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Il faut donc rechercher des infrastructures beaucoup plus légères et moins coûteuses, qui puissent

B)- Une pléïade d'expérimentations

Comme on pouvait s'y attendre, l'implication des services de l'État va au-delà du cadrage de la solution. En effet, dès le milieu des années 1960, la Direction des Transports Terrestres et la Direction générale de la Recherche scientifique et technique (DGRST), rattachée au Premier Ministre, financent une série d'expérimentations tous azimuts. Ce soutien direct des acteurs publics centraux s'apparente à un pilotage de l'innovation par le haut, dont on vient d'évoquer la résonnance avec un style de politique publique général à l'époque. La métaphore de "l'arsenal" est moins évidente que pour le secteur aéronautique, mais il faut souligner que le soutien public est exclusivement ciblé sur des sociétés ou laboratoires français.

On peut parler de soutien "tous azimuts" car les expérimentations financées concernent

des moyens de transport urbains, interurbains et hectométriques4. Sans pouvoir faire

l'inventaire ni retracer la genèse de chaque prototype, on peut donner quelques éléments sur les

1 MULLER Pierre, Airbus, l'ambition européenne, logique d'Etat, logique de marché, Commissariat Général du Plan, L'Harmattan, Paris, 1989, 254 p.

2 COHEN Élie, Le colbertisme "high tech" : économie des Telecom et du Grand projet, Hachette, coll."Pluriel. Enquête", Paris, 1992, 404 p.

3 PATIN Pierre, "Les trottoirs roulants accélérés" in Pour la Science, n°38, décembre 1980.

4 Par transports hectométriques on entend des transports sur courte distance, dans la plage allant de quelques dizaines de mètres à 2000 mètres. Ces moyens de transports peuvent être verticaux (ascenseurs, escaliers mécaniques, remontées mécaniques) ou horizontaux (trottoirs roulants accélérés, systèmes à câbles, mini-métros…). Voir le rapport de l'Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité, Comparaison des systèmes de transport hectométrique, Synthèse n°1, Arcueil, mai 1986, 103 p.

tentatives les plus audacieuses, les projets les plus marquants ou ceux ayant eu une influence indirecte sur la construction ultérieure de la solution tramway.

L'expérimentation la plus ancienne est celle du métro suspendu de la société SAFEGE, qui

doit glisser dans les airs au niveau du troisième étage des immeubles. Ce projet date en fait des années 1950, il est testé depuis 1959 sur une voie d'essais de 1400 mètres de long à Châteauneuf-sur-Loire, près d'Orléans.

Figure 18 : Le métro suspendu de type SAFEGE. Crédits : Société SAFEGE, filiale d'ingénierie du groupe Suez Environnement. Site Internet : www.safege.fr , visité le 1er novembre 2010.

Pour faire moderne, on peut dire que le SAFEGE s'en sort presque trop bien. En février 1960, le

maire de San Francisco1 se rend sur le site de Châteauneuf. Il est intéressé par l'idée d'un

transport collectif d'avant-garde pour sa ville, une ville qu'il veut à la pointe de l'innovation et

qui connaît déjà de fortes mobilisations contre les projets d'autoroutes urbaines2. En 1966, c'est

au tour de François Truffaut de choisir la piste d'essais du SAFEGE pour tourner son film

d'anticipation Fahrenheit 451, inspiré du roman de Ray Bradbury3. Cette anecdote témoigne de

l'image du métro aérien, sans doute plus futuriste qu'ancrée dans la modernité. Quoiqu'il en

1 Il s'agit de George Christopher (1907-2000), un républicain modéré, maire de 1956 à 1964. Depuis cette dernière date, San Francisco n'a connu que des maires démocrates.

2 À San Francisco, une première "Freeway revolt" a lieu en 1955, en réaction à la publication dans le quotidien local San Francisco Chronicle du plan de développement des voiries rapides. Les mobilisations finissent par payer puisqu'en 1959, le conseil municipal ("Board of Supervisors") retire de la programmation sept des dix itinéraires envisagés.

