• Aucun résultat trouvé

Une méthode utilisant l’analyse économique du droit

Dans le document en libre accs sur le site d’Assas (Page 102-108)

94 - Thèse non fondée sur l’analyse économique du droit, mais utilisant certains apports de l’analyse économique du droit. On l’a dit, quoiqu’elle s’y soit en grande fondée, notre thèse n’est pas, à proprement parler, une thèse de droit comparé, dès lors que celui-ci n’a pas constitué une fin en soi. Elle est encore moins une thèse d’analyse économique du droit. Non seulement elle ne constitue pas une analyse économique du droit au sens littéral du terme, mais elle n’est même pas fondée sur les postulats de l’analyse économique du droit, et part même d’un postulat inverse de celui sur lequel cette discipline s’appuie (A). Il reste que l’analyse économique du droit constitue un apport non négligeable pour notre thèse au regard de la prise en compte de la dimension collective (B).

Une thèse non fondée sur l’analyse économique du droit A -

95 - Une thèse ni d’analyse économique du droit, ni fondée sur les postulats de l’analyse économique du droit. L’analyse économique du droit (« Law & Economics ») consiste, en

103

simplifiant, à étudier le droit et les phénomènes juridiques au travers du prisme de la science économique (efficacité et conséquences sur le comportement des agents des règles de droit notamment), dans une démarche à la fois positive et normative219. Or, cette « étude

économique du droit » ne correspond en rien à notre travail. En outre, en matière de

responsabilité civile, l’analyse économique du droit fait de la fonction normative la fonction première de l’institution, qui doit avant tout chercher à prévenir les comportements anti- sociaux, et ce dans un objectif de minimisation des coûts sociaux220. Or, notre travail s’inscrit dans la démarche inverse puisque nous considérons que c’est la fonction réparatrice qui doit primer, la dissuasion n’étant que secondaire puisque devant avant tout être assurée par le droit répressif, et que la minimisation des coûts sociaux n’a constitué, en aucune manière, notre critère de choix.

96 - Justification de l’utilisation des apports de l’analyse économique du droit. Il reste que, comme l’écrit joliment M. Grégory Maitre, « l’analyse économique du droit est pour le juriste

comme une invitation au voyage. Elle lui offre la possibilité de quitter le port d’attache de ses certitudes, baignées dans la tradition juridique nationale qui lui est coutumière »221. Il aurait

été ainsi plus que dommage que nous fîmes fi des apports de l’analyse économique du droit

219 Incertitude et expertise, art. préc., p. 79.

220 V., notamment, B. Deffains et E. Langlais (dir.), Analyse économique du droit : principes, méthodes résultats, De Boeck, coll. Ouvertures économiques, 2009, p. 38 et s., montrant que les économistes mettent en avant la fonction préventive (au sens large) de la responsabilité civile, la fonction indemnisatrice étant placée « au second

rang dans la mesure où elle est en quelque sorte mise au service de la prévention ». Ils considèrent ainsi que la

responsabilité civile doit être analysée comme un « mécanisme incitatif » ex post, alternatif à la réglementation

ex ante, et permettant une prévention des risques optimale dans la mesure où « lorsque les agents générateurs de risques sont confrontés au coût social de leurs décisions », ils prennent de manière rationnelle la décision la

moins onéreuse entre l’augmentation du coût de la prévention et le paiement de dommages-intérêts, ce qui assure la minimisation du coût social des accidents. Historiquement, l’idée a été développée par M. Guido Calabresi dans son ouvrage de référence The Cost of Accidents: A Legal and Economic Analysis, Yale University Press, 1970 : « the principal function of accident law is to reduce the sum of the cost of accident and the cost of

avoiding accidents ». V., dans le même sens, E. Mackaay et S. Rousseau, Analyse économique du droit, Dalloz,

coll. Méthodes du droit, 2008, 2e éd., n° 1158 et s., spéc. n° 1174 : « les dommages à payer constituent (…) la

mesure, aussi exacte que possible, du “tort social” créé et de l’intérêt attaché à sa prévention » ; G. Maitre, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, préf. H. Muir-Watt, LGDJ, coll. Droit et

économie, 2005, n° 139 : « pour l’économiste, la responsabilité civile poursuit un objectif de minimisation des

coûts sociaux liés à la résolution des litiges survenant entre tiers, pour lesquels le recours au marché n’est pas possible en raison de coûts de transaction trop élevés. Nous pensons pouvoir en déduire que le fondement de la responsabilité civile réside dans l’incitation des responsables potentiels à la prévention adéquate et suffisante du dommage, par l’obligation qu’elle leur impose de prendre en charge la réparation intégrale du préjudice qu’ils seraient susceptibles de causer à autrui ». Il en résulte que, pour les économistes, la responsabilité doit peser sur

l’individu le mieux placé pour éviter le dommage (ibid., n° 194 et s.), c’est-à-dire le « cheapest cost avoider ». 221 G. Maitre, op. cit., n° 500. Cet auteur observe d’ailleurs avec justesse que l’analyse économique du droit procède de la même façon et remplit le même rôle que le droit comparé, en ce qu’elle permet au juriste français d’élargir son point de vue, de prendre du « recul » par la comparaison (ibid., n° 10 et s.). L’on notera d’ailleurs que l’analyse économique du droit adopte très souvent une dimension comparative qui permet, outre de détacher cette discipline de ses orgines américaines, d’évaluer les performances des différents systèmes juridiques.

