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2. Cadre théorique

2.2. Une nouvelle conception de la mémoire épisodique

2.2.1. Définition du self

Il n’existe pas de définition consensuelle du « self » dans la littérature, celle-ci est encore très morcelée selon différentes approches (Duval, Eustache, & Piolino, 2007). Dans le cadre de ce mémoire, nous retiendrons comme définition générale du self la représentation mentale personnelle de sa propre personnalité ou identité (Kihlstrom et al., 1988), ou en d’autres termes, la conception que nous avons de nous-mêmes. Le self est donc notre sentiment d’identité et de continuité de l’existence, qui se construit étroitement en lien avec le récit de vie et les expériences personnelles vécues dans le passé (Van der Linden, 2014).

2.2.2. Le Self-Memory System de Conway (2005)

Dans le cadre de la compréhension des liens qui existent entre la mémoire épisodique et l’identité, le modèle le plus abouti actuellement décrit dans la littérature est le Self-Memory System, développé par Conway (2005). Une version schématique de ce modèle, adapté de Van der Linden (2014) est proposé dans la Figure 1.

Figure 1. Représentation schématique du Self-Memory System de Conway (2005), adapté de Van der Linden (2014).

Selon Conway (2005), la mémoire épisodique doit pouvoir répondre à deux exigences principales en compétition : la correspondance et la cohérence (Conway, Singer, & Tagini, 2004). Le principe de correspondance exige de garder un souvenir proche de l'expérience vécue lors de la réalisation d'un but à court terme. Ainsi la correspondance permet d’avoir des souvenirs épisodiques très précis et détaillés des activités récentes, sur un délai de quelques minutes à quelques jours, afin notamment de ne pas répéter les actions déjà effectuées.

Le principe de cohérence permet de maintenir un enregistrement sur le long terme qui soit cohérent avec l’identité du sujet. Ainsi la mémoire épisodique ne fait pas qu’enregistrer de manière passive chaque épisode que nous vivons au quotidien. Un grand nombre de souvenirs épisodiques sont formés chaque jour, mais seule une partie restreinte pourra être récupérée sur le long terme. La plupart des événements routiniers et non pertinents que nous vivons sont rapidement rendus peu accessibles à la récupération. Au contraire, les événements pertinents pour notre identité, en lien avec nos buts et nos valeurs, vont rester plus facilement

accessibles sur le long terme. Mais le souvenir qui va nous rester de ces événements n’est pas un copié-collé parfait de la réalité. Ce souvenir sera bien basé sur des fragments de l’expérience vécue, mais il sera également adapté en fonction de nos croyances, buts, et valeurs actuels. Par exemple, je dois me souvenir très précisément avoir fermé la porte de ma maison à clé ce matin, si ce n’est pas le cas je risque de vérifier de façon répétée que cette action a bien été réalisée (fonction de correspondance). De même, un échec à un examen est un souvenir qui n’est cohérent ni avec mes buts actuels ni avec mon identité. Sur le long terme, je me souviendrai peut-être avoir échoué à cause de la difficulté de l’examen plutôt que de mon manque de préparation (fonction de cohérence).

Le Self-Memory System (Conway, 2005) comporte trois systèmes en interaction qui permettent de générer des souvenirs autobiographiques et de répondre à ces deux exigences de correspondance et de cohérence. Nous allons maintenant détailler chacun de ces trois systèmes.

Le système de mémoire épisodique. Le système de mémoire épisodique permet de répondre à la fonction de correspondance. Il contient des souvenirs épisodiques, qui, rappelons-le, sont des enregistrements « résumés », proches de l’expérience vécue, des détails sensoriels, perceptifs, cognitifs et affectifs des événements personnellement vécus durant un épisode. Ces enregistrements sont principalement constitués automatiquement, en dehors de tout contrôle intentionnel. Conway (2009) souligne que les souvenirs épisodiques sont souvent représentés sous forme d’images mentales (visuelles) et la perte de la capacité à former des images mentales peut entraîner une amnésie rétrograde (amnésie qui touche les faits qui se sont produits avant l’installation de la lésion cérébrale) (Greenberg, Eacott, Brechin, & Rubin, 2005). Ainsi les images mentales sont particulièrement importantes pour la mémoire épisodique. Toutefois, sur tous les épisodes qui sont encodés en une journée, seuls quelques-uns (ceux qui sont pertinents avec les buts et les valeurs) seront maintenus accessibles après un délai d’environ 24 heures. C’est-à-dire que l’information stockée dans le système de mémoire épisodique est rapidement « oubliée » si elle n’est pas mise en relation avec le self à long terme.

