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Division morale du travail et recomposition des

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 196-200)

« territoires » d’intervention

D’un espace de pratiques d’encadrement traditionnellement réservé aux MSP et au corps éducatif depuis sa création en 1964, le Verger est par la suite investi également par des agents de détention en 2002, des professionnels de la santé en 2005 et de l’enseignement en 2010. Or, l’arrivée de ces nou-veaux acteurs professionnels va produire un déplacement de l’axiomatique dominante du champ local d’intervention professionnelle, reconfigurant en profondeur les territoires d’intervention. Alors que les nouveaux entrants sont amenés à découvrir de nouveaux espaces d’intervention, les groupes déjà

« installés » doivent recomposer le périmètre de leur action. Si auparavant

« chacun faisait un peu de tout », l’analyse montre combien les controverses professionnelles induites par les processus de division du travail et de différen-ciation des rôles portent certes sur des aspects techniques (reposant sur une différente maîtrise des savoirs et savoir-faire nécessaires à l’accomplissement de tâches spécialisées), mais aussi (et peut-être surtout) sur des aspects moraux renvoyant à l’inégale désirabilité de la répartition des tâches (Hughes, 1996).

Ainsi, les attitudes contrastées des groupes professionnels déjà installés face aux transformations de leur territoire d’intervention, les controverses sur les

« limites » du rôle de chacun, les résistances exprimées sur la nature du travail délégué, ou encore la déroute de voir son périmètre d’action se rétrécir sans que ce réaménagement s’accompagne d’une revalorisation, témoignent de 111 En termes bourdieusiens, « le mode de pensée relationnel et analogique qu’implique

le concept de champ [d’intervention professionnelle que nous avons mobilisé]

permet de saisir la particularité au sein de la généralité et la généralité au sein de la particularité, en nous enjoignant de considérer le cas [du CEF suisse romand rencontré] comme un « cas particulier du possible » » (Bourdieu et Wacquant, 2014 : 118–119). Cf. Introduction – Comprendre une institution « par le bas » : une approche sociologique.

la recomposition de la division du travail engagée depuis les années 2000.

En effet, ce champ d’intervention professionnelle ne saurait se réduire à une simple juxtaposition de territoires professionnels « complémentaires », comme le suggèrent parfois certains discours institutionnels tenus en matière d’organisation du travail en réseau ou de « bonne » gestion d’un environnement professionnel pluridisciplinaire. De fait, cette nouvelle répartition des rôles induite par l’arrivée de nouveaux venus se manifeste sous une forme à la fois saillante symboliquement, mais aussi parfois chargée d’affects. Dès lors, l’enquête a documenté la nouvelle division morale du travail et la recompo-sition des territoires d’intervention, essentiellement sous l’angle des luttes de concurrence et de formes de résistance au « sale boulot ».

Concernant les « luttes de concurrence » (Bourdieu, 1978), l’analyse montre que celles-ci se manifestent surtout entre les membres du corps éducatif nouvellement diplômés et les professionnels de la santé, groupes profession-nels se trouvant en haut de la division du travail et partageant le souci de se

« démarquer » de certaines pratiques de surveillance et de discipline marquées du sceau d’une certaine indignité sociale. L’arrivée de spécialistes du main-tien de l’ordre (des travailleurs qui ont fait leur entrée au bas de la hiérarchie pour prendre en charge les tâches abandonnées par les métiers ayant gravi l’échelle de mobilité) permet aux « nouveaux » membres du corps éducatif de se concentrer sur les aspects « nobles » de leur métier. Cette recomposition des rôles rapproche les nouveaux éducateurs et éducatrices des visées des professionnels de la santé entrés dans le CEF peu après les agents de déten-tion, et qui construisent leur intervention autour d’une vision humanisante.

Cette vision se réfère largement aux standards juridiques internationaux : faire accéder les jeunes à un régime de droit commun. Si d’un point de vue phénoménologique le geste du personnel médical n’est pas celui du personnel éducatif, et s’ils mobilisent parfois des étiologies concurrentes autour « des problèmes des jeunes », les membres du corps éducatif et les professionnels de la santé se retrouvent généralement autour d’une mission d’humanisation de la détention, orientée autour d’un travail d’écoute et d’accompagnement.

Cette préoccupation commune renvoie d’abord aux techniques mobilisées par les professionnels dans lesquelles la parole et les entretiens divers ont pris une place importante, instaurant ainsi une forme de « gouvernement par la parole », déjà mise en lumière dans d’autres dispositifs de prise en charge des mineurs délinquants (Bugnon, 2014 ; Roux, 2014). Plus fondamentalement, ce souci d’être dans la relation porte en creux la trace des remises en cause du pouvoir tutélaire des centres éducatifs fermés depuis les années 1960–1970 (Heller, 2012) tout en s’inscrivant dans un mouvement plus général de transforma-tion du « gouvernement » des populatransforma-tions : « Dans des sociétés qui valorisent l’autonomie et l’émancipation individuelle, tant pour des raisons morales

