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… aux critiques d’un complexe tutélaire

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 40-46)

Inventé au XIXe siècle, ce mode d’enfermement à visée éducative spécifique aux mineurs délinquants connaîtra des aménagements importants à la fin du XXe siècle, et ceci tant sur le plan des référentiels juridiques, normatifs que moraux associés. Si le socle de croyances fondant l’existence même d’un mode de traitement spécifique de la délinquance juvénile n’est guère remis en cause, la prise en charge des mineurs délinquants fait toutefois l’objet de critiques diverses. Alors que la finalité éducative de la justice des mineurs est généralement rappelée dans les discours publics (de manière plus ou moins incantatoire parfois), son pouvoir tutélaire34 est souvent dénoncé depuis le dernier quart du XXe siècle (Heller, 2012). Les établissements inaugurés en Suisse romande durant cette période portent souvent la marque de cette volonté de se démarquer du passé. Indices révélateurs, les institutions d’enca-drement de la jeunesse délinquante changeront d’appellation : d’institutions de

« correction », de « redressement », elles deviendront des foyers ou des centres éducatifs fermés, des centres d’observation pédagogico-thérapeuthique. En guise d’exemple prototypique, le Bosquet créé en 1978 à Genève, centre pédago-thérapeutique destiné à des jeunes ayant souvent à leur actif une longue carrière institutionnelle dernière eux, entend poursuivre une forme de

« déprise en charge du jeune, visant à lui redonner du pouvoir sur lui-même » (Droux, 2012 : 89).

34 La forme de magistère moral que le juge et les institutions mandatées peuvent exercer « sur » les jeunes.

Une prise en charge jugée trop paternaliste

Progressivement, la critique des années 1960–1970 du pouvoir de normalisation des institutions tutélaires concernées sera prolongée les décennies suivantes par des craintes de déresponsabilisation qu’induiraient des formes des prises en charge jugées trop paternalistes. Derrière ces mutations, la relation à construire avec le public concerné se veut désormais plus « impliquante », tout en s’inscrivant dans un mouvement plus général de transformation du

« gouvernement » des populations :

Dans des sociétés qui valorisent l’autonomie et l’émancipation indivi-duelle, tant pour des raisons morales que pour des raisons économiques […], nombre d’agents institutionnels sont amenés à « travailler avec » plutôt qu’à « travailler sur », ou tout au moins à travailler « sur » en travaillant « avec ». (Coutant, 2012 : 210)

Cette dynamique réformatrice doit, pour bien se comprendre, être placée à l’intersection de trois processus.

Premièrement, à la critique durant les années 1960–1970 de la visée nor-malisatrice d’un paternalisme d’État (symbolisé à travers les expressions de

« juge des enfants », « Tribunal pour enfants, « chambre pénale de l’enfance »)35 consubstantiel au « modèle protectionnel » confectionné jusque-là, s’ajoutera à la fin des années 1980 la montée en puissance dans les conventions inter-nationales (Convention des droits de l’enfant) de nouvelles représentations de l’enfant comme « sujet de droit » (Milburn, 2009). Or, le mouvement de reconnaissance des droits de l’enfant – où dans la procédure pénale, on lui reconnaîtra progressivement le droit d’être auditionné, d’être assisté d’un avocat ou de faire recours – induira l’exigence du respect de ses devoirs (Garapon et Salas, 1995). Avec ce nouveau modèle de justice pénale des mineurs, il s’agit de « rompre avec l’idée que les jeunes délinquants sont des victimes à aider, à restaurer, à réparer pour les placer, au contraire, dans une situation d’autono-mie où ils doivent réparer eux-mêmes la victime et la société, pour se réparer (d’un point de vue psychique) » (Sallée, 2010 : 9). La responsabilité n’est alors plus seulement abordée comme le résultat de l’action éducative, elle en est également le moteur ; de même que le mineur ne doit plus être simplement l’objet de réadaptation sociale, mais « acteur » de l’action éducative et sujet de droit en devenir (Quirion, 2012). Dans ce nouveau dispositif émergeant, 35 La constitution progressive d’une clinique éducative fondée sur la catégorie d’enfance inadaptée va être confrontée à une vaste remise en question dans les années 1970, où les anciennes méthodes éducatives, novatrices à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, seront bientôt considérées comme obsolètes (Victorien, 2011). Si l’État continue de déléguer largement l’éducation spécialisée au secteur associatif, la prise en charge s’est professionnalisée.

