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La situation déterminée devient problème dans le cours même du processus qui la soumet à l'enquête. […] Le premier résultat de la mise en œuvre de l'enquête est que la situation est déclarée problématique

B)- Trois hypothèses générales

Ayant éclairci ce qu'il fallait attendre et ne pas attendre du pourquoi et du succès, on peut

énoncer un premier faisceau de trois hypothèses pour orienter notre questionnement. Ces

hypothèses proviennent typiquement d'une "refonte de la théorie" (Merton, 19533), c'est-à-dire

d'un travail de (re)-formulation nourri par notre enquête et les surprises qu'elle a occasionnées. Les deux premières sont essentiellement descriptives, la troisième se veut plus explicative. Nous aurons l'occasion d'en émettre beaucoup d'autres, mais la vérification de ces trois-là est récurrente dans l'analyse que nous allons dérouler. Ainsi, nous proposons d'éclairer la diffusion du tramway par trois aspects de la solution et des discussions qui l'accompagnent.

Hypothèse n°1 :

En fonction de leurs attentes du moment, les acteurs impliqués peuvent mobiliser l'idée de tramway au service d'un grand nombre de couplages problématiques et d'arguments. Cette capacité peut être conflictuelle, mais aussi favoriser les accords.

L'hypothèse suppose qu'en tant que solution générique ou de projet spatialisé, le tramway fonctionne comme un réceptacle. Les acteurs l'investissent de différentes attentes, de leurs préoccupations du moment, et formalisent ces préoccupations/attentes dans un argumentaire. On en revient aux couplages problème(s)/solution(s) que les acteurs établissent pour convaincre, forcer la décision et formater la solution. Quels sont ces couplages ? Sur quels arguments reposent-ils ? Comment le tramway peut-il être si "accueillant" pour tous ces discours ? Telles sont quelques questions importantes qu'il nous faut adresser aux cas investis pour tester et approfondir l'hypothèse.

1 PERRET Bernard, L'évaluation des politiques publiques, La Découverte, coll."Repères Sciences politiques", Paris, 2008, 120 p.

2 Voir le chapitre 8, partie III consacrée à l'interprétation

Hypothèse n°2 :

En tant que projet stabilisé et produit final, le tramway a une influence en retour sur la perception et les attentes des acteurs. Cette influence peut favoriser la diffusion de la solution.

Cette deuxième hypothèse suppose que lorsque le tramway se concrétise, il est lui-même vecteur d'évolutions. Les variables antérieures sont devenues des attributs, matérialisant plus ou moins les attentes formulées durant la phase projet, mais quoi qu'il en soit influençant désormais directement les perceptions des acteurs. En cela, le tramway advenu suscite de nouvelles attentes, des apprentissages, et par là-même de nouveaux argumentaires justificatifs ou critiques. Comment le tramway "produit final" intervient-il dans les discussions ? Quelle influence peut-il avoir sur les projets suivants ? Il nous faudra également poser ces questions pour chacune des villes étudiées.

Avec ces deux premières hypothèses, nous cherchons à éclairer la diffusion du tramway à partir de la relation inextricable qui s'établit entre l'objet/instrument et les attentes que les acteurs projettent sur lui. Cela revient à supposer une grande malléabilité de la solution/projet aux différents stades du processus décisionnel, mais également à imaginer que le tramway n'est pas dénué d'effets propres.

Entre les attentes vis-à-vis du tramway-solution et les attributs du tramway-produit final, se pose la question de la stabilisation de l'argumentaire au fil des discussions. Ici nous introduisons un concept intermédiaire, important dans l'analyse. Malléable, la solution tramway est promue en fonction d'arguments qui, séquence après séquence, peuvent être rejetés, ou au contraire de plus en plus acceptés. Lorsqu'ils ont suffisamment convaincu, les arguments ne sont plus contestés, ne sont plus questionnés, mais font au contraire l'objet d'un large consensus au sein du système d'acteurs concerné. À ce stade, on peut parler d'une validation de l'argument, d'une consolidation des attentes qu'il exprime. Pour désigner les arguments parvenus à ce

niveau de "maturité", nous emploierons le terme de vertu, en supposant que l'agrégation de ces

vertus admises renforce la solution. De cette manière, on peut compléter le questionnement sous-jacent à nos deux hypothèses : comment les acteurs parviennent-ils à des accords sur l'opportunité du tramway et sur la fabrique des projets ? Quel est le contenu de ces accords ? Comment se construisent et s'agrègent les qualités communément admises, les vertus de la solution ?

