m’astreindre à ça (…) alors je laisse mes affaire au collège j’ai ma salle et je laisse tout au

collège, je fais comme si j’étais une travailleuse de base, et comme ça je me rend vraiment

compte du temps que ça prend » (F 32 LM Co – fg)

Différents avantages sont perçus par cette enseignante : la disponibilité partagée pour les différents membres de la famille d’une part (« quand on est à la maison, on est disponibles

pour les enfants autant l’un que l’autre » ; la reconnaissance par son entourage de son métier

(« j’ai des amis qui disent : ‘‘vous les profs, c’est tranquille’’… Moi je leur dis je fais 35

heures par semaine dans mon établissement, comme vous »).

Le « bureau », cadre spatial « de base » pour reprendre les terme de l’enseignante précédemment citée, fonctionne ainsi comme une « chambre à soi » (Woolf, 1929), qui doit

avant tout être appréhendé comme un « espace-temps » : il permet de disposer d’un lieu à l’écart des sollicitations, des interruptions de la (potentielle) vie de famille permettant une production plus efficace et, en cela, accroissant le sentiment de satisfaction à l’égard du travail effectué.

La mise en place d’un cloisonnement plus important des temps professionnels et familiaux permet :

- un apaisement des tensions entre la vie professionnelle et la vie familiale ;

- un partage plus équilibré des responsabilités professionnelles et familiales pour les couples ;

- un accroissement du sentiment de reconnaissance professionnelle. Cette nouvelle gestion spatio-temporelle du travail enseignant implique des changements structurels (au niveau des politiques publiques nationales) et organisationnels (au niveau de la profession) :

-­‐ des modes de gardes disponibles et accessibles financièrement sur l’ensemble du territoire – or, des disparités régionales demeurent importantes en la matière ;

-­‐ un cadre de travail propice à la réalisation du travail enseignant (salles tranquilles dédiées au travail en nombre suffisant, matériels informatiques disponibles, etc.) – ce qui n’est pas le cas de bon nombre d’établissements scolaires en France.

III.   Expériences   du   sexisme   et   d’autres   formes   de   harcèlement   en