3 Le roman de R. Bradbury paraît en 1953. Le film de F. Truffaut (Royaume-Uni, 1966, 112 mn) met en scène le SAFEGE comme un moyen de transport ordinaire à l'époque du récit.

soit, le SAFEGE répond bien à l'un des éléments de cadrage de la DTT. En circulant dans les airs, il se joue des embouteillages tout en apportant une capacité de transport supplémentaire.

Parmi les autres prototypes, le plus célèbre est sans doute l'Aérotrain, le véhicule sur

coussin d'air de l'ingénieur Jean Bertin, dont on imagine alors un futur à la fois interurbain et périurbain. L'invention est largement soutenue par la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action régionale (DATAR), qui cherche à l'imposer sur différentes scènes de discussion nationales. Pour les liaisons interubaines, elle constitue un temps une alternative possible au

TGV – ce dernier étant justement mis à l'étude en réaction par la SNCF. La version urbaine du

véhicule est quant à elle proposée pour relier les aéroports d'Orly et de Roissy, puis sur une ligne

"vitrine" entre La Défense et la ville nouvelle de Cergy1. La DATAR pousse un temps ce dossier,

tout comme elle introduit la proposition d'un réseau reliant les principaux pôles de l'aire

métropolitaine marseillaise2.

Figure 19 : L'Aérotrain TRIDIM, version "urbaine" de l'Aérotrain. Source : Revue ELT n°85, avril-mai 1974, p. 70.

Pouvante atteindre une vitesse de 70 km/h, l'Aérotrain paraît on ne peut plus attractif face à

l'automobile. Comme le SAFEGE, il présente l'avantage d'une faible emprise au sol, donc d'une

interférence limitée avec la voirie ordinaire.

La DTT et la DGRST soutiennent également le développement du métro léger automatique "VAL". Nous aurons plusieurs fois l'occasion de revenir sur cette innovation, puisqu'elle va rentrer directement en concurrence avec le tramway dans certaines villes.

1 Pour une approche critique de ce projet, voir : MICHEL Yves, "Le projet d'Aérotrain Cergy – La Défense" in Le Forum des Transports Publics, n°17, octobre-décembre 1971, p. 7-11.

Le "Villeneuve d'Asq – Lille" est au départ un appel à idées lancé par l'Établissement

public de Lille-Est, en 19691. Comme l'Aérotrain, le VAL est d'abord pensé pour desservir une

ville nouvelle, comme si la nouveauté de la forme urbaine rendait plus légitime et désirable l'innovation dans le mode de transport collectif à privilégier. Le choix de villes nouvelles comme terrains d'expérimentation nous éloigne du couplage problématique fréquentation/congestion initiale. Il nous confirme que le cadrage de la solution de transport collectif pour les villes sans métro tient aussi du soutien à l'innovation pour elle-même, pour la modernité qu'elle permet d'incarner. En l'occurrence, le projet lillois consiste à relier la ville nouvelle de Villeneuve d'Asq, 100 000 habitants envisagés à terme, au centre historique de la métropole nordiste. Pour cela,

l'appel à idées s'inspire des caractéristiques du "Minirail Habegger2", un mini-métro automatisé

présenté lors des Expositions universelles de Lausanne 1964 et Montréal 1967. Or, le projet

bénéficie à la fois de l'investissement d'un laboratoire local3 et de l'intérêt d'un partenaire

industriel de premier plan. Le premier conduit des recherches qui débouchent sur le brevet d'un

métro à automatisme intégral, en 1971. Le second, le groupe Matra, espère une convergence

technologique avec les dispositifs d'automatisation en essor dans les secteurs de l'armement et de l'espace. Il finance donc le développement d'un prototype à partir du brevet. Rebaptisé "Véhicule Automatique Léger", le VAL semble bien répondre au cadrage que nous avons mis en évidence : il est rapide, de plus petit gabarit que le métro, et tout en élégance automatique. Au

lieu de passer au dessus de la voirie, comme le SAFEGE et l'Aérotrain, il l'évite par en dessous.

