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L’éducation comme « art de faire avec »

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 142-146)

Fondée sur une recherche d’adhésion, mais préconisant cette fois un travail plus collectif, on trouve une dernière conception éducative vue comme un art de « faire avec ». Ici, le souci majeur est de mettre à distance la réalité carcérale, et d’oublier qu’on est dans un lieu de détention, vision qui se révèle notamment en miroir des griefs adressés à certains collègues qui au contraire « se protègent derrière le carcéral » ! Cette mise à distance se manifeste notamment dans la tenue d’activités socioéducatives en collectif (création

musicale, artistique, danse, de sport) ou dans la création d’espaces qu’on veut « originaux », censés offrir autant d’occasions d’« entrer en lien » avec le jeune détenu (« de leur montrer autre chose »), de construire un lien de qualité. Cette relation éducative nouée avec le jeune implique par ailleurs que le jeune « soit reconnu par l’éducateur comme un égal en puissance » (Bodin, 2011 : 100). Donner la parole à quelqu’un, c’est supposer également poursuit l’auteur, « qu’il a, ou doit avoir, quelque chose à dire et les moyens de le dire, c’est bien qu’implicitement l’individu est supposé par l’éducateur capable d’être éduqué » (Bodin, 2011 : 100). Une autre particularité présente dans cette conception éducative est celle du défi d’arriver à faire adhérer le jeune au travail éducatif presque à son insu, c’est-à-dire « sans l’obliger à parler » dans un contexte contraignant. Certains acteurs le relèvent en suggérant : « À travers ces moments, le sujet, la langue se délie, le jeune se rend pas compte, et puis il ouvre son cœur. » Ces pratiques (que les acteurs qui y en recourent présentent comme étant trop rares) sont investies comme autant de leviers conjuguant observation des jeunes (apprendre sur sa situation) et intervention visant à favoriser l’émergence de certaines formes de subjectivation (codée positivement « d’émancipatrice »). Concernant cette dernière visée, on ne manque pas de souligner du bout des lèvres ici ou là la vulnérabilité temporelle des effets « positifs » induits, se limitant parfois au temps de l’activité :

Il y a quelques semaines en arrière avec un stagiaire, on avait pris quatre jeunes avec nous, on les a mis dans la salle en bas de l’atelier et on a fait des masques. Tout bête. […]. C’était intéressant, passionnant, captivant, ils étaient très attentifs, ils étaient précis, ils étaient passionnés par ce qu’ils faisaient, ils interrogeaient… Et puis ils communiquaient après avec nous […]. Alors que dès qu’on les met sur un groupe, qu’ils font du ping-pong ou de les lâcher comme ça sur un groupe, le respect…

Ils vont se chercher, s’envoyer des piques dessus, se provoquer, la dynamique du groupe après elle devient mauvaise. (Julie, éducatrice) Enfin, si cette conception éducative relève d’une forme d’art, c’est tout d’abord en raison du lexique couramment utilisé ici : on cherche ici à construire une

« belle » relation, si possible « authentique ». Plus fondamentalement, c’est aussi en raison de l’image qu’on se fait de l’individu, de cet individu ineffable que l’on place généralement au cœur de l’expérience et de la pratique artistique. Dans cette perspective, la relation socioéducative qui s’engage alors entre l’éducateur ou l’éducatrice et le jeune renverrait « à un complexe d’affects qui, comme l’œuvre d’art et le travail de création artistique, échapperait indéfiniment à toute explication » (Bodin, 2011, 96). La pratique éducative comme l’individu qui en est l’acteur ou celui qui en est l’objet, sont ici considérés, poursuit l’auteur précité, « comme insaisissables, toujours un peu au-delà de la catégorie ou du discours qui cherche à les saisir ». De ce point de vue, la mise en avant

de la relation humaine au cœur du discours professionnel tenu (s’exprimant sur le mode « nous, on travaille avec de l’humain ») condense également de manière exemplaire cette vision. Tout se passe comme si on se trouvait face à une situation fort singulière où, « à l’inverse de ce que quoi on s’attend généralement, l’individualité, l’authenticité individuelle sont d’autant plus fortement évoquées que le pouvoir d’action et la maîtrise de l’efficacité des choix de réalités sont réduits » (Bodin, 2011 : 108).

Des activités artistiques pour « entrer en lien »