À ce stade, nos deux premières hypothèses sont avant tout descriptives. Elles nous permettent de centrer le regard sur ce qui nous semble le plus important dans la dynamique de diffusion du tramway. Nous aurons l'occasion de les pousser plus en avant au moment d'interpréter le phénomène.

Hypothèse n°3 :

La diffusion du tramway peut se débloquer / s'accélérer lorsque les projets deviennent politisés, font l'objet d'une légitimation politique.

Cette troisième hypothèse est au cœur de notre analyse, nous la développons plus particulièrement dans la deuxième partie. Pour la comprendre, il faut d'abord revenir sur les acquis de la science politique concernant la notion de politisation. Justement, ces acquis ne permettent hélas pas de s'avancer en terrain stabilisé. Le terme de politisation reste extraordinairement polysémique, et renvoie à des réalités très diverses.

Selon une définition large proposée par Jacques Lagroye, la politisation serait "une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d'un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à

remettre en cause la différenciation des espaces d'activités1". Cette définition, précise l'auteur

"restreint en un sens le champ des processus considérés, en écartant notamment les usages du

terme « politisation » pour désigner l'intérêt pour la politique et pour en mesurer l'intensité

selon les groupes et les formes de socialisation". L'auteur renvoie à un article d'Étienne

Schweisguth pour cette acception qu'il écarte (Schweisguth, 20022).

Nous faisons de même dans notre hypothèse. Malgré cette restriction, la définition de J. Lagroye ouvre un champ d'acceptions très vaste, embrassant tous les espaces de la vie sociale. Surtout, elle n'évoque pas l'action publique comme un espaces d'activités différencié,

distinguable de l'espace politique. A priori, l'idée de "requalification" peut concerner le contenu

d'une politique publique, mais elle n'en demeure par moins très vague.

En fait, le grand intérêt de l'approche de J. Lagroye réside dans les formes de politisation qu'il identifie, comme autant de processus permettant d'appréhender la diversité du phénomène. En reprenant brièvement les définitions qu'il avance, on peut rappeler sa typologie de la manière suivante :

- détournement de finalités et de dispositifs sociaux de l'action collective ;

- dépassement des limites assignées par la sectorisation à certains types d'activités ; ce dépassement résulte généralement de la "prise de conscience", chez des acteurs étrangers aux jeux ordinaires de l'essence politique et à ses enjeux spécifiques, de ce qu'ils appellent la "dimension" ou la "portée" politique de leurs activités.

- inféodation d'associations ou de mobilisations sociales à un parti politique ;

1 LAGROYE Jacques, "Les processus de politisation" in LAGROYE J. (dir.), La Politisation, Belin, coll."Socio-histoires", Paris, 2003, 572 p. Définition extraite de la p. 360.

2 SCHWEISGUTH Étienne, "La dépolitisation en question" in La démocratie à l'épreuve. Une nouvelle

approche de l'opinion des Français, GRUNBERG G., MAYER N., SNIDERMAN P. (dir.), Presses de

- politisation d'un enjeu, c'est-à-dire l'inscription d'un problème social, médical, culturel, voire "purement technique" (s'entend du point de vue des techniciens), dans la liste des

questions traitées par les institutions explicitement politiques1.

Plusieurs de ces formes de politisation font écho au cas du tramway. La plus évidente est sans doute l'inscription des projets "dans la liste des questions traitées par les institutions explicitement politiques". Sur nos terrains d'étude, le tramway finit toujours par être politisé au sens de "politisation d'un enjeu" ou, pour rester dans notre cadre analytique, finit par être mis en discussion sur des scènes explicitement politiques, par des acteurs politiques revendiqués.

Toutefois, un diagnostic de politisation ne peut se limiter, selon nous, à la nature des acteurs/institutions qui prennent en charge un "enjeu", c'est-à-dire dans notre perspective le travail de couplage problème(s)/solution(s). Reprenant à son compte l'acception "inscription dans une arène politique", Patrick Hassenteufel ajoute un second sens, plus restreint, à la politisation de l'action publique : elle renverrait à "l'inscription des politiques publiques dans la

compétition politique"2. Ainsi, une politique, un projet public seraient d'autant plus politisés

qu'ils deviendraient "une ressource politique permettant d'affirmer une identité partisane ou

idéologique"3.