La réflexion sur le gabarit conduit à soutenir des prototypes plus petits encore que le VAL. Il est intéressant de noter que dans cette optique, les innovateurs prennent toujours le métro comme référence, tout en cherchant à atteindre un coût, un capacité d'insertion et une capacité de transport conformes au cadrage de la DTT. L'adaptation de la recette métro passe alors par deux variables qui paraissent assez évidentes, la longueur et la largeur.

Dans cette optique, un laboratoire de l'École Centrale de Lyon propose un véhicule

suspendu à propulsion électrique, le prototype Urba. Ce prototype est particulièrement

audacieux puisque sa suspension utilise la technique du coussin d'air4. À l'époque, la technologie

des moteurs linéaires, en cours d'industrialisation, s'avère également prometteuse5. Les deux

éléments donnent au système Urba une image très avant-gardiste :

1 L'Établissement public d'aménagement de Lille-Est a été créé en 1968 pour piloter le développement d'une ville nouvelle sur la commune de Villeneuve-d'Asq. Même si les élus locaux sont associés aux décisions, la structure est à l'époque controlée par le ministère de l'Équipement.

2 Willy Habbeger (1918-2002) est un inventeur suisse, au départ spécialisé dans les téléphériques pour marchandises et passagers.

3 Le laboratoire de Radio-Propagation et Électronique (LRPE) de l'Université de Lille, dirigé par le professeur Robert Gabillard.

4 BARTHALON Maurice, "The invention and development of a suspended air cushion passenger transport system in France" in Transport and Communications Bulletin for Asia and the Far East, United Nations, Economic Commission for Asia and the Far East, n°46, 1970, p. 1-11.

5 En France, le moteur linéaire est développé par la société Merlin Gerin (Grenoble) à partir du milieu des années 1960. C'est un moteur électrique de ce type qui équipe le TGV à partir de 1974.

Figure 20 : Le véhicule Urba. Source : Revue ELT n°39, mai 1969, p. 57.

Dans la version proposée à la ville de Lyon, le véhicule-prototype ne mesure que 8 m de long pour 2 m de large – transportant ainsi 30 personnes. L'expérimentation est soutenue par la

DGRST à partir de 1967. Dans un article de janvier 1969, le Nouvel Observateur la qualifie

"d'autobus du ciel"1. En fait, la solution allie le site propre intégral du métro et un gabarit plus

réduit encore qu'un bus. De la même manière, une autre innovation soutenue est le Minitube,

un métro dont la largeur est réduite à 1,80 m, contre 2,40 m à 2,90 m pour un métro classique

(et 2,06 m pour le VAL). Le promoteurs du Minitube, un ingénieur de la SNCF2, explique qu'un

tel gabarit offre des possibilités d'insertion inédites dans la ville, en souterrain comme en aérien.

1

PIETRASIK Jérôme, "Les autobus du ciel" in Le Nouvel Observateur, n°217, édition du lundi 6 janvier 1969, p. 26-27.

2 GEAIS R., Le minitube. Caractéristiques optimales des réseaux de transports en site propre, monographie, 1970, 25 p. Document consultable au Centre de documentation du MEEDM.

Figure 21 : Le Minitube. Source : Revue ELT n°48-49, "Livre Vert", 1970, p. 172.

Une autre famille d'expérimentations soutenue est celle des systèmes semi-continus dans lesquels au lieu d'être motorisés, les véhicules sont rattachés à un câble tracteur. Bien qu'il ne s'agisse pas d'automatisme à proprement parler, ces systèmes répondent bien au cadrage de la DTT en offrant la modernité du "sans chauffeur" – laissant augurer des économies de fonctionnement. Ils paraissent également satisfaire au critère de la capacité de transport, même

si une fois calibrés (taille et espacement des véhicules) ils sont a priori peu adaptables dans la

phase exploitation (même capacité aux heures creuses et aux heures de pointe).

