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De l’héritage d’un mode d’enfermement spécifique aux mineurs délinquants…

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 34-40)

Tout en faisant l’objet de critiques depuis le dernier tiers du XXe siècle, le pouvoir tutélaire des institutions d’encadrement classique de la « jeunesse dangereuse » semble faire l’objet, parfois, d’une certaine nostalgie à demi avouée : « Parler de centres fermés [selon l’appellation en usage], c’est aussi faire référence, sans le dire, aux anciennes maisons de correction, où, selon le langage populaire, ‹ on savait tenir ces enfants › » (Perdiolle, 2003 : 468).

Bien que banale à l’échelle historique, cette nostalgie semble étonnamment largement méconnue par les acteurs du processus, comme le souligne Muc-chielli (2005 : 121) : « L’idée d’un mode d’enfermement spécifique aux mineurs délinquants et à finalité éducative est très ancienne. » Les institutions d’enfer-mement pour mineurs représentent au départ un dispositif de régulation sociale des populations juvéniles, et trouvent leur origine dans les mutations provoquées par l’évolution industrielle lors de la seconde moitié du XIXe 28 « En procédant de cette manière, on présuppose que l’élément central en question [qu’il convient d’analyser] n’est totalement compréhensible et interprétable que si on le met en relation avec un cadre donné, si on le resitue dans ce cadre. La contextualisation est par conséquent une opération d’assemblage qui permet de sonner un sens particulier à l’élément central. » (Lahire, 2012 : 229)

siècle. En Europe, les travaux historiques de référence portant sur la genèse et la constitution de la délinquance juvénile comme problème public thématisé par l’État et cible d’intervention publique, notamment dans le dernier quart du XIXe siècle, ont bien montré que ce n’était pas la jeunesse comme catégorie générique indistincte qui était la cible d’une attention soutenue de la part des gouvernants, mais la jeunesse des classes populaires (Caron et al., 2009).

S’inscrivant dans le cadre des réponses multiples apportées à la question sociale, ces institutions sont le résultat de l’invention d’une panoplie de dispositifs d’encadrements particuliers visant à conjurer les effets des désordres sociaux associés à des catégories perçues bien souvent comme « sans feu ni lieu » et vues comme le foyer d’une multitude de « dangers ». C’est sous l’impulsion des philanthropes, qui cherchent notamment à faire sortir les enfants des prisons d’adultes, que des institutions spécialisées, généralement privées, apparaîtront progressivement. Celles-ci accueilleront, indistinctement, enfants condamnés et acquittés. Parmi ces institutions se trouvent les colonies agricoles, dont l’objet est de « régénérer » les enfants grâce au contact rédempteur de la nature et à l’éloignement de la ville, source de tous les vices29, ainsi que les maisons d’éducation correctionnelle (ou maisons de correction), où le silence total et l’isolement absolu sont de rigueur (Gaillac, 1991 [1971]).

Le principe de coupure du mineur délinquant de son milieu

Au fondement de l’action de « relèvement moral » ou de « redressement », selon les termes de l’époque, on retrouve l’idée de « prélèvement d’un enfant d’un milieu considéré comme contagieux ; l’enfant est séparé de ses parents, comme de ses camarades de rue ; il est placé de préférence hors les murs, loin de la ville ou à l’écart des regards et des influences afin de l’en soustraire » (Ruchat, 1993 : 60). Révélateur de certains préjugés ethnocentriques typiques de l’époque où le « milieu » de l’enfant était perçu ouvertement comme à l’origine de toutes sortes de dangers, le traitement de la délinquance juvénile atteste clairement d’une intention de réforme des comportements tournée vers l’avenir : « À la mauvaise éducation, essentiellement des milieux popu-laires, explication dominante des milieux avertis, un consensus se fait sur la possibilité d’une transformation de l’enfant mauvais par une éducation rationnelle, utile et moralisante » (Ruchat, 1993 : 19). Cette réforme des 29 Il ressort que ce sont en effet les populations paysannes « déracinées », ayant quitté leur monde traditionnel pour un avenir incertain dans les centres urbains en pleine croissance, qui vont se trouver représentées par les discours de l’époque comme « classes sans feu ni lieu » et foyer de toute une multitude de « dangers » (Schultheis et al., 2009a ; Tabin et al., 2010).

