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Une pièce de tissu

légumes, il doit y en avoir plus d’une quarantaine répartis dans toute la longueur de la rue. Autant sur le bas-côté d’en face et autant derrière moi, sous le fly-over. Une petite femme rêche vient d’arriver surmontée d’un sac de chou-fleur aussi grand qu’elle. Au moment de le balancer par terre, sur le sol pavé, ce dernier émet un petit son étouffé par l’épaisseur des feuilles. Un homme qui, jusqu’alors était assis derrière le vendeur de légumes derrière lequel je me trouve vient d’éventrer ce sac. Il épluche les choux fleurs un à un, découpant leurs feuilles d’un petit couteau de métal dont la lame et le manche sont taillés dans la même pièce d’acier. Ainsi épluchés, il passe les choux fleurs de main en main les répartissant de manière équitable entre le vendeur de droite assis sur une des dalles de béton couvertes de pierres de tailles grises. Le vendeur de gauche est assis sur une dalle mais d´un tout autre type. Deux épaisseurs de pavés sont disposés de manière à former un carré d’environ un mètre de côté. Une couche de sacs plastiques à fortes mailles protège ce promontoire. Ces deux vendeurs assis devant leurs sacs de jutes chargés de légumes ne font pas commerce à la

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même hauteur. L’un culmine à soixante centimètres du sol quand l’autre et à quelques vingt centimètres. Ils vendent les mêmes produits disposés à une exception près de la même manière. Pourtant cela n’a pas l’air d’influencer la clientèle qui préfère pour l’instant le vendeur sur son promontoire de pavés.

Les dalles de béton surmontées de pierre de taille grise sont réparties sous le fly-over selon un plan orthogonal à raison de deux rangées de dalles mesurant chacune trois mètres sur trois. Une allée d’un mètre et demi sépare ces deux rangées ainsi que chaque colonne. Ponctuellement entre ces colonnes bien organisées s’installent d’autres dalles plus précaires à l’instar de l’homme sur pavé. Il est vrai que la rangée exposée directement sur la route accueille majoritairement des vendeurs au détail. Sur la seconde rangée, à l’ombre du fly-over s’entassent les sacs bombés de légumes destinés à être livré dans les marchés locaux d´Ahmedabad.

En face, un homme couronné d’un bonnet gris cent pour cent acrylique tient dans sa main un sac blanc poussiéreux. On peut lire de chaque cotés l´inscription « POINTER, electronical accessories » accompagnée de miniatures d’appareils électro- ménager avec dessus, inscrit dans une étoile le mot « Fancy ». Une femme vêtue d’un blouser bleu et d’un saree teinté de bleu et de rose aux motifs circulaires est assise au milieu de ses légumes dans un espace d’un mètre carré lui-même inscrit sur une dalle de trois mètres de côtés. Elle regarde cet homme au sac choisir ses tomates et fini par lui tendre un sac plastique vert qu’elle pèse sur sa balance à poids.

Sur la rue, des femmes défilent portant invariablement des sarees aux couleurs chamarrées. Elles transportent de volumineux sacs de légumes — carottes, tomates, haricots, piments verts, aubergines, choux fleurs — qu’elles viennent déposer sur la seconde rangée de dalles de béton. Subsiste sur leur tête, une fois le sac posé, une petite pièce de tissus roulée en galette afin d’amortir le poids des sacs. Il y a des sacs de plastique transparent, des sacs de résille en plastique rouge, des sacs de jute marron marqués de

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larges caractères rouges, des caisses en plastique bleu à double poignées.

Les légumes ainsi transportés viennent pour certains des alentours d´Ahmedabad, pour d´autres de l´autre bout de l´Inde. Ils sortent tous du marché en gros de la ville situé de l’autre côté de la rue. C’est un bâtiment jaune sable qui a plutôt mal vieilli. Au rez- de-chaussée, des entrepôts de la taille d’une petite supérette ont leurs murs couverts par des empilements de sacs. La dimension des ouvertures du premier étage laisse deviner des bureaux. Au milieu de ce bâtiment qui longe la rue jusqu’au carrefour principal trône une petite tour de quatre étages. Trois des faces du quatrième étage sont ornés d’une horloge identique. La quatrième supporte quatre lettres montées sur une structure métallique. On peut y lire l´acronyme de Agricultural produce market committee : APMC. Une femme vient de jeter à mes pieds un amas d’oignons frais réunis dans une pièce de tissu bleu azur. À ma droite, les deux hommes assis bras dessus bras dessous accueille ce paquet d’une onomatopée surprise. La femme qui transportait ce paquet doit avoir une soixantaine d’années, des boucles d’oreilles dorées toutes trois fichées dans différents cartilages.

Le bruit de la rue semble moins présent, je crois distinguer la voix des deux femmes choisissant des gousses d’ails à deux mètres de moi. Depuis la rue, le long d´une des dalles de béton, un homme négocie le prix des haricots. Il est encore assis sur sa moto qu’il vient d’éteindre. Le marchand assis au sommet de ses deux épaisseurs de pavé rempli un sac vert de deux poignées et reçoit deux billets. Vingt roupies. Il porte une chemise blanche à fines rayures blanc cassé serties de diamants de plastique bleu. Il est assis sur ses talons, ses genoux reposant sur le sol. L’effluve de fumée grise qui vient de s’échapper de la rue masque l’odeur des légumes déjà bien entamée par les relents des petits amas de fruits en décomposition coincés à l’arrière des dalles de briques. Tout dépend du vent mais l’odeur des feuilles de choux fleurs fraichement coupés prédomine. La femme portant un blouser rose et un saree violet vend de l’ail

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sous différentes formes. Les aulx complets posés sur un morceau de tissus blanc lui-même reposant sur un sac de jute sont disposés devant elle. Les gousses non épluchées sont plus en avant dans une bassine de plastique marron. Elle trie régulièrement les gousses déjà épluchées avant de jeter des poignées entières derrière elle. Quand il n’y a pas de client, en divise les aulx en gousses. Quand il n’y a pas de client, elle épluche les gousses.

Une vache vient de faire son apparition entre les deux rangées de dalles. Le poil marron et les cornes gris foncé. Ce sont les épais sacs plastiques de carottes qui guident son errance. Rapidement un homme l’invective et chasse l’imposteur. La carotte qu’elle mâchonne à l’heure de sa fuite ne fait aucun doute sur sa culpabilité. À deux de dalles de la femme qui épluche des oignons, au niveau d’une des travées du fly-over, un chai-wala remue sa préparation. Régulièrement il la brasse de sa large cuillère. Juste derrière lui, un barbier rempli dûment sa tâche sur un client impassible, encastré à quarante-cinq degrés sur un siège rembourré. 14h01

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