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Une preuve intuitionniste de l’argument de Diodore

supposer un temps composé d’instants dans une relation isomorphe avec l’ensemble des entiers.

On peut cependant remarquer que le fait que l’axiome (V) ne soit prouvable qu’à la condition que l’on accepte un modèle du temps discret ne fait pas de la preuve de Prior une traduction incorrecte de l’argument de Diodore, ni ne limite sa portée polémique contre la position aristotélicienne. L’axiome (V) étant satisfiable dans Kt, on peut très bien le concevoir comme un axiome non logique nécessaire à la preuve de Diodore-Prior dans la logique minimale temporelle. Insistons sur le fait que la formule

(¬p ∧ ¬F p) → P¬F p (V)

ne traduit rien d’autre qu’une intuition très naturelle et dont le rejet est pour le moins obscur, car si on traduit la formule en termes intuitionnistes, (V) dit :

« si l’on peut prouver que p est faux et qu’à l’avenir, il le sera toujours, alors il y a un instant passé à partir duquel tous les instants qui suivent sont ceux où p est faux ».

Le seul contre-modèle intuitivement clair à cet énoncé est de supposer un temps où il n’y a pas de passé et où donc il n’y a aucun sens à dire qu’« il y a un instant passé à partir duquel tous les instants qui suivent sont ceux où p est faux ». L’autre voie possible pour contredire la formule est de souligner que si le temps est dense, alors il n’y aucun moyen de déterminer l’instant passé à partir duquel tous ceux qui suivent sont ceux où p est faux. Mais s’il y a quelque énoncé qui est faux maintenant et qui l’est pour toujours, alors il y a bien un instant après lequel il est faux pour toujours, sinon on retomberait dans les paradoxes de Zénon et affirmerait avoir la preuve d’un énoncé qui est faux pour toujours sans jamais qu’il puisse commencer de l’être, ce qui totalement obscur. Le reproche que Vuillemin développe contre l’usage de cet axiome dans la preuve de Prior est donc à mon avis insuffisamment fondé, comme l’atteste du reste l’arbre de réfutation page97où l’on voit clairement que (V) ne joue qu’un rôle qu’au niveau du calcul propositionnel, et ne joue en fait aucun rôle dans l’usage de la logique temporelle pour la conclusion de la preuve.

Voyons maintenant comment il est possible de prouver la conclusion de Diodore d’une manière purement modale et intuitionniste, sans les axiomes additionnels.

3.6 Une preuve intuitionniste de l’argument de Diodore

Définition 9 (Contingence). Un énoncé p est contingent s’il n’est ni nécessairement

vrai, ni nécessairement faux.

mais on utilisera l’écriture suivante :

∇p ↔ (3¬p ∧3¬¬p) (Def. ∇)

Exemple 5. « Je pense donc je suis », est une vérité nécessaire, donc possible, mais non

contingente.

Remarque 4. Comme le suggère l’exemple5, on peut percevoir intuitivement que l’usage de ∇ et de ¬∇ n’a de pertinence que dans un système modal où l’axiome (T) est accepté. (C’est ce que souligne Cresswell [20] en faisant référence à une remarque de Segerberg [102] au sujet des développements de Montgomery et Routley [72] sur les systèmes avec l’opérateur ∇. Voir aussi sur ce point Humberstone [55].) On a vu en effet plus haut (section3.1.2) que la preuve de l’argument de Diodore-Prior nécessite au moins du point de vue modal les axiomesKetT.

Exemple 6. « Aujourd’hui ou demain, François va tondre la pelouse », est une vérité

contingente.

Remarque 5. A la lecture de l’exemple6, on pressent que les événements passés, tout comme les événements immédiatement présents, excluent la possibilité de leur néga-tion et donc la contingence ainsi définie ; cette impossibilité de nier leur existence im-plique par conséquent un effondrement modal, mais comme le remarque Vuillemin [146, p. 34], un effondrement modal limité.

Définition 10. (Négation)

¬p ↔ (p → ⊥) (Def. ¬)

Remarque 6. Cette définition de la négation, qui est la définition standard de la

né-gation en logique intuitionniste, peut traduire adéquatement la seconde prémisse de l’aporie de Diodore telle que la rapporte Epictète : « un possible ne peut pas être la conséquence logique d’un impossible » ; autrement dit, il est équivalent de dire qu’un énoncé p implique une conclusion absurde et de dire que p est faux ou que la négation de p est vraie.

Théorème 13. Dans un système modal normal pourvu des axiomesKetT, où l’axiome

(I) est une instance du schéma d’axiomes p → ¬3¬p, et où l’on assume qu’il n’y a de

preuve de p comme possible qu’à la condition que l’on puisse prouver que p est passé, ou présent, ou futur, alors, avec l’usage de l’opérateur ∇ et les seules règles intuition-nistes de la logique propositionnelle on peut dans ce contexte dériver une thèse intui-tionniste qui est la traduction de celle de Diodore :