Tout en restant attentif à ces formes de politisation, nous souhaitons envisager la notion sous un angle différent. Dans la lignée du cadre analytique que nous nous sommes forgé, nous proposons d'appréhender la politisation à travers les arguments échangés sur les scènes de discussion observées. En matière de tramway, nous supposons qu'une forme de politisation peut

s'observer dans l'argumentaire de justification de la solution (ou de critique), dans le type de

légitimité (ou de non légitimité) que cet argumentaire lui donne.

En quoi consiste la légitimation politique d'un projet de tramway ? Voilà justement l'une des questions que notre hypothèse soulève, et que notre enquête empirique doit permettre de traiter. Nous supposons qu'en fonction des contextes, le tramway n'est pas discuté selon les mêmes couplages problématiques, n'est pas légitimé par les mêmes argumentaires. Par exemple, nous aurons amplement l'occasion de l'illustrer, la solution peut être rationalisée, objectivée comme une réponse optimale aux besoins de déplacement dans certains espaces urbains. Au contraire, on le verra aussi, la solution peut être justifiée comme l'expression de préférences subjectives, la combinaison d'attentes diverses, s'inscrivant dans de nombreuses dimensions du fonctionnement de la ville. Éventuellement consolidées en nouvelles vertus de la solution, les attentes peuvent être portées par de nouveaux entrants dans les discussions, mais aussi émerger au fil d'apprentissages, ou encore de transferts de savoirs/arguments ayant convaincu sur des scènes extérieures.

1 LAGROYE Jacques, "Les processus de politisation", op. cit. p. 365-367.

2 HASSENTEUFEL Patrick, Sociologie politique : l'action publique, Armand Colin, coll."U", Paris, 2008, 294 p. Citations extraites de la p. 162.

Le passage de l'un à l'autre de ces modes de légitimation/justification se traduit en particulier par une diversification de l'argumentaire à l'appui de la solution. Pourquoi assimiler cela à une forme de politisation ? La polysémie déjà grande de la notion demande d'être rigoureux dans une telle acception. Il faudra revenir sur ce point, mais on peut déjà dire qu'ici, la politisation est envisagée comme la revendication, dans un argumentaire de politique publique, du caractère subjectif et a-rationnel des choix opérés. Ainsi, la solution optimale pour répondre

à un problème, pour satisfaire un besoin, devient une bonne solution, justifiable par un

ensemble d'arguments hétérogènes, relatifs, renvoyant à la satisfaction de citoyens/citadins dans leur globalité. Pour décrire le phénomène, le terme "requalification" et le type "dépassement des limites assignées par la sectorisation" proposés par J. Lagroye paraissent adéquats. Par ailleurs, le recours au terme "politisation" nous semble d'autant plus approprié que sur les terrains étudiés, le second mode de légitimation/justification est souvent apprécié

par les acteurs eux-mêmes comme étant "politique"1. L'accord pratique évoqué par J. Lagroye

est souvent assez visible.

La vérification de cette hypothèse ouvre un vaste champ d'interrogations. La politisation des projets de tramway se limite-t-elle aux formes signalées, traitement par des instances explicitement politiques, enjeu de compétition politique et requalification de l'argumentaire justificatif ? En quoi ces formes de politisation permettent-elles de surmonter certains blocages du processus décisionnel ? Quels sont les mécanismes de la diversification des arguments justifiant le tramway ? En quoi ce dernier devient-il plus "politique" ? Le processus de politisation est-il inéluctable ? Nous préciserons les choses au fil de l'analyse.

Nos trois hypothèses de départ nous paraissent fructueuses, à la fois par l'ampleur des questionnements qu'elles soulèvent et par la capacité de notre matériau d'enquête à les étayer.

Leur test doit nous en apprendre sur l'interrogation globale de départ, sur le pourquoi du succès

du tramway. Il doit aussi nous donner une clé de lecture sur la dynamique propre des objets/instruments d'action publique. Enfin, il devrait offrir un éclairage plus transversal, sur quelques traits singuliers de l'action publique contemporaine que révèle la diffusion du tramway. Les constats et éléments explicatifs auront été essaimés tout au long de notre analyse. Il conviendra de les rassembler dans les conclusions d'étape puis dans la conclusion générale de ce travail.

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