il s’agit d’encadrer tout en « impliquant » toujours davantage le jeune dans le projet fixé. Deuxièmement, on observe dès les années 1980–1990 un retour des discours sécuritaires – largement construits sur la base de faits divers souvent hautement médiatisés (Goode et Ben-Yehuda, 1994 ; Schultheis et al., 2009 ; Frauenfelder et Mottet, 2012) – qui s’inquiètent de l’augmentation des actes de délinquance et appellent à un durcissement des sanctions envers les mineurs délinquants (Muncie, 2006b). Les critiques adressées envers la justice des mineurs se cristallisent notamment autour de l’idée « d’une impunité supposée des jeunes », « induite par le fonctionnement du tribunal pour enfants » qui « accorderait une trop grande attention à la protection et à l’éducation des jeunes délinquants » au détriment « de leur responsabilisa-tion », « de la sancresponsabilisa-tion de leur délit » et de la défense et « prise en charge de leurs victimes » (Bailleau, 2003 : 213 ; voir également : Nagels et Rea, 2007 ; Mauger, 2009). Dans le prolongement de cette logique et troisièmement, la souffrance des victimes d’infraction reçoit une attention publique accrue, ce qui renforce encore la demande punitive à l’égard des délinquants (Bailleau et al., 2009 : 261). En définitive, ce retour observé des légalismes – droits des jeunes délinquants, mais aussi des victimes – va entraîner une judiciarisation du traitement pénal des jeunes délinquants, une distinction plus nette entre le civil et le pénal et un recours accru aux sanctions (Bessin, 1997). Il est indéniable que l’on assiste à l’échelle internationale à une préoccupation publique renforcée envers la « responsabilisation » des mineurs délinquants, dynamique allant de pair avec un certain retour des impératifs de punition et de sanction dans les politiques pénales (Dünkel et al., 1997) pouvant s’incarner avec une intensité variable selon les contextes nationaux36.

Une volonté de conjuguer sanctions et éducations

La justice pénale des mineurs en Suisse est largement traversée par ces ten-dances, même si celles-ci se manifestent à travers des formes singulières. En comparaison au droit pénal des mineurs précédant (qui était en vigueur en Suisse depuis 1942), il est indéniable que le nouveau droit pénal des mineurs (DPMin), adopté en 2003 et entré en vigueur en 2007, comporte certains aménagements en phase avec l’esprit du temps (Queloz et Bütikofer Repond, 2002). Ainsi, les peines (réprimande, prestation personnelle, amende et privation de liberté) sont élargies afin de pouvoir réagir, selon les vœux du législateur, « aussi bien à la délinquance juvénile occasionnelle (sans gravité particulière), qu’à des comportements vraiment menaçants pour la sécurité individuelle et collective » (Queloz, 2004 : 4). Pour « encourager une (ré-) 36 En Europe, ce tournant punitif est par exemple plus timide en Allemagne (Dünkel,

2002) et plus abrupt en Angleterre (Crawford, 2002).

éducation optimale du jeune », « afin de limiter la récidive » et la poursuite de la carrière criminelle à l’âge adulte (Viredaz, 2005), ce nouveau texte de loi prévoit qu’une peine puisse être cumulée si nécessaire avec une mesure de protection (surveillance, assistance personnelle, traitement ambulatoire et placement). En introduisant ainsi le dualisme judiciaire dans le droit pénal des mineurs à la place du monisme judiciaire prévalant jusque-là, « selon lequel le jeune qui pouvait être éduqué ne devait pas être puni et, inversement, que celui qui était puni, n’avait pas à être protégé, son cas étant trop grave pour qu’une (ré-)éducation puisse faire l’économie d’une véritable punition » (Viredaz, 2005 : 175), le législateur entend proposer une réponse plus « effi-cace » à la délinquance juvénile. Dans cette même préoccupation, des mesures

