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15 février 2015 11 h 8 Gujari Market

En face de l’allée qui mène au Gujari Market il y a un grand panneau bleu sur lequel est inscrit : « Sabarmati River Front / RIVER FRONT MARKET ». Dix mètres plus loin, sur la gauche, apparaissent le long de l’eau des ferraillages hauts de quatre mètres. Encore plus loin, après cinquante mètres, ces ferraillages sont couverts de béton achevant de séparer le marché de son lien avec la rivière Sabarmati.

Les artisans, qui fabriquent et vendent les lits en bois, s’étalent sur une surface de quarante à cinquante mètres de long et d’une largeur de deux lits soit environ quatre mètres. Ces lits sont composés de huit pièces. Les quatre pieds qui bénéficient d’un traitement privilégié avec leurs courbes rondes et les quatre parties du cadre horizontal qui s’encastrent dans les pieds. La plupart de ces lits sont montés. Quelques-uns sont dressés sur leurs deux pieds arrière. D’autres sont démontés en quatre parties. Enfin, les lits complètement démontés attendent rangés par type de pièces, les pieds d´un coté, les bordures du sommier de l´autre.

Une femme, vêtue d’un saree rouge pâle à motifs orange, assemble un lit à l’aide d’un rabot. Elle commence par associer les pieds par deux avant de réunir les deux parties en forme de L, pour que le rectangle du sommier se complète. Ce n’est pas un des travaux les plus laborieux, mais il faut taper progressivement, sans perdre patiente, au risque de fendre le bois. Assemblage par assemblage, puis alterné, afin que les emboîtements soient uniformes. L’homme, à sa droite, celui qui porte une chemise vert d’eau, s’aide d’une scie pour assembler les pièces. Si la compatibilité

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des assemblages n’est pas à son goût, il ajuste instantanément, un morceau raboté ici, une pièce réduite là. La précision n’est pas préalable, elle s’expérimente sur-le-champ. Une fois vendus, ces lits sont transportés en quatre pièces maintenues par des rubans colorés. Plus facile à faire rentrer dans une auto, un rickshaw ou sur les flancs d’une moto.

Deux parasols noirs. L’un à l’extrémité nord, l’autre au milieu des lits. Ils abritent les vendeurs de cordes. Elles sont utilisées pour tresser le matelas de ces lits en bois. Sans ce tressage, ces derniers ne seraient que de simples cadres de bois sur pilotis et ces cordes, des cordes. Elles sont vendues au kilogramme et pesées dans une vieille balance en acier. Elles ne se comptent pas en mètres, mais plutôt au nombre de lits à tresser. Le compte ne se calcule pas, il s´estime. Quelques copeaux au sol trahissent l’activité de cet emplacement. Les pièces sont préfabriquées. Un des artisans continue cependant à tourmenter une pièce de bois afin de l’ajuster. Semble-t-il être là plus pour occuper le temps que par réel engouement productiviste ? Un des vendeurs est assis sur le rebord d’un lit. Dans sa chemise blanche et bleue, il considère chaque pièce une par une comme perdu dans ses pensées. Déjà vingt minutes qu’il n’a pas vendu de lit. Lorsque la dernière transaction s’est concrétisée, il a saisi les quelques billets de sa main droite. Avant de les ranger dans sa poche droite, il les fait voyager à trois reprises, entre son front et le rebord du lit, pour recevoir la bénédiction de sa production manuelle. 11 h 48

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Un lit

Ici, nous n’allons pas parler de lit, mais de charpoys. Un lit, c’est d’abord les pieds de lit, le sommier, le matelas, un dessous de lit, une couette et enfin les draps. Un charpoys, c’est un cadre de bois ou de fer monté sur quatre pieds. Ce cadre devient cadre à tisser et est rempli par de cordes ou de sangles tissées de sorte qu’il soit possible de s’allonger. C’est un lit, mais aussi un canapé, un banc, un étal, une salle de jeu, une cloison mobile ou un étendoir. En cela, on ne peut que partiellement être appelé lit.

La dimension du cadre est celle d’un lit simple. 1,90 sur 0,80 mètre. Cette dimension est à quelques centimètres près invariable. Il n’y a ni charpoys enfant ni charpoys double. Ces dimensions sont l’illustration des mœurs. Le concept de couche conjugale n’existe pas. Traditionnellement, lorsque la famille s’agrandit, les parents dorment dans la pièce principale et les grands-parents installent leur charpoys à l’extérieur pour dormir. Cette dimension pourrait aussi être conditionnée par des questions pratiques. Une fois qu’une personne s’allonge sur un charpolys, le tressage — contraint par le poids — épouse la forme concave du corps empêchant une seconde personne de dormir confortablement. À l’image du tatami japonais, le charpoyls a une typologie unique obligeant à penser l’espace par association. La hauteur des pieds, comprise entre 30 et 40 centimètres, définit une relation au sol différente que celle des

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repas qui sont pris assis au sol.

La typologie des maisons traditionnelles ne comprend qu’une seule pièce intérieure : la cuisine. Le patio central remplit les fonctions de salon, d’espace de réception ou de chambre à coucher. En d’autres termes, le patio permet d’enclore l’espace extérieur, de le privatiser. Le poids réduit du charpoys permet de s’adapter à mixité d’usage de l’espace. La nuit, ils sont repartis dans l’espace du patio et dans la cuisine. Au cours de la matinée, ils sont rabattus le long des murs. Après le déjeuner, un charpoys servira de canapé pour recevoir quelques invités. Si l’espace du patio est insuffisant, un charpoys peut être placé dans la cuisine puis rabattu à la nuit tombée au-dessus du foyer servant à la cuisiner le jour.

