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Ces stupides et pesantes et bruyantes machines qui représentent au point de vue de la circulation,

le comble de la bêtise et de l'absurdité.

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Le débat se développe, rappelons-le, dans un contexte où en dehors de Paris la voirie reste très largement disponible pour les transports en commun. On peut donc insister sur la comparaison avec l'autobus ou le trolleybus. Ceux-ci, de capacité alors relativement similaire, sont jugés plus modernes, plus rapides, plus confortables, et beaucoup plus souples pour le choix des itinéraires, pour l'adaptation aux mutations urbaines.

4- Une disparition du catalogue des politiques publiques

(années 1960)

Ainsi, à la fin des années 1960, c'est-à-dire au début de notre période d'étude, seules trois lignes de tramway de la "France d'avant" demeurent en service. Marseille et Saint-Étienne ont conservé une ligne en centre-ville tandis que Lille, Roubaix et Tourcoing sont reliées par le "Mongy", un tram qui circule sur une voie sur ballast. Le Mongy échappe d'ailleurs de peu à la disparition. En 1967, le service de l'Équipement du département du Nord recommande sa suppression. Les événements de mai 1968 et les craintes qu'ils suscitent semblent alors avoir eu un effet inattendu : le projet de suppression aurait été abandonné face aux menaces de grève des

traminots (Bigey, 19932). Quoi qu'il en soit, si la mémoire du tramway est déjà cultivée dans les

cercles "ferrophiles", sur le mode de la nostalgie, dans le monde du transport, elle est définitivement rangée aux accessoires d'un passé révolu. Le tram a rejoint le placard des technologies emportées par le cours de l'Histoire tel que l'orientent les représentations dominantes, des "systèmes désuets" comme Gaston Defferre les qualifierait. Très concrètement, l'industrie française des transports publics n'a d'ailleurs que des autobus sur son catalogue.

Ce rappel est important. Dans la "boîte à outils" des solutions de l'action publique du moment, le tramway n'a guère plus de place et d'héritage que la diligence. Dans le même temps,

1 TRICOIRE Jean, Le tramway à Paris et en Île-de-France, op. cit., p. 39. Nous ne connaissons pas les circonstances de production de cet article si virulent. Il est amusant de noter que le tramway a fait son retour dans la capitale intra-muros – en décembre 2006 – sur un parcours proche de celui du dernier tramway des années 1930 (Ligne T3 : Pont du Garigliano – Porte d'Ivry).

2 BIGEY Michel, Les élus du tramway. Mémoires d'un technocrate, Lieu commun, Paris, 1993, 249 p. L'information est tirée de la p. 26.

il est encore bien présent dans la mémoire collective, sous un jour très défavorable. On peut le mesurer à Nantes, où dans les dernières années de son fonctionnement, le tramway avait acquis le surnom de "péril jaune", en référence à la couleur des motrices et à leur vétusté. Ce péjoratif sobriquet est loin d'être oublié, il va être de nouveau mobilisé lorsque le tramway reviendra sur

l'agenda. On peut le mesurer à Grenoble, où à la fin des années 1970 Le Dauphiné Libéré –

quotidien régional tout sauf virulent – titre en Une : "Non au tramway rétro !". On le mesurera plus largement à l'aune des réticences à l'idée d'un "retour" du tram lorsque celle-ci sera formulée. Nous reviendrons largement sur ce point. En attendant, les exemples de Nantes et de Grenoble sont assez illustratifs de l'image du tramway dans les décennies suivant sa disparition. Clairement, notre objet suscite une sympathie rétrospective toute relative, nullement synonyme de regrets pour un mode de transport perçu comme vétuste, lent, brinquebalant, désuet, en somme vraiment ringard.

Ce passif mémoriel paraît aujourd'hui incongru, mais à la fin des années 1960 il est considérable. Lorsque les pouvoirs publics nationaux vont se saisir à nouveau de l'hypothèse tramway, ils ne peuvent échapper à un positionnement par rapport au passé, par rapport à ce que ce mot évoque dans la mémoire collective. Dans ce cas, la mémoire du mot "tramway" représente à l'évidence un coût important pour la fabrique d'une action publique le mobilisant. On peut déjà imaginer deux positions possibles pour ceux qui malgré tout souhaiteraient plaider la cause du tram : soit on revient au "bon vieux" système d'antan, en tentant de porter le fer sur le terrain mémoriel, soit au contraire on cherche à se détacher au maximum de l'incarnation antérieure, en tentant d'accréditer l'idée que la solution nouvelle n'a plus rien à voir avec sa lointaine origine. Mais n'allons pas trop vite en besogne, puisqu'au point chronologique où nous sommes arrivés, personne encore ne parle de remettre le tramway dans nos villes.