Le self à long terme. Le self à long terme est divisé en deux modules : la base de connaissances autobiographiques et le self conceptuel. La base de connaissances

autobiographiques regroupe les connaissances personnelles générales sur sa vie, qui sont hiérarchisées en trois niveaux de plus en plus concrets : les schémas de récit de vie (c’est-à-dire la compréhension qu’une personne a de la construction de son récit de vie), les périodes de vie (qui renvoient à des buts très généraux, comme mes études de psychologie à l’université de Genève par exemple) et les événements généraux. Quant au self conceptuel, il est composé des connaissances sémantiques personnelles (qui ne font pas référence à un événement précis dans le temps) qui permettent de générer les croyances sur soi, sur autrui, sur le monde, les attitudes et les valeurs. Ce dernier module est connecté à la base de connaissances autobiographiques ainsi qu’au système de mémoire épisodique, ce qui permet d’illustrer une connaissance sémantique sur soi par l’exemple d’un épisode précis. Le self à long terme a plutôt une fonction de cohérence.

Le self de travail. Le self de travail est une composante de la mémoire de travail, qui est la mémoire qui sert à maintenir et traiter une quantité restreinte d’information afin de réaliser des activités cognitives complexes (Baddeley & Logie, 1999). La principale fonction du self de travail est de gérer la réalisation des buts à court terme. Il est ainsi constitué de processus de contrôle dirigés par les buts actuels du sujet. Il intervient à la fois dans l’encodage des épisodes et dans la construction des souvenirs, en modulant l’accessibilité des représentations en fonction de leur pertinence pour le self. Il permet donc un équilibre entre les fonctions de cohérence et de correspondance : la trace maintenue doit correspondre à l’expérience réellement vécue tout en permettant une représentation de l’interaction entre soi et le monde stable et cohérente.

Les souvenirs autobiographiques. Les souvenirs autobiographiques émergent ainsi de l’interaction de ces trois systèmes : le système de mémoire épisodique, le self à long terme et le self de travail. Ce sont des constructions mentales transitoires constituées de souvenirs épisodiques et de connaissances sémantiques sur sa vie et sur soi. Les souvenirs autobiographiques ne sont pas figés, mais constamment renouvelés en fonction des buts actuels de l’individu. Il existe deux types de récupération pour les souvenirs autobiographiques : une récupération stratégique et cyclique et une récupération directe. La récupération stratégique dépend des buts actuels du sujet, elle fait suite à l’élaboration d’un indice de récupération, l’accès à des connaissances autobiographiques, puis à des événements concrets, jusqu’à l’épisode précis. Ce qui est récupéré est d’abord évalué et un autre cycle de

récupération peut éventuellement être mis en place ou la récupération se termine. Les processus de contrôle qui sous-tendent cette récupération sont intentionnels. Contrairement à la récupération stratégique et cyclique, la récupération directe est spontanée (non intentionnelle). Elle fait suite à un indice de récupération externe suffisamment spécifique pour activer un souvenir particulier.

L’observation des cliniciens, ainsi que des études de cas, tendent à montrer qu’il existe différents tableaux de troubles mnésiques liés à l’atteinte d’un (ou plusieurs) module du Self-Memory System ou de leur déconnexion. Nous nous intéressons à différentes dissociations objectivées au sein du modèle de Conway dans la section suivante.

2.2.3. Dissociations au sein du Self-Memory System

Deux patients dont les symptômes permettent de mettre en évidence des dissociations au sein du Self-Memory System ont été décrits dans la littérature. Le cas d’AC, un homme de 38 ans, présentant une amnésie sévère suite à un accident (Van der Linden, Brédart, Depoorter, & Coyette, 1996) permet de mettre en évidence l’indépendance entre le système de mémoire épisodique et le self à long terme. AC présente une incapacité à rappeler des épisodes spécifiques datant de différentes périodes, y compris concernant sa vie contemporaine. Toutefois, les informations sémantiques personnelles de la base de connaissances autobiographiques sont relativement préservées, même pour les informations acquises après la lésion cérébrale.

Le cas de CR, une patiente de 47 ans décrite par Loveday et Conway (2010), soutient l’hypothèse des deux voies de récupération. CR souffre d’une vaste lésion cérébrale de l’hémisphère droit suite à une encéphalite herpétique. Elle présente une amnésie profonde concernant les vingt-cinq dernières années, et une amnésie significative concernant son enfance et adolescence. CR présente également une amnésie antérograde l’empêchant de récupérer spontanément des événements qui se sont produits il y a plus de quelques jours.

Toutefois, avec l’aide d’indices de récupération suffisamment spécifiques, comme des photographies prises avec la SenseCam, CR parvient à fournir des descriptions beaucoup plus détaillées de ses souvenirs (la SenseCam est un appareil photo qui se porte autour du cou et qui prend des photographies à intervalles réguliers et d’un point de vue personnel). Cette étude suggère donc l’existence d’un problème de connexion entre la mémoire épisodique et le self à long terme.

Différents tableaux cliniques illustrent donc l’intérêt du modèle de Conway dans la compréhension des processus mnésiques pouvant être préservés ou atteints chez certains patients. Nous allons maintenant nous intéresser à la mémoire épisodique en clinique et à la manière dont elle est actuellement évaluée, nous verrons en quoi cette évaluation présente des lacunes, et quels sont les critères que devront respecter les futurs tests de mémoire épisodique.