que pour des raisons économiques […], nombres d’agents institutionnels sont amenés à ‹ travailler avec › plutôt qu’à ‹ travailler sur ›, ou tout au moins à travailler ‹ sur › en travaillant « avec › » (Coutant, 2012 : 210). L’importance commune conférée par ces deux corps professionnels au fait d’« être dans la relation » s’accompagne de petites rivalités en la matière, qui se manifestent dans la critique d’instrumentalisation de la relation par la médication que le corps éducatif adresse parfois au corps médical, ou dans la critique de réduction de la relation à la définition du cadre contraignant et sanction-nant que le corps médical adresse au corps éducatif. Enfin, ces rivalités entre corps professionnels s’accompagnent d’un certain brouillage du vocabulaire en usage entre corps médical et éducatif. Les référentiels cognitifs du soin ont été aisément appropriés et mobilisés par les membres du corps éducatif, acteurs professionnels extérieurs au monde médical stricto sensu. Émancipée du langage exclusivement médical, l’idée de soin reste toutefois marquée par son empreinte. Si bien que les membres du corps éducatif semblent occuper une position symboliquement moins avantageuse que les membres du per-sonnel médical dans ces luttes symboliques autour de la définition légitime de la « bonne » prise en charge des usagers. En même temps, les éducateurs et éducatrices représentent le corps professionnel qui demeure, sur le plan quantitatif, le plus représenté parmi l’ensemble des professionnels du Verger, et peuvent s’appuyer en outre sur un certain capital d’ancienneté (Elias et Scotson, 1997 [1965]).

L’enquête montre par ailleurs que la division morale du travail se mani-feste aussi en creux, dans la résistance des agents de détention à la délégation du « sale boulot » dont ils et elles font l’objet, soit principalement les tâches de surveillance. Certaines tâches propres aux activités de contrôle (fouille, remontée en cellule, gestion des repas collectifs) nécessitent des compétences relationnelles importantes, d’autant plus avec une population jeune. Or celles-ci ne leur sont, à l’interne, pas ouvertement reconnues ou perçues tant elles sont mobilisées parfois en dehors du regard des autres groupes profes-sionnels. Tout semble se passer comme si les gardiens luttaient aussi pour conférer à leur mission de sécurisation une conception relativement élargie : la communication, l’écoute et la négociation doivent permettre de maintenir l’ordre interne et la tranquillité, tout en assurant la sécurité de tous. On peut s’interroger dans quelle mesure ce souci qu’ont les agents de détention de

« renouveler » leur métier, qui semble relever d’une tendance plus générale documentée dans d’autres contextes112, ne porte pas l’empreinte des « effets de champ » locaux vus plus haut. Plus précisément, ils doivent composer 112 Cette logique semble en phase avec l’idée d’une « sécurité active », qui s’enseigne

notamment dans la formation des agents de détention depuis les années 1990 en France (Chauvenet et al., 2008).

quotidiennement avec une vision moins carcérale diffusée par le personnel médical, les « nouveaux » membres du corps éducatif et les enseignants, ensemble de professionnels proche du pôle pédagogico-thérapeutique. En même temps, force est de constater que ces compétences relationnelles et communicationnelles des gardiens ne sont pas toujours reconnues par le corps éducatif par crainte de voir leur territoire d’intervention mis à mal.

Ces derniers les renvoient alors à une dimension étroitement sécuritaire de leur métier alors même que les agents de détention sont incités de plus en plus, de par leur formation, à adapter leurs pratiques à un nouveau régime de droit commun, où le recours à la violence est moins toléré et considéré comme « normal » (Chauvenet et al., 2008 ; Pichonnaz, 2014).

Enfin, la division morale du travail et ses conséquences sur les formes de recomposition des territoires d’intervention se donnent à voir également dans le rétrécissement de l’espace d’activité des MSP, vécu comme une délé-gitimation de leur savoir-faire en matière d’encadrement des mineurs. Alors qu’« apprendre à travailler » relevait d’une véritable « école de la vie » (Willis, 2011 [1977]), la socialisation au travail ouvrier est considérée aujourd’hui comme désuète devant une insertion devenue incertaine (Frauenfelder et al., 2015a et b). Ainsi la place des ateliers manuels se réduit dans l’organisation du quotidien du Verger. Malgré leur capacité apparente à recréer un environ-nement de travail proche du monde extérieur, les ateliers sont concurrencés par les autres activités proposées (pédagogiques et thérapeutiques) faisant suite au rétrécissement des temps d’encellulement et aux soucis d’« activer » les jeunes (Solini et Basson, 2012).

Tout en documentant la réception différenciée de cette réforme selon les groupes professionnels impliqués et les luttes symboliques qu’elles occa-sionnent entre eux, l’enquête permet de comprendre les actions et réactions des uns et des autres en montrant leur lien avec la position sociale des acteurs professionnels concernés. Cette position est occupée à l’intérieur d’un champ d’intervention professionnelle en mutation, réfractant des formes de domina-tion symbolique associées à la légitimité sociale inégale des savoirs mobilisés.

Dans ce contexte, les MSP et les « anciens » membres du corps éducatif, moins dotés en titres scolaires et en savoirs certifiés, semblent en faire les frais. Ces luttes symboliques apparaissent donc en grande partie structurées autour d’enjeux de pouvoir particuliers parmi lesquels la reconnaissance d’un

« capital d’expertise » en matière d’encadrement des jeunes détenus occupe une place centrale. Ainsi la division morale du travail va de pair avec une division sociale du travail, où les « nouveaux » membres du corps éducatif et le personnel de santé semblent occuper des positions plus prestigieuses, alors que les maîtres socioprofessionnels et les agents de détention se situent davantage en bas de la division du travail. Au-delà de la recomposition des

territoires d’intervention produite par la nouvelle division du travail, c’est au fond un certain déplacement du centre de gravité de l’encadrement « qui convient » qui est à l’œuvre.

Conceptions éducatives et distance sociale inégale

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 196-200)