II- Un retour "national" par stimulation des villes

et des constructeurs (1965-1975)

yant extrait du passé les éléments nous semblant les plus influents sur "l'aval" historique, les représentations les plus prégnantes, on peut en revenir au début de notre période d'étude, et à l'interrogation initiale de ce chapitre. Comment, au vu de ce passé/passif, apparaît et se propage l'idée de mettre à nouveau des tramways dans les rues des villes françaises ? Quels arguments entourent la mise en débat de cette idée ?

Pour répondre à ce questionnement, il est à nouveau nécessaire d'en revenir au contexte, c'est-à-dire à la séquence historique qui marque le "retour" du tramway, entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970. Or, pour mettre à jour les différentes logiques ayant façonné les orientations de l'action publique durant cette séquence, nous ne disposons que de peu d'éléments. Faute d'avoir pu investir les différentes systèmes d'acteurs impliqués à l'époque, nous nous appuyons essentiellement sur un corpus documentaire mêlant revues spécialisées, documents institutionnels, ouvrages, rapports d'expertise et textes législatifs de l'époque. Ce corpus permet de comprendre le climat intellectuel général, son évolution et les principales étapes de la dynamique d'action publique qui s'enclenche du milieu des années 1960 au milieu des années 1970. Un tel balayage, ambitieux mais superficiel, ne nous interdira pas d'être beaucoup plus précis sur certains épisodes. En particulier, on accordera une grande importance à la séquence de 1975-1976, celle qui conduit à l'adoption par le secrétariat d'État aux Transports du "tramway moderne". Pour comprendre cette séquence on s'appuiera alors sur le témoignage d'acteurs très directement impliqués.

À partir de ces sources, nous pouvons nous intéresser aux discours problématiques tels qu'ils émergent en matière de déplacements urbains. En effet, nous faisons l'hypothèse que le renouveau du tramway trouve sa genèse dans la problématisation d'une crise des transports collectifs à partir de la seconde moitié des années 1960, et à partir des couplages problème(s)/solution(s) successifs que les acteurs de l'époque établissent pour la traiter.

Faisant irruption sur l'agenda systémique, la crise des transports collectifs se voit assez rapidement problématisée en lien avec un autre phénomène, celui de la congestion des centres urbains. Certains acteurs publics sont parties prenantes de cette problématisation. Toutefois, aussi rapide soit leur réaction, on peut qualifier la prise en compte du problème de partielle : l'idée d'un soutien aux transports en commun se voit en effet fortement concurrencée, voire débordée par le développement des capacités routières (1).

Malgré cette concurrence, progressivement, l'effort en faveur des TC se traduit par une série de mesures innovantes et par la création nouveaux instruments, en particulier de la ressource financière cruciale que constitue le versement-transport (2).

Dans le même temps, la Direction des Transports Terrestres du jeune ministère de

l'Équipement1 coordonne une vague de recherche et développement tous azimuts. L'idée est de

concevoir, par un véritable saut technologique, le mode de transport collectif de l'an 2000 pour les villes trop petites pour s'équiper d'un réseau de métro (3).

Or, quelques années plus tard, confrontée aux incertitudes opérationnelles de ces programmes technologiques très ambitieux, la DTT change son fusil d'épaule. Elle s'oriente alors vers la promotion d'un mode de transport éprouvé, quoique susceptible d'être modernisé. C'est précisément à ce moment que surgit l'idée de tramway, au départ au sein d'un cercle très restreint d'experts-militants et de fonctionnaires spécialisés (4).

Au total, on peut donc dire que le "nouveau" tramway émerge comme une solution possible face à une problématique de déplacements urbains, mais à l'issue d'une longue séquence, où plusieurs autres solutions sont explorées. Pour éclairer pareille dynamique et tenter d'en restituer les nuances, notre propos s'appuie sur une hypothèse principale : à chaque étape, les acteurs se mobilisent en fonction d'une logique dominante, consistant à apporter une

voire la réponse pertinente à un besoin identifié comme celui de déplacer efficacement des

citadins. Moins qu'à des citadins, c'est d'ailleurs aux usagers des transports collectifs, que l'on s'adresse. Par conséquent, le tramway est d'abord façonné comme une solution de transport, permettant de remédier au problème des déplacements dans un certain type de villes.

