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Une ouverture institutionnelle toute relative

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 191-194)

Après avoir, dans le chapitre 2, analysé la manière dont se négocient les territoires de l’action professionnelle dans un contexte de pluridisciplinarité (régulation entre corps professionnels) puis, dans le chapitre 3, montré la coexistence et l’imbrication de différents modèles éducatifs de prise en charge (régulation des relations entre jeunes et professionnels), nous nous sommes penchés, dans ce quatrième et dernier chapitre, sur les modes de régulation des relations entre l’institution et le monde extérieur (les autres institutions et les textes législatifs d’une part, mais aussi l’environnement familial et social des jeunes d’autre part).

Au terme de cette réflexion, deux aspects méritent d’être soulignés.

Premièrement, la question de la légitimité du Verger, en tant qu’institution d’enfermement de mineurs délinquants, constitue un enjeu central. Cette légitimité prend en effet place dans un contexte d’ambivalence normative : le Verger se voit obligé d’adopter la « logique de l’ouverture » préconisée par les lois et recommandations en vigueur, mais doit malgré tout justifier la nécessité d’enfermer les jeunes pour ne pas perdre sa raison d’être. Par ailleurs, si l’enfermement doit rester exceptionnel, le principe de clôture doit néanmoins être efficace : en cas d’évasion, le Verger devient la cible des critiques médiatiques et politiques. Ces ambivalences se répercutent au niveau des réformes successives adoptées par l’institution. D’un côté, on observe un renforcement de la logique carcérale, avec l’arrivée des gardiens, le rehausse-ment des murs d’enceinte et le rattacherehausse-ment aux instances pénitentiaires, et de l’autre, un mouvement d’« humanisation » de la prison, avec la règle des

« huit heures », les possibilités de sortie au secteur « observation » ou encore l’introduction de nouveaux corps professionnels dans l’enceinte des murs.

Ces transformations multiples, qui découlent pour la plupart d’injonctions externes, questionnent également l’autonomie de l’institution. Il semblerait en effet que les professionnels du Verger soient soumis à des formes de contrôle toujours plus présentes et qu’ils perdent conséquemment de leur autonomie d’action au quotidien. Les agents d’encadrement des jeunes déviants sont donc également des « agents encadrés » (Serre, 2009). Cela découle à la fois de

leur interdépendance croissante au sein de l’établissement – le corps éducatif dépend par exemple des gardiens pour remonter un jeune en cellule – et de l’extension du pouvoir décisionnel du juge sur la routine en détention. En effet, un membre du corps éducatif a maintenant besoin de l’aval du juge pour autoriser la sortie d’un jeune en observation. Tout ceci peut également être compris à l’aune de la place croissante du droit dans les rapports sociaux en prison, phénomène souligné par Rostaing (2009 : 100) : « Le droit devient une ressource, une protection pour les détenus et une contrainte pour les personnels. » Ainsi, le fait de placer les garanties légales au centre des pré-occupations concernant la justice juvénile a considérablement augmenté la bureaucratisation des procédures et réduit d’autant la marge de manœuvre des acteurs professionnels.

Concernant la mission du Verger, il est également intéressant de souligner la relative absence, dans les discours de justification, d’arguments se référant à la nécessité de mettre le jeune à disposition de la justice au moment du jugement ou d’aider le juge dans sa prise de décision. Il s’agit là, pourtant des fonctions principales des secteurs de détention et d’observation (respec-tivement). Ces justifications sont écartées au profit d’une rhétorique basée sur les bénéfices du « choc carcéral », et la nécessité de prendre en charge les jeunes « dont personne ne veut ». On peut faire l’hypothèse qu’il serait plus légitime et gratifiant pour les professionnels de justifier la prise en charge avec de tels arguments (qui laissent la place à un travail de suivi du jeune), qu’en évoquant uniquement des aspects de procédure, qui renvoient le Verger au statut « d’instrument » au service du pouvoir judiciaire. Si la fonction des interventions professionnelles engagées dans le CEF étudié ne se réduit pas à celle d’auxiliaire de justice, c’est aussi parce que les acteurs professionnels luttent activement pour le maintien de ces marges de manœuvre, à la fois concrètes et mentales. Ces « raisons d’être » (Gaspar, 2012) sont indispensables aux acteurs, sans quoi leur travail se viderait de sens.

Parallèlement à la question de la légitimité de l’enfermement, il nous paraît important de revenir sur la question de « l’ouverture » de l’institution. Cette tendance à ouvrir les murs de la prison découle des critiques adressées aux institutions sociales totales et se voit renforcée dans les institutions de prise en charge de délinquants mineurs, pour lesquels le souci de réinsertion est encore plus prégnant. Il ne s’agit toutefois pas d’un mouvement linéaire et continu, au contraire « l’organisation carcérale se transforme et se redéfinit en permanence, notamment par des processus de fermeture ou d’ouverture relatives avec l’extérieur » (Rostaing, 2009 : 95). Les impératifs d’ordre interne et externe (empêcher les évasions) viennent en effet régulièrement remettre en question les réformes qui autorisent une plus grande liberté de mouvement des jeunes détenus. Si les murs du centre de détention sont considérés comme

trop poreux ou le risque d’émeute trop important, des mesures sont prises pour augmenter le niveau de sécurité (telles que l’introduction des gardiens ou l’élévation des murs externes). Par ailleurs, il faut considérer avec une certaine distance critique le principe même d’ouverture, qui n’implique pas nécessairement une diminution du contrôle exercé sur les jeunes pris en charge. Ainsi, nous avons pu observer que les déplacements autorisés à l’extérieur en secteur observation sont soumis à un examen minutieux et un contrôle strict du temps.

Le principe « d’ouverture » advient également au travers d’une normalisation de la vie en détention, au sens d’un rapprochement avec les conditions de vie à l’extérieur (Rostaing, 2009). La création d’une salle de classe ou l’accès aux soins médicaux participent à ce processus (Frauenfelder et al., 2015a). Si on peut, de prime abord, identifier une forme de « détotalisation » de la prise en charge, d’autres pointent au contraire un mouvement inverse : en multipliant les regards et les expertises (médicale, psychologique, pédagogique, etc.), on soumet le jeune délinquant à une surveillance accrue, qui concerne désormais toutes les sphères de sa vie sociale et intime. Cette forme de « retotalisation » du contrôle social a notamment été observée par Chantraine (2011) dans les établissements pénitentiaires pour mineurs en France, qui ont également mis en œuvre une prise en charge pluridisciplinaire et en réseau. Parallèlement, la participation croissante des familles dans le suivi des jeunes implique une extension du contrôle exercé par l’institution : ce n’est plus uniquement le jeune qui constitue la cible du dispositif éducatif, mais aussi sa famille, qui doit démontrer sa capacité à collaborer avec l’institution et à mettre en œuvre des pratiques éducatives jugées conformes par les professionnels. Ces quelques réflexions étayent largement les théories du contrôle social développées par Foucault (1975) : dans les sociétés contemporaines, le contrôle a tendance à s’exercer de manière toujours plus subtile, mais aussi plus extensive, et se donne à travers des dispositifs de disciplinarisation de l’individu fondés sur des savoirs experts (médecine, psychologie, travail social, etc.).

Conclusion : l’éducatif sous contrainte,

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