« protectrices » (éducatives et/ou thérapeutiques) peuvent être utilisées à titre provisionnel durant la phase d’instruction. Enfin, les deux formes privatives de liberté mentionnées au dernier rang des mesures de protection ou des peines (placement en foyer et privation de liberté en établissement de déten-tion) sont « deux formes de privation de liberté nettement plus sévères que le droit précédant » (Zermatten, 2008 : 96). En définitive, comme certains l’observent (Aebersold, 2011 ; Niggli et Jendly, 2012), le système pénal suisse pour mineurs est traversé par une ambivalence fondamentale : il oscille de façon systématique entre prévention et répression, réinsertion et punition, même si l’adoption du dualisme judiciaire semble faire de cette ambivalence une force pragmatique plutôt qu’une faiblesse. D’autres chercheurs (Hebei-sen, 2007 ; Hebei(Hebei-sen, 2011) soulignent la particularité du système suisse qui est de créer un lien institutionnel étroit entre les tribunaux et leurs acteurs d’un côté, et le service social et ses travailleurs sociaux de l’autre. Ce mode de régulation prédispose au traitement ciblé et coordonné de chaque cas particulier. D’ailleurs, les chiffres récents de l’Office fédéral de la statistique soulignent le taux relativement faible de récidive en Suisse : seuls 30% envi-ron des jeunes reviennent devant le juge sur une durée de trois ans, malgré le fait que les peines attribuées y soient relativement légères en comparaison avec d’autres pays37.

En rupture relative par rapport au passé, il est indéniable que le nouveau paradigme de la justice pénale des mineurs en Europe et en Suisse en parti-culier demeure encore difficile à définir et se caractérise tout au moins par une « superposition et l’entrecroisement des logiques d’action » (Bailleau et Cartuyvels, 2007 : 288) où la philosophie protectionnelle et réhabilitative (Social Welfare Model) cohabite désormais avec une philosophie pénale de 37 Dans le droit pénal des mineurs allemand, la peine privative de liberté peut aller

jusqu’à dix ans (contre quatre ans en Suisse). En France, un mineur âgé de plus de seize ans peut, dans certaines circonstances, être condamné à la même peine que celle prévue pour les adultes.

la « responsabilisation » (Doob et Tonry, 2004). Cette philosophie nouvelle, influencée par la circulation transnationale de nouveaux modèles, expertises et savoir-faire (Droux, 2013), ouvre la voie non seulement à davantage de répression (Justice Model), mais aussi à de nouveaux modèles de justice fon-dés sur l’idée de restauration du lien social (Restorative Justice) (Zermatten, 1994 ; Walgrave, 1999).

Un rapprochement de savoirs cliniques autour de la contrainte

En phase avec la critique du pouvoir tutélaire des institutions d’enfermement des mineurs délinquants et de la promotion de l’esprit du dualisme judiciaire désormais intégré dans la justice pénale réformée, on assiste depuis les an-nées 1990 à un renouvellement des philosophies d’intervention et des savoirs savants . Ceux-ci sont diffusés par le biais de la littérature professionnelle spécialisée traitant de la prise en charge des mineurs « en conflit avec la loi », nouveau terme en usage. Au centre de ces savoirs réélaborés, on trouve deux séries de rapprochement autour de la « contrainte », l’une opérée à partir de la notion de soin (Quirion, 2006), l’autre à partir de la notion d’éducation (Sallée, 2014). Une articulation se présente sous une forme novatrice (« éduquer et sanctionner », « soigner et sanctionner ») et adaptée aux « besoins » de certaines populations délinquantes (difficiles ou en difficultés, porteurs de troubles ou en souffrance). Ce souci d’articulation est valorisé, tout en se démarquant du régime protectionnel antérieur, où l’environnement pluridisciplinaire de la prise en charge était beaucoup moins développé sinon mis en avant. Bien sûr, l’idée même de ce rapprochement « entre éducation et contrainte » par exemple (renforcé en Suisse par le dualisme judiciaire récemment introduit dans le nouveau DPMin) n’est pas sans effets sociaux. Il se trouve « au cœur du renouvellement des conceptions éducatives qui a rendu possible, et d’abord pensable, l’intervention continue d’un personnel éducatif au sein d’établissements pénitentiaires » (Chantraine, 2011 : 358). Ce renouvellement des philosophies d’intervention est alors placé sous l’égide de la promotion de la « pluridisciplinarité », dynamique qui s’inscrit dans un processus plus général de « détotalisation » (Rostaing, 2009) de l’institution-prison. Censée répondre à la critique de la « désocialisation » induite par l’enfermement38, cette promotion de la pluridisciplinarité – une caractéristique exigée désormais 38 Ce processus de détotalisation entend répondre à la critique de la « désocialisation » alimentée, notamment, par l’enquête de Goffman (1968) sur l’hôpital psychiatrique.