comportements entre en résonance étroite avec une certaine conception des enfants, comme « bien national », envisagé à la fois comme forces productives à préserver et futurs citoyens à éduquer. Le travail, la sobriété du mode de vie, la discipline et l’instruction sont vus comme assurant « une victoire contre l’oisiveté, l’intempérance, le désordre, le dérèglement et la dégradation de l’individu » (Ruchat, 1993 : 27). Ainsi l’objectif de relèvement ne va pas sans l’emprise d’une image idéale sur l’action philanthropique : « celle d’un enfant qui deviendra cet homme nouveau qui remplirait les fonctions sociales et économiques qu’on attend de lui (citoyen, travailleur, prévoyant et chrétien) » (Ruchat, 1993 : 60), raisons pour lesquelles le « travail continu en atelier et [l’]

éducation religieuse […] sont la clé » de ce mode d’enfermement spécifique aux mineurs délinquants (Mucchielli, 2005 : 121).

Une déresponsabilisation du jeune de son infraction

Cette idée d’un traitement spécifique à l’égard des mineurs délinquants se développera au long du XIXe siècle. Sont en effet distingués les enfants

« discernant », qui ont conscience du caractère délictueux de l’acte au moment où il est commis et qui sont condamnés30, et les enfants « non discernant », qui sont acquittés et placés en maisons d’éducation spéciale. Toutefois, au tournant du siècle, la distinction entre condamnés et acquittés s’estompera progressivement. Cette dynamique s’inscrit de manière générale dans un mouvement d’extension du champ de la protection de l’enfance. Dans le même ordre d’idée, la hiérarchie entre l’enfant coupable et l’enfant abandonné va s’estomper (Heller, 2012 : 51; Sudan, 1997; Fecteau, 1998). Le Code pénal suisse adopté en 1937 est le texte fondateur de la justice des mineurs en Suisse. Ce cadre législatif institutionnalise une manière spécifique de traiter la délinquance des mineurs, même s’il est présenté, au moment de sa promulgation, comme un texte en rupture avec le passé.

On retrouve, note Joëlle Droux, les mêmes fibres argumentatives qui tricotaient déjà les lois de 1891–1892 (et plus tard le Code civil suisse), à savoir que l’enfant coupable n’est que le résultat d’une enfance abandonnée. Dans les deux cas, c’est contre les parents qu’il faut sévir, soit en amont par le biais d’un retrait de garde ou d’une déchéance, soit en aval en « récupérant » le jeune après qu’il ait commis un délit, et en assumant sa rééducation. (Droux, 2012 : 33–34)

Alors que le principe de discernement était auparavant central, c’est désor-mais le principe d’éducabilité du mineur qui est mis en avant. Les « mesures 30 Ils seront l’objet non plus d’une correction (une pénitence), mais d’une peine : « non plus afflictive mais une peine de police correctionnelle visant à une rectification de l’éducation » (Ruchat, 1993 : 26).

éducatives » deviennent la règle générale et les sanctions, qui doivent être prises à titre exceptionnel (du fait de l’« excuse » de minorité), doivent être dûment motivées. La responsabilité pénale du mineur est soumise à un régime spécifique : entre autres, en deçà de l’âge de sept ans en Suisse (treize ans en France), aucune sanction pénale ne peut être décidée. Plus généralement, dans cette nouvelle économie morale de la justice des mineurs en construc-tion, la responsabilité du mineur au moment de l’acte passe au second plan.

« Puisqu’on cherche à tout prix à le déresponsabiliser de son infraction pour mieux le mettre sous tutelle, il devient inutile de savoir si l’infraction a été commise par un enfant jouissant ou non de sa faculté de discernement » (Delay-Malherbe, 1982 : 122). Notons qu’à Genève, c’est la Chambre pénale de l’enfance, fondée à partir d’un modèle de juridiction paternelle et éducative établi dès 1899 dans plusieurs états américains31, qui institutionnalisera cette perspective plaçant la visée éducative au centre de l’action pénale. Cette prise en compte de la spécificité de la délinquance juvénile allait de pair avec la prise de conscience que le mineur était un être encore ré-éducable et qu’il était du devoir de l’État, le cas échéant, de suppléer le parent lorsque celui-ci n’était plus en mesure de prendre en charge son enfant.