1- La construction d'un problème des transports collectifs

urbains

Au mitan des années 1960, les agglomérations françaises connaissent simultanément un brusque décrochage du niveau de fréquentation de leur réseau de transports collectifs. La crise est diagnostiquée par un nombre croissant de professionnels du secteur, d'experts, d'intellectuels ou d'usagers/militants. Ces acteurs réalisent un premier couplage problématique en reliant la situation des TC à la croissance du taux de motorisation et à ses conséquences : une fuite des usagers devenus automobilistes d'une part, d'autre part une dégradation de la vitesse commerciale des bus, en proie à la congestion du trafic (A). Toutefois, ce couplage doit faire face à une problématisation concurrente, qui connecte la congestion au problème des capacités routières, donc à la solution d'une multiplication des voiries plutôt qu'à des solutions recourant aux transports collectifs (B). Pour cette raison, même si certains acteurs publics s'introduisent dès le départ dans les débats (sollicités ou auto-saisis), on ne peut parler que d'une prise en compte partielle du problème (C). Dans l'ensemble, la construction d'un problème TC s'accompagne de tentatives de rapprochement avec certains thèmes d'action publique du

1 Pour rappel, le ministère est constitué en 1967, essentiellement par la fusion du ministère des Travaux Publics et de celui de la Reconstruction et de l'Habitat.

moment. On peut penser que l'élargissement de la problématisation correspond alors à une volonté d'intéresser largement au sort des transports en commun.

A)- Le couplage d'une chute de fréquentation et de la circulation automobile

On l'a dit, il semble que la perception d'un "problème" des transports en commun émane largement, au départ, de la brutalité de certains signaux. À partir de 1964-1965, la fréquentation des réseaux, jusque-là stagnante ou peu dynamique, connaît en effet une forte chute dans presque toutes les villes de France. Entre 1960 et 1967, la fréquentation chute de 15% à Lyon et

Strasbourg, jusqu'à 32% à Lille et dans des proportions intermédiaires à Bordeaux ou Marseille1.

La dégradation brutale de la situation est aussitôt remarquée par les opérateurs des réseaux concernés. Elle est rapidement identifiée au sein des services spécialisés de l'État. Voici par exemple comment Jean Millet, ingénieur des Ponts et Chaussées à la Direction des Transports Terrestres, expose la situation. Nous sommes courant 1969 :

Dans les agglomérations de plus de 500 000 habitants le trafic décroît de 3 à 6% en moyenne. […]

Dans les agglomérations moyennes le trafic reste à peu près stable. Il augmente légèrement (quelques

pour cents) dans les villes de moins de 200 000 habitants, souvent par la suite d'une extension importante

du réseau, en relation avec l'urbanisation périphérique ou de l'apport du ramassage scolaire. Dans le

même temps, la population des villes augmente en moyenne de 2% par an. Ainsi, la part relative du

transport collectif apparaît-elle en décroissance dans presque toutes les villes, alors que le parc

automobile croît annuellement de 8 à 10%.

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Le propos de cet ingénieur constitue déjà une problématisation. En mettant en lien la chute de fréquentation des TC avec la croissance du parc automobile, très soutenue dans cette période de forte expansion, il construit assez directement une relation de causalité : les transports collectifs souffrent du niveau croissant de la circulation automobile.

En effet, les courbes de mesure du trafic évoluent symétriquement à la fréquentation des transports collectifs. La tendance commence concrètement à se traduire par l'expérience des embouteillages pour un nombre toujours plus grand de citadins, en de toujours plus nombreuses occasions. En fait, la montée du taux de motorisation des ménages semble avoir

atteint un seuil qui fait déclic3 : les usagers réguliers des transports collectifs se retrouvent

1 Source : Direction des Transports Terrestres, ministère de l'Équipement, 1969, à partir des données fournies par les exploitants dans les villes concernées.

2 MILLET Jean, "Les difficultés et l'avenir des transports urbains" in Équipement, Logement, Transports, revue mensuelle du ministère de l'Équipement et du secrétariat d'État aux Transports, n°39, spécial "transports terrestres", mai 1969, p. 53-54.

Jean Millet est alors Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées au service "Transports de voyageurs" de la Direction des Transports Terrestres.

3 Pour rappel, le nombre d'automobiles en circulation en France passe de 900 000 en 1930 à 2 millions en 1939, toujours 2 millions en 1953, 4 millions en 1958, 8 millions en 1964, 12 millions en 1969 et 15 millions en 1975. Ce parc a de nouveau doublé depuis la fin des "Trente Glorieuses".

moins nombreux et la congestion croissante allonge d'année en année le temps de parcours des bus, noyés dans le flot des voitures. C'est donc un véritable cercle vicieux qui se met en place, la plus faible vitesse commerciale des transports collectifs incitant les usagers à recourir à l'automobile. Il touche d'abord les plus grandes villes, puis les agglomérations intermédiaires. Notre ingénieur n'est pas le seul à décrire cette spirale, toutefois on peut reprendre son propos pour mieux en mesurer les conséquences concrètes sur l'exploitation des réseaux TC :

Chaque année, de nouveaux autobus doivent être mis en service si l'on veut maintenir une qualité

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