À Gulbai Tekra, il n’y pas de patio, question d’économie d’espace. La rue entière remplit cette fonction. La journée, les charpoys n’ont pas besoin d’être rabattus le long des murs puisqu’il n’y a pas de murs. Le seul espace intérieur est la cuisine. Les charpoys disposés, çà et là le long de la rue, sont la matérialisation de l’extension de cet unique espace privé. En leur présence, la rue devient un collage de salons, de salles de jeu ou d’étals. Sur un charpoys, grand-père discute avec son fils tout juste rentré de l’école, sur un autre, deux enfants jouent avec une dînette improvisée avec quelques morceaux de plastique, une femme assise sur un troisième vend des produits du quotidien. Le matin, après que les hommes aient déserté les alentours, les femmes dressent plusieurs charpoys sur leur tranche pour étendre du linge sur le cadre de bois. Certains sont dressés pour créer un espace protégé du soleil ceux restés sur leurs quatre pieds. Au cœur de ce salon ombragé, improvisé, les femmes se réunissent pour discuter avant de commencer à préparer le déjeuner. Le charpoys est un objet intimement lié au rassemblement. Parce qu’il n’est pas seulement un lit, son usage n’a de limite que l’imagination. Parce que ce n’est pas une chaise, il n’a aucune limite de places assises.

Malgré sa simplicité et sa flexibilité, le charpoys demeure un rappel de la tradition. De fait, il incarne un hier auquel la classe

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moyenne ne veut pas être associée. Elle veut incarner la génération de l’espace intérieur en fracture avec celle de l’espace extérieur qui, une fois l’espace intérieur saturé, dispose des charpoys à l’extérieur pour dilater l’espace privé. C’est une fracture entre les citadins et les villageois. La fracture entre l’espace congestionné de la ville où il est impossible de s’étendre sur l’extérieur et les villages où l’horizon est encore visible. Gulbai Tekra, en étendant l’espace dans la ville, est une forme de résistance à ces fractures inhérentes à l’exode rural.

Un charpoys ne connaît pas l’obsolescence programmée. Chacune de ses parties est réparable. Il faut voir les menuisiers du Gujari Market travailler les finitions des cadres de bois pour le constater. À côté d’eux, les vendeurs de sangles et de cordes attendent les clients désireux de changer un cordage sectionné par de longues nuits passées à supporter le poids d’un corps. Si les sangles ne sont pas usées au point de lâcher, il n’est pas utile de les remplacer. Il est plus rapide de défaire le tressage puis de le refaire plus tendu. La connaissance de ce savoir-faire suffit à lui prolonger sa durée de vie. Ce tressage, au-delà de son esthétisme, a aussi des vertus climatiques. Il laisse passer l’air évitant la surchauffe des nuits d’été. S’il vient à subir la rage de la mousson, il sèche avant que les derniers nuages gris ne se soient dissipés.

Les charpoys sont des insolences spatiales. Leur flexibilité leur permet de refuser un usage unique, de dilater l’espace et d’être déplacés à loisir. Il nous rappelle que la chaise, et la position assise qu’elle impose n’est qu’une invention moderne, apparue avec l’ère industrielle. À Jamalpur Market des dalles de béton servent d’étals pour les maraîchers. Pareil au Gujari Market où se réunissent tous les dimanches les vendeurs d’Ahmedabad. Leur forme est-elle une adaptation du charpoys à la ville en ignorant nombre de ses qualités ou une tentative d’étouffer son insolence dans l’inflexibilité du béton ?

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écriture est un processus continu qui, une fois commencé, ne demande qu’à s´étendre. Très vite, après avoir débuté, les impasses et les omissions apparaissent traduisant les infidélités du récit vis-à-vis de l´activité du quotidien. Il est vain de vouloir figer cette dernière par le mot. Il s´agit alors d´apprendre à l’observer pour en extraire les éléments qui la caractérisent. L´écriture appelle la réécriture et ainsi de suite. Elle impose son rythme à l´observateur, obligé de baisser les yeux sur le papier pour consigner une observation ou une réflexion avec l´angoisse de perdre, dans cet intervalle de temps minime, des détails pertinents de la vie observée. En relevant les yeux, le champ observable du quotidien réapparaît. Paradoxalement, plus nous pensons connaître ce champ, plus sa profondeur augmente. Partant, tenter de décrire ce champ pourrait être comparé à un enfant ayant entrepris de rattraper son ombre. C´est un mouvement permanent, visible, mais impossible à saisir.

L´ordinaire se reflète dans l´image du quotidien. C´est elle qui donne à l’ordinaire son attrait, qui le rend familier à tous. Elle est un agent esthétique qui transforme un fait isolé en un fait ordinaire jusqu´à ce qu´il devienne un geste du quotidien à travers ce que Bruce Bégout évoque comme le concept de quotidianisation. Le quotidien s´oppose à l´inconnu. C´est lui qui nous absorbe et nous éloigne de notre statut d´étranger au lieu. Un sac plastique passant de main en main est un geste bien insignifiant isolé de son contexte géographique et temporel. Mais ce même geste, sous le fly-over qui abrite une partie du marché de Jamalpur, est dépositaire d´une mémoire étalée dans l´espace et le temps. Il évoque le trajet des

Conclusion