Dans cette famille, deux sociétés grenobloises se distinguent, notamment en raison de savoir-faire acquis dans le domaine du transport par câble. Spécialiste de la construction de

turbines hydrauliques et d'équipements pour les barrages, la société Neyrpic met au point un

prototype de téléphérique urbain, le Télérail. Celui-ci bénéficie d'un financement de la DGRST à

partir de 1970. On peut noter que le système garantit un peu de l'intimité de l'automobile, la contenance des cabines ne dépassant pas 10 places (voir sur la page suivante).

Figure 22 : Le Télérail de la société Neyrpic. Source : GUÉTAT J.-M., LACHENAL W., MULLER G., Du tram au TAG, op. cit., p. 97.

Dans le même temps, la société Pomagalski, spécialiste des remontées mécaniques, propose un

monorail aérien : le Poma 2000. Comme le métro suspendu et le Télérail, le Poma 2000 doit

circuler dans les airs, à peu près au niveau du troisième étage des immeubles. Il présente donc tous les avantages d'une faible emprise au sol, en plus d'être moins large que le métro. Le

Poma 2000 intéresse rapidement les élus grenoblois, qui envisagent alors sérieusement la construction d'une première ligne. Nous revenons plus longuement sur cet épisode dans le

chapitre 41.

En attendant, pour compléter le panorama des innovations soutenues par la DTT et la DGRST, on peut en venir à la filière la plus ambitieuse, celle du "transport rapide personnalisé" ("Personal rapid transit" ou "PRT" en anglais). Avec le PRT, la frontière entre transport collectif et transport individuel s'estompe. C'est du moins ce que promettent les innovateurs, qui parlent

de "transport semi-collectif à la demande". L'idée est d'offrir à l'usager le confort et l'intimité de l'habitacle d'une voiture tout en lui donnant les avantages d'un transport guidé, voire d'un véhicule à destination programmable. En somme, le PRT propose de retenir le meilleur de la voiture et du métro, et d'en faire la synthèse.

En mai 1972, le salon "Transpo 72" de Washington, très médiatisé, met en scène toute une série de ces prototypes "PRT". Dans les comptes rendus enthousiastes de la plupart des

visisteurs français, ces innovations semblent constituer l'avenir de la mobilité urbaine1. Nous

sommes alors à la veille du choc pétrolier de 1973, à l'apogée de la vague de recherche-développement. En France, le projet le plus abouti se réclamant du concept de PRT est le métro

ultraléger2, que nous avons évoqué dans l'introduction générale. Avec ses modules indépendants

s'agençant en station en fonction des parcours programmés, le système Aramis promet

beaucoup. Il permet d'imaginer un réseau de transport semi-collectif (chaque module peut embarquer de 6 à 10 personnes) où l'on circulerait sans correspondances. Un prototype rentre en phase de test à partir de 1972, sous la maîtrise d'ouvrage de la RATP :

Figure 23 : Un véhicule Aramis. Source : Revue ELT n°102, octobre-novembre 1976, p. 28.

Aramis va bien au-delà du cadrage de la DTT en termes d'automatisation, mais comme les autres innovations il échappe aux contraintes de la voirie générale, en pouvant être aérien ou souterrain.

1 Voir notamment le numéro "TRANSPO 72" de La Vie du Rail, n°1353, édition du 30 juillet 1972.

Il n'est pas possible, dans ces pages, de rentrer dans le détail des relations entre "innovateurs" et pouvoirs publics pour retracer la genèse de l'intéressement des seconds par les premiers. Ce que l'on peut dire, c'est que la masse des expérimentations simultanément soutenues fait sens. Si l'on s'intéresse aux crédits débloqués, on voit d'ailleurs que toutes ces expérimentations bénéficient d'une aide très conséquente. L'État attribue ainsi 159 MF de subventions et 15 MF de prêts entre 1966 et 1974, tandis que les collectivités locales abondent avec 36 MF de subventions et 40 MF de prêts entre 1970 et 1973.

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