3.6. Une preuve intuitionniste de l’argument de Diodore Démonstration. 1 P p → ¬3¬P p AxiomeI 2 ¬p ∧ ¬F p H 3 P ¬p ∧3¬P ¬p ∧3¬¬P ¬p H : P ¬p ∧ ∇P¬p 4 P ¬p ∧1E, 3 5 P ¬p → ¬3¬P ¬p 1 subst. (P p/P ¬p) 6 ¬3¬P ¬p → E, 4-5 7 3¬P ¬p ∧2E, 3 8 → E, 6-7 9 ¬P ¬p ∨ ¬∇P ¬p → I, 3-8 (i.e. ¬H) 10 3¬¬p ∧3¬p H : ∇¬p 11 ¬p ∧1E, 2 12 ¬p → ¬3¬¬p 1-subst.(P p/¬p) 13 ¬3¬¬p → E, 11-12 14 3¬¬p ∧1E, 10 15 → E, 13-14 16 ¬∇¬p → I, 10-15 (i.e. ¬H) 17 3¬¬F p ∧3¬F p H : ∇¬F p 18 ¬F p ∧2E, 2 19 ¬F p → ¬3¬¬F p 1-subst.(P p/¬F p) 20 ¬3¬¬F p → E, 18-19 21 3¬¬F p ∧1E, 17 22 → E, 21-20 23 ¬∇¬F p → I, 17-22 (i.e. ¬H) 24 (¬∇P¬p ∨ ¬P¬p) ∧ ¬∇¬p ∧ ¬∇¬F p ∧I, 9-16-23 25 ¬∇¬p ∧2E, 24 26 ¬3¬¬p ∨ ¬3¬p Def. ∇ 25 27 ¬3¬p H 28 ¬p ∧1E, 2 29 → E, 27-28 30 ¬3¬¬p ⊥E 29 31 ¬3¬¬p H 32 ¬3¬¬p R, 31 33 ¬3¬¬p ∨E 26, 27-29, 31-32 34 (¬p ∧ ¬F p) → ¬3¬¬p → I 2 - 33

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Pluralisme philosophique versus

Logique intuitionniste

Les systèmes philosophiques ont dû produire la dialectique pour s’éprouver les uns les autres et la logique pour s’éprouver eux-mêmes.

Vuillemin

What goes for the laws of logic goes more generally for the principles of philosophy.

Dummett

Résumé. Cet article montre dans un premier temps pourquoi la classification que

Vuillemin donne des systèmes philosophiques est un progrès dans l’histoire de la philo-sophie de la connaissance, et il répond dans un second temps aux embarras exprimés par Bouveresse et Engel au sujet du pluralisme philosophique qui est une conséquence que Vuillemin tire des principes et définitions de sa classification des systèmes philo-sophiques. La thèse principale de cet article est une conjecture : le pluralisme philoso-phique n’est pas une position que l’on est contraint d’admettre si l’on adopte la clas-sification de Vuillemin. On donne pour conclure les éléments qui devrait permettre la démonstration de cette conjecture.

Abstract. In a first time, this paper shows why the classification of philosophical

reply in a second time to embarrassments expressed by Bouveresse and Engel about the philosophical pluralism which is, according to Vuillemin, a consequence of the prin-ciples and definitions of his classification of philosophical systems. The main thesis of this paper is a conjecture : the philosophical pluralism is not a position that one is forced to admit if one adopts Vuillemin’s classification. Elements that should allow a proof of this conjecture are given in conclusion.

4.1 Vuillemin versus Dummett

Je dois reconnaître humblement que mes aînés, Bouveresse [9] et Engel [29], ont soulevé plus tôt que moi le problème crucial que la classification de Vuillemin pose par rapport à la question du rapport entre vérité philosophique et vérité tout court. Cet article porte dans un premier temps sur la question du statut de la logique dans la classification des systèmes philosophiques de Vuillemin. Dans un second moment on s’efforce de montrer que l’entorse principale que Vuillemin fait au concept de ordinaire de vérité, à savoir sa thèse du pluralisme philosophique, n’est pas, contrai-rement à ce qu’il soutient, une conséquence nécessaire de l’adoption de sa classifi-cation. L’article ne s’achève pas sur une démonstration mais sur une conjecture qui est vraisemblablement démontrable.

Je dédie cet article à Jacques Bouveresse qui, plus que quiconque, a su montrer l’intérêt et la richesse de la classification de Vuillemin. Comme le montre son livre

Qu’est-ce qu’un système philosophique ? [10], publié à partir de ses cours au Collège de France54, Bouveresse a vu bien avant moi que, sur la question de la nature sys-tématique de la philosophie, la confrontation des positions respectives de Vuillemin et Dummett est particulièrement éclairante. Convaincu depuis quelques années du caractère fécond de l’usage de la logique intuitionniste dans l’analyse des questions philosophiques, j’ai pris ici le parti de Dummett, en m’efforçant de démontrer que le pluralisme philosophique de Vuillemin n’est pas une thèse qu’un intuitionniste à la

Dummett est contraint d’admettre.

D’aucuns trouveront sans doute que la tournure more geometrico de certains pas-sage de cet article, a quelque chose d’affecté ou de forcé, mais ne suffit pas à prouver que les argument avancés sont des démonstrations au même titre que des démons-trations de logique mathématique. A cette critique je réponds simplement que j’ai adopté ce style afin de m’efforcer à autant de rigueur et de concision que possible ; compte tenu de la difficulté du sujet, j’espère qu’on ne trouvera pas cette décision inutile.

54. Je cite dans cet article la traduction que Bouveresse donne dans cet ouvrage du livre de Vuille-min, What are Philosophical Systems ? [147] qu’il commente dans cet ouvrage.