Dorénavant, le juge prononce sa sentence non plus en fonction de la nature du délit, mais de la personnalité du jeune délinquant, qui seule doit dicter la mesure ; et cette dernière ne doit pas viser à punir, mais bien à rééduquer. Au cœur du dispositif gît la conviction qu’un enfant n’est coupable que parce que ses parents n’ont pas su (ou pas pu) l’éduquer. (Droux, 2012 : 33–34)

Correspondant à une tendance internationale observable dans d’autres contextes nationaux, cette perspective sera généralisée en Suisse dans l’adop-tion du nouveau Code pénal fédéral en 1937 (entrée en vigueur en 1942). Si la loi genevoise de 1913 sur la Chambre pénale connaîtra certaines révisions,

« la philosophie générale qui préside et justifie la mise en œuvre d’une justice spécifique pour les mineurs ne sera pas remise en cause : le jeune délinquant est avant tout une victime (de ses antécédents familiaux, de ses parents négligents, de son milieu déficient, de son environnement chaotique, de ses fréquentations douteuses) et comme tel, doit être secouru et protégé, et non plus puni » (Droux, 2012 : 35).

31 Le modèle du tribunal pour mineurs, inventé à Chicago (Illinois, États-Unis), se rapidement diffusera en Europe. Voir : La revue l’Enfant, Les Tribunaux spéciaux pour enfants, aux États-Unis par Edouard Julhiet, en France par Henri Rollet, en Angleterre par Marcel Kleine, en Allemagne par Maurice Gastambide Paris, 1906. Préface de M. Bérenger (cité par Droux, 2012 : 34).

Depuis le XIXe siècle, le paradigme correctif dominé par l’idée d’enfance

« coupable » en phase avec l’intention répressive des anciens codes pénaux, semble progressivement perdre sa place dominante qu’il occupait encore au début du XIXe siècle32. Un paradigme protectionnel prendra en effet de l’ampleur, et les deux visions de la justice pénale des mineurs seront de plus en plus enchevêtrées. Plus généralement, Bailleau et Cartuyvels (2007 : 7–8) soulignent que ce modèle « protectionnel » de la justice pénale des mineurs en Europe se construira grosso modo autour de « huit grands principes »33 : 1) définition d’un âge strict de minorité, quelle que soit la nature du délit ; 2) création d’une chambre et d’un magistrat spécialisé, voire d’un droit spéci-fique ; 3) importance du rôle des experts et des intervenants qualifiés ; 4) prise en compte systématique avant tout jugement des conditions de vie du mineur, de sa personnalité, de son éducation ; 5) disjonction entre la nature de l’acte commis et les mesures ou sanctions prescrites ; 6) responsabilité partagée face à la délinquance des mineurs et non responsabilité individuelle du mineur seul face à son acte ; 7) primauté des mesures « protectrices-éducatives » et limitation de l’usage des peines, des sanctions ou des mesures privatives de liberté ; 8) choix de mesures « protectrices-éducatives » à durée indéterminée et rejet des procédures trop rapides. Derrière cette modalité de traitement différencié, c’est au fond toute une police des âges (Commaille, 1986a et b) qui sera engagée à travers ces mutations. L’âge des condamnés influencera désormais fortement la nature et la durée des peines :

À un seuil d’âge correspondait un changement de perspective sur le délinquant : au-delà de ce seuil, il était tenu pour responsable de ses actes […]. En deçà du seuil fixé, la délinquance était perçue comme la conséquence des conditions de vie, de l’éducation reçue et, en définitive, de la « personnalité », qui était elle-même conçue comme la conséquence des conditions de vie et de l’éducation : le mineur délinquant appa-raissait alors comme une « victime ». C’est aussi pourquoi l’« enfance délinquante » s’enchevêtrait alors largement avec « l’enfance en danger ».

Le primat de l’éducatif et la connaissance de la personnalité du mineur était au cœur du modèle protectionnel : la sanction laissait place à la rééducation, à une prise en charge d’inspiration psychopédagogique.