« Ben ça c’est très propre à moi, parce que c’est pas du tout ni adapté ni utilisé ici. Ici on va plus utiliser les moyens de l’entretien, l’entretien de famille, l’entretien individuel, l’entretien avec le psy, l’entretien avec le médical, donc on va beaucoup utiliser le verbal ici. Et puis les gosses, ce que j’ai constaté, c’est qu’ils jouent beaucoup avec ça. C’est-à-dire que soit ils sont fermés à la communication : ‹ Ouais, je veux pas aller chez le psy, j’ai rien à lui dire. › J’ai en tête un jeune que j’ai eu il y a pas longtemps, et lui il gère bien le verbal, donc il s’exprime très bien, il fait des discours, des grandes théories et tout ça, et puis il n’y a rien qui suit derrière. Mais moi j’aurais voulu utiliser d’autres moyens de médiation. Dont la peinture, le dessin, la danse, le théâtre, on a fait du théâtre. Ou même de la gym, du fitness ou de la relaxation. Je trouve que les meilleurs moments, ou les moments les plus interrogeant, ou les plus beaux que j’ai vécus en six ans, c’est à travers des moments du genre… Et puis c’est pas anodin parce qu’à travers ces moments le sujet, la langue se délie, le jeune se rend pas compte, et puis il ouvre son cœur, de dire parexemple : ‹ Ah, ma maman, elle fait ça comme ça, et tout. › Ou un autre jeune, qui fonce dans le tas et qui par sa stature provoque les autres, ben genre là, on a parlé des papillons, des libellules, des petits têtards, et lui, il commence à faire des ‹ oui, dans ma famille, moi j’étais dans un autre pays, je m’occupais de tels animaux et tout ça ›. Il y a quelques semaines en arrière avec un stagiaire on avait pris quatre jeunes avec nous, on les a mis dans la salle en bas de l’atelier et on a fait des masques. Tout bête. Ils devaient faire l’intérieur et l’extérieur du masque en papier mâché. Mais on est restés au moins trois heures, on a fait une petite pause, mais on est restés plus de trois heures ensemble. C’était pas les mêmes gosses qu’à l’extérieur ! C’était intéressant, passionnant, captivant, ils étaient très attentifs, ils étaient précis, ils étaient passionnés par ce qu’ils faisaient, ils interrogeaient… Et puis ils communiquaient après avec nous, ils se rappelaient des petites anecdotes de leur passé, ou comme ça, ils donnaient des conseils, et puis voilà, ils respectaient l’autre, aussi. Par exemple on avait mis comme cadre : ‹ Tu dois pas juger le travail de ton collègue en face, tu ne vas pas lui dire quelque

chose. › Et ils le faisaient spontanément. Alors que dès qu’on les met sur un groupe, qu’ils font du ping-pong ou de les lâcher comme ça sur un groupe, le respect… Ils vont se chercher, s’envoyer des piques dessus, se provoquer, la dynamique du groupe après elle devient mauvaise. » (Julie, éducatrice)

Redonner confiance en l’adulte

« La plupart des jeunes, c’est moi qui l’ai constaté, après j’ai jamais fait ça comme constat avec les autres collègues, mais souvent ils ont perdu des liens avec l’adulte, ils ne croient plus en l’adulte, ils ne croient plus en la société, ils rejettent tout ça, ils ont été déçus par les adultes et la société.

Moi je vais profiter de leur montrer autre chose, que l’adulte il peut être autrement, qu’ils croient un peu en d’autres valeurs, parce qu’à mon avis ils ont eu des parents alcoolo ou je sais pas quoi. Que la société, elle peut être différente, que le monde des adultes, il peut être différent. Ouais, un peu dans l’espoir de leur montrer autre chose, de leur faire réaliser autre chose. Et qui va les aider après. Ce petit moment de reprendre connection avec eux, de reprendre contact avec la réalité, avec leurs limites, avec leurs qualités, leurs avantages, leurs défauts et tout ça. Et puis après, pour qu’ils puissent revenir dans la société, si possible dans des bonnes circonstances. » (Julie, éducatrice)

Éviter de « faire la morale »

« [Au Verger, on trouve certains] fervents adeptes du ‹ on les enferme, ils ont fait une connerie, ils sont punis, et puis voilà, il faut les sanctionner, et ils restent coincés ici et puis on ne va pas trop débloquer grand-chose pour eux, ou rien. › Il y en a quelques-uns. Des fois, il y a des personnes, je ne vais pas dénoncer mes collègues qui sont là depuis des siècles, et ben ils sont très carrés dans leurs façons de voir et tout ça. Et moins d’esprit d’ouverture, ou… ils se protègent derrière le carcéral, c’est comme ci, comme ça, il faut faire ça, et voilà, tac. Les gosses sont vus comme des délinquants, qu’on n’arrive pas à faire grand-chose d’eux, etc. Il y en a beaucoup qui n’ont pas beaucoup d’espoir dans les jeunes qui arrivent ici, j’ai l’impression. Souvent, on a des références, on est deux éducateurs à s’occuper d’un jeune. Et par exemple, là, je suis avec une autre collègue qui est beaucoup plus ancienne, et elle a une vision sur la jeune fille qu’on s’occupe très négative, très pessimiste. Et puis elle voit quasi que ses défauts, elle voit rien de ce qui pourrait la mettre en avant. Et déjà la jeune fille a très peu d’estime d’elle-même. Et moi j’essaye plutôt, au contraire, en créant un tout petit minuscule lien de dire : ‹ Bravo, tu as bien fait, c’est cool, ah, tu es forte là-dedans ! › » (Julie, éducatrice)

Dans le document Ce qu’enfermer des jeunes veut dire : (Page 142-146)