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d'accélérer ce dossier, parce que pour vous, le problème numéro un, c'est l'utilisation de l'énergie électrique ! »

Parce que ça, c'était la hantise de Giscard. Il y avait cette crise du pétrole qui était terrible. Je ne

sais pas si vous imaginez que quand je suis arrivé dans mon bureau, j'ai été convoqué dans l'après-midi

même pour aller chez le Premier Ministre, parce qu'il s'agissait du "France". Et que le "France" qui venait

de faire le tour du monde, n'avait pas payé le carburant dans une partie de son voyage. […] La thèse de

Giscard, qui paraissait parfaitement normale, qui n'était pas politique du tout, était la suivante. Il m'avait dit

un jour : « Quand vous faites marcher quelque chose à l'électricité, nous avons à l'heure actuelle

seulement 9 à 10% de nucléaire. Mais je vous assure qu'à la fin de mon mandat on sera à 90% de

nucléaire, on sera des hommes libres ! Pour le moment, nous sommes des esclaves des pays du Golfe ».

Alors il s'est battu, et il était donc pressé de sortir cette ligne de TGV.

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La conversation entre le Président de la République et le chef de cabinet de M. Cavaillé rejoint ici l'une de nos suppositions sur l'importance du choc pétrolier comme catalyseur de nouvelles préoccupations. Dans la logique présidentielle, la crise rend crucial l'enjeu de l'indépendance énergétique. Elle suscite par ricochet un intérêt renouvelé pour la traction électrique dans le domaine des transports. L'argument en faveur de cette dernière se couple d'ailleurs au développement du programme électronucléaire, gage de l'indépendance de la France. On peut rappeler, pour mettre en perspective la conversation ici rapportée, que c'est précisément à ce

moment que la traction électrique est préférée aux turbines à gaz pour le futur TGV2.

À l'aune des relations avec le Moyen-Orient et du programme TGV, l'idée du tramway

paraît alors très anecdotique. Néanmoins, c'est précisément en ce 8 décembre 19743, à l'Élysée,

qu'elle gagne en quelques instants le statut de possible "bonne" idée. On peut reprendre le récit de la conversation telle que R. Guitard l'a mémorisée :

"Et c'est à ce moment là que j'ai dit à Giscard : « Ça me paraît d'autant plus étonnant qu'au cours

de l'été, sur les problèmes pour lesquels j'ai été nommé, je suis allé à Bruxelles, je suis allé à La Haye, je

suis allé à Amsterdam, je suis allé à Genève, je suis allé… ». Alors, il m'arrête, et il me dit : « Il y en a

beaucoup, comme ça ? ». Alors je lui dis : « Je voulais vous dire que dans toutes les villes que j'ai vues, il

y avait des tramways. Et que je ne comprends pas comment, alors qu'on a tous ces pépins à cause du

pétrole, on est condamnés à traîner nos autobus. Moi je vois, comme directeur général de la SEMVAT, je

ne sais pas comment je vais payer le carburant, c'est effrayant. Alors qu'il y a une solution simple, qui est

le tramway ».

1 Entretien avec Raymond Guitard du 2 septembre 2009, déjà cité.

2 La décision est prise début 1974, donc avant l'élection de Valéry Giscard d'Estaing. Auparavant, la rame prototype "TGV 001" était motorisée avec quatre turbines directement inspirées des réacteurs d'avion, qui engendraient une consommation totale de plus de 1000 litres de carburant à l'heure.

3 Le récit de Raymond Guitard mentionnant la fête des Lumières à Lyon, on peut établir à coup sûr que la conversation a lieu le 8 décembre 1974.

Il m'a regardé, et il m'a dit : « Ah bon, vous vous en êtes aperçus, vous aussi ?». Je lui dis : « Oui,

pourquoi ? ». Il me dit bien, au revoir, mais il me dit : « Mais je vous en supplie. Allez à la Fête des

Lumières à Lyon. Ce soir même. ». « Oui monsieur ». […] Donc ce jour là, en début d'après-midi, le

Conseil d'État a donné son avis favorable pour le TGV; j'ai ramassé les papiers au triple galop, j'ai sauté à

la gare de Lyon, et je suis arrivé…

Mais huit jours après, Cavaillé m'appelle – parce que je lui ai raconté ce qui s'était passé – et il me

dit : « Ça vous apprendra à blaguer avec Giscard ». Je lui dis : « Pourquoi, qu'est-ce que j'ai fait ? ». Il me

dit « Hé bien il m'a donné l'ordre, et il a expédié directement de l'Élysée un texte qui créé un groupe de

travail pour s'occuper du tramway, et le président du groupe, c'est le nommé Raymond Guitard… ».