(Mauger, 2009 : 25–26)

32 Le Code civil de 1804 (code napoléonien) s’inscrit de ce point de vue dans la continuité des lettres de cachet pratiquées sous l’Ancien Régime, avec la possibilité dont dispose « le père qui aura des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un enfant [...] de faire arrêter et mettre en détention » (art. 375, CC, 1804) pour un mois au plus s’il a moins de 16 ans, pour six mois au plus s’il a entre 16 ans et l’âge de majorité ou d’émancipation.

33 Principes qu’on retrouve dans les principaux traités internationaux ou chartes concernant le traitement des mineurs délinquants.

À bien des égards, ce type de prise en charge connaîtra son âge d’or durant les Trente glorieuses, où de nombreuses unités à vocation thérapeutique seront créées dans les structures de l’« Éducation surveillée » (comme on l’appelait alors). Cette tendance aboutira sur une vaste opération de catégorisation, issue de l’interaction entre les secteurs éducatifs, judiciaires et médicaux, et sur la notion d’« enfance inadaptée », très vite constituée en catégorie d’action publique (Victorien, 2011). Paradoxalement, la durée de la prise en charge deviendra beaucoup plus longue, et ceci sera souvent dénoncé. En effet,

« éduquer » prend plus de temps que « punir » :

Les juges préfèrent les acquitter et les mettre à la disposition du gouvernement pour qu’ils soient éduqués dans une de ces maisons de correction pour une durée bien plus longue que s’ils étaient condamnés à une peine déterminée et limitée dans le temps. (Dupont-Bouchat et Pierre, 2001 : 402 cité par Heller, 2012 : 51)

Un rapport social à la « protection des enfants » ambivalent L’institutionnalisation de la catégorie de l’enfance « en danger » à la fin du XIXe siècle en Suisse (comme dans d’autres pays d’Europe) reflète donc l’émergence d’un rapport social nouveau à la « protection des enfants », hautement ambivalent. Dès le départ, la question de l’enfant soumis aux mauvais traitements des parents (« l’enfant en danger ») s’accompagnera en effet de l’idée de l’enfance « pervertie » (« l’enfant en danger d’être dangereux »), en raison du « milieu » dans lequel il grandit. Cette ambivalence du rapport à la protection des enfants va de pair avec une économie morale caractérisée par une certaine duplicité : « D’un côté la « pitié » à l’égard des victimes d’une démoralisation des couches populaires, de ces enfants orphelins de fait et non considérés comme tels, et de l’autre la crainte des risques que font courir à la société les enfants moralement abandonnés qui tombent dans la délinquance » (Serre, 2004 : 49). Par ailleurs, le processus d’institutionnalisation de cette catégorie de l’enfance « en danger »/« en danger d’être dangereuse » ne peut se comprendre qu’en la rapportant aux développements des sciences humaines qui, notamment dans le champ médico-psychologique et criminologique, établissent des schèmes de causalité entre le comportement des enfants et celui des parents. Les criminologues considèrent le comportement des enfants comme le produit de tares héréditaires et le résultat d’une « dégénérescence », et les savoirs psychiatriques naissants établissent progressivement un lien entre l’adulte et sa propre enfance (puis entre l’enfant et ses propres parents) (Droux et Ruchat, 2007).

Plus généralement, ces nouveaux regards et savoirs portés sur certaines catégories juvéniles s’inscrivent dans un processus d’extension de l’intervention de l’État, qui s’accompagne de nouvelles formes de rationalité politique orientée vers l’avenir : affirmation d’une biopolitique d’une part, qui vise à préserver la vie et non plus seulement à « laisser vivre » comme sous l’Ancien Régime (Foucault, 1976) ; et d’autre part, mise en place d’une politique scolaire et sociale, qui deviennent des rouages majeurs dans le projet républicain d’intégration et de « civilisation » des classes populaires (Muller, 2007). Par ailleurs, ces politiques transforment les enfants en « bien national », à la fois forces productives à préserver et futurs citoyens à éduquer. En d’autres termes, l’évolution des techniques d’intervention et des savoirs mobilisés dans la prise en charge de la délinquance juvénile est appelée à répondre à des impératifs institutionnels, sociaux et politiques qui dépassent largement le cadre « scientifique » et technique. En outre, l’intervention doit être comprise en relation avec des finalités sociales qui la déterminent (Castel, 1981).

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 34-40)