L’auteur montre comment les « institutions totales » constituent dans nos sociétés modernes des espaces clos, coupés de l’extérieur et visant à tenir la population recluse éloignée du reste de la société.

par le nouveau cadre législatif national adopté39 et faisant partie du concordat romand des institutions de détention pour mineurs (2005) – va ouvrir un espace pour des formes d’encadrement diverses. Celles-ci vont convoquer des cadres cognitifs et moraux, mais aussi des pratiques d’encadrement (Serre, 2009) partiellement tributaires de l’hétérogénéité des corps professionnels impliqués. Elles vont alors questionner le sens même conféré à l’enfermement des mineurs.

Référentiel potentiellement mobilisateur, la « pluridisciplinarité » est pla-cée au cœur des politiques d’« innovation » engagées dans les interventions sociales contemporaines et traverse fortement l’institution d’enfermement pour mineurs que nous avons étudiée, de même que certains des cadres législatifs qui la sous-tendent. Historiquement, ce référentiel semble appa-raître dans les métiers de l’action sociale et sanitaire déjà à partir des années 1970. En France, à cette période, on va assister dans le domaine du travail social à « la dénonciation de la fragmentation des interventions », à la critique récurrente de « la multiplication des services et des types d’intervenants qui se chevauchent sans nécessairement se compléter » (Castel, 1998 : 36). Des réflexions analogues sont menées en Suisse romande visant à réfléchir « sur les problèmes posés par la division du travail dans les professions sociales et les professions de la santé » (Fragnière et Vuille, 1982). Depuis lors, de nou-velles catégories de pensée et d’action publiques feront progressivement leur apparition. Les politiques promues se doivent d’être désormais transversales et partenariales (Castel, 1998 ; Tabin et al., 2010 ; Frauenfelder et Mottet, 2012), de même que le travail social devient un travail nécessairement pensé (ou voulu) comme étant en réseau (Libois et Loser, 2010) : autant de mots fédérateurs et mobilisateurs qui caractérisent désormais le langage de l’inno-vation contemporaine dans le domaine des métiers de l’intervention sociale, éducative et sanitaire, en milieu « ouvert » ou « fermé ». Or, telles les deux faces de Janus, cette « culture » de la pluri/interdisciplinarité renferme une réalité hautement ambivalente. Porteuse à la fois de nouveaux défis, d’expériences de potentiels décloisonnements « professionnels » et d’enrichissements, elle est également le théâtre de contradictions et de tensions, découlant de la diversité des acteurs professionnels en (co)présence, comme en témoignent certains enquêtés sur le ton de l’évidence : « Dans cette même institution interviennent la culture des gardiens, la culture des éducateurs, la culture des médecins.

Ces confrontations-là génèrent des tensions, génèrent des difficultés à gérer, génèrent des conflits » (Frédéric, membre de la direction).

39 Le PPMin (2009) stipule que les mineurs en détention avant jugement doivent bénéficier d’une « prise en charge appropriée » (art. 28, al. 1).

Une institution décloisonnée ? Les contraintes

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