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La discussion en dit beaucoup sur la centralisation du pouvoir d'initiative en France, du moins dans les quelques mois suivant l'entrée en fonction d'un nouveau Président. Elle apporte aussi

de l'eau au moulin des analystes de la technocratie/énarchie dans la Vème République d'avant la

décentralisation. On peut relever la connivence des deux anciens camarades de l'ENA, mais aussi l'idée de R. Guitard selon laquelle la préférence pour l'énergie électrique d'origine

nucléaire ne serait "pas politique du tout"2.

Pour notre propos, cette conversation joue un rôle essentiel. À ce moment, l'idée du tramway se trouve placée au sein d'un argumentaire plus général sur le choc pétrolier comme problème, l'autonomie énergétique comme but et l'électricité nucléaire comme moyen. Ce nouvel agencement problématique constitue un élément important de son entrée en scène, même si la formulation antérieure du problème des transports collectifs, autour du couple fréquentation/congestion, ne disparaît pas pour autant.

La conversation du 8 décembre produit rapidement des effets. Un mois plus tard exactement, soit le 8 janvier 1975, M. Cavaillé tient une conférence de presse. Lors de cette conférence, il explique très clairement qu'il souhaite rompre avec la logique du saut technologique. Mieux, il affirme que "le tramway est susceptible de connaître un nouvel essor dans un certain nombre de villes françaises". Dans ce but, il annonce que son administration entend bien, au cours de l'année qui s'ouvre, "définir en commun avec les exploitants et les

collectivités locales les conditions de ce renouveau"3.

Pour la première fois, l'idée du tramway est nommément située sur l'agenda gouvernemental. On peut discuter de sa centralité, douter fortement de son imposition réelle

1 Entretien avec Raymond Guitard du 2 septembre 2009, déjà cité.

2 De nombreux auteurs ont montré comment l'argumentaire d'État, en cette époque de grands projets d'équipement et d'aménagement du territoire, mobilisait systématiquement la notion d'intérêt général à l'appui, tout en réservant les qualificatifs de "politique", "partisan" ou "intérêts particuliers" aux opposants potentiels.

dans les préoccupations des acteurs politiques nationaux, en tout cas la voilà présente. Évoquant le climat du moment, M. Bigey ne dit pas autre chose :

À partir de cette époque, des idées jugées auparavant farfelues, hérétiques, voire séditieuses,

devenaient presque à la mode. Les transports urbains n'étaient plus nécessairement voués au déclin. Il

devenait possible de prendre en considération le tramway à l'intérieur même des institutions de la

République.

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L'ensemble de la séquence menant de la déception vis-à-vis des innovations à la conférence de presse peut être lu de cette façon. C'est bien l'intervention de M. Cavaillé qui reconnaît officiellement l'idée de tramway comme envisageable sur l'agenda gouvernemental, qui la rend légitime dans les discussions. Cependant, l'intervention est à replacer dans un processus plus long qui englobe l'échec de la stratégie du saut technologique, les conséquences du choc pétrolier, la campagne présidentielle de 1974, le renouvellement des acteurs politiques nationaux et la position privilégiée qu'obtiennent quelques-uns des rares acteurs-promoteurs initiaux.

B)- Une solution cadrée comme "moderne", transport-efficace et nationale

Au stade où nous en sommes, l'idée de tramway est cependant loin d'être opérationnelle. Dans la conférence de presse du 8 janvier, elle reste encore formulée en des termes très vagues. Comment peut-elle devenir une solution d'action publique à même d'être déclinée dans les villes de France ? Cela passe par un processus de cadrage, auquel justement vont s'employer les acteurs nationaux. Or, souvenons-nous que le tramway, à ce moment, véhicule des représentations négatives dans la mémoire collective. Le groupe de travail qui se met en place sous la présidence de R. Guitard va tenter d'aplanir l'obstacle en définissant de manière très précise les caractéristiques techniques de ce qu'il convient d'appeler non pas "tramway", mais "tramway moderne". L'adjectif est présent dans l'intitulé même du groupe. On peut considérer qu'il constitue la première caractéristique, si l'on peut dire, de la solution à définir.

Le groupe rassemble des représentants de la DTT, d'autres ministères, auxquels doivent se joindre les délégués des collectivités locales et des exploitants intéressés. P. Malterre n'en fait pas officiellement partie, mais à l'invitation de R. Guitard, il en devient le principal conseiller. Le chef de cabinet se souvient de son importante contribution :

"La liste des membres du groupe avait été fixée par la Présidence. C'est à ce moment-là que j'ai

rappelé mon ami Malterre au galop, et que je lui ai dit ce qu'il nous fallait. Ah ! Il était aux anges ! Il m'a

dit : « Mais moi je ne fais que rêver du tramway ! ». Il est venu tout de suite, bien sûr. […] Et Malterre a

donné des détails sur ce qu'il voulait appeler tramway. Il ne voulait pas que cela soit n'importe quoi. Et les

types [ndla : les autres membres du groupe] l'ont tous écouté. On avait affaire à un type qui connaissait

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