104

dans notre domaine, et ce d’autant que la réflexion des auteurs américains, issus pour l’essentiel de ce courant222, y est particulièrement abondante et féconde. Le fait que nous n’adhérions pas aux principes de base de l’analyse économique du droit n’était pas, à cet égard, un obstacle dirimant : il suffisait justement de garder à l’esprit que ces apports s’inscrivaient dans une logique différente de la nôtre. L’analyse économique du droit nous a ainsi permis d’intégrer une dimension collective dans notre travail.

La prise en compte de la dimension collective B -

97 - Justification de la prise en compte de la dimension collective, et plus précisément de l’efficacité collective, de la fonction réparatrice. Un juriste français peut être surpris, de prime abord, que l’on prenne en compte l’efficacité collective, c’est-à-dire l’efficacité envisagée globalement, du point de vue de l’ensemble des investisseurs et du marché, de la responsabilité civile. En effet, le droit français, n’envisageant la responsabilité que d’un point individuel, requiert seulement, au titre du principe général de responsabilité pour faute, que le droit à réparation soit respecté pour une victime particulière, et en aucune manière que la réparation, ou plus précisément son efficacité, soit appréciée collectivement, c’est-à-dire au regard d’un groupe de victimes potentielles. Toutefois, comme on l’a dit déjà à propos des fonctions du droit financier de protection des investisseurs et de bon fonctionnement du marché, une telle considération n’est nullement hérétique dans la mesure où la responsabilité civile ne peut être véritablement effective sur le marché boursier qu’à travers un aménagement de ses conditions. Il est, dès lors, légitime de prendre également en compte l’efficacité collective pour trancher la question de politique juridique relative à la nécessité de cet aménagement. S’il n’en était pas ainsi, la question serait parfaitement illégitime en droit français : le droit individuel à réparation devrait prévaloir sur toute considération collective. Outre qu’une telle approche ne nous paraît ainsi nullement contradictoire avec le droit individuel à réparation de valeur constitutionnelle, elle nous semble, au contraire, nécessaire au regard de la dimension intrinsèquement collective des marchés financiers, et de l’objectif de protection des investisseurs, à laquelle on peut rattacher cette évaluation collective de

222 L’analyse économique du droit est loin de rencontrer le même succès en France, tant dans notre domaine que de manière générale.

105

l’efficacité de la responsabilité civile sur le marché financier. C’est à cet égard que les travaux issus de l’analyse économique du droit, notamment américaine, sont particulièrement précieux, dans la mesure où ils réfléchissent de manière quasi systématique en termes collectifs et non exclusivement individuels, et font donc appel à cette notion d’efficacité collective, même si elle ne s’identifie pas totalement avec leurs objectifs223. Cela n’est d’ailleurs guère surprenant dans la mesure où « au lieu de se concentrer sur l’aspect

individiduel de la responsabilité civile, elle (l’analyse économique du droit) l’envisage de manière plus globale, en tant qu’institution sociale »224. Aux Etats-Unis, une grande partie de

la doctrine remet ainsi en cause l’efficacité de la fonction réparatrice des actions collectives boursières, sur le fondement d’une appréciation globale et non individuelle. La comparaison avec le droit français, dans lequel cette dimension est quasiment absente, est à cet égard saisissante.

98 - Analyse de la fonction réparatrice de la responsabilité civile en vertu d’un impératif de justice, à la fois individuel et collectif. Le problème peut, de la même façon, être posé en termes de justice. En effet, la question que pose concrètement la réparation des préjudices sur le marché boursier consiste à savoir s’il faut faire prévaloir un principe de justice individuelle, selon lequel tout individu a droit à la réparation du préjudice qu’un autre lui a causé, ou si un tel principe peut être abandonné lorsqu’il conduit de fait à de faibles résultats en termes de réparation collective. Autrement dit, le critère doit-il être apprécié uniquement sous un angle individuel ou peut-il l’être également sous un angle collectif, ce qui peut conduire à un résultat injuste pour un investisseur individuel ?

Il est clair que, si l’on s’en tient à la conception classique, c’est la dimension individuelle de la réparation qui prévaut, celle-ci étant fondée sur un idéal de justice individuelle, et plus

223 En effet, comme on l’a dit, l’objectif essentiel de l’analyse économique du droit est la minimisation des coûts sociaux. Ainsi, du point de vue de la responsabilité civile, cet objectif est beaucoup plus large que de savoir si la réparation est efficace au regard de l’ensemble des investisseurs et non d’un seul investisseur particulier : il s’agit de savoir si elle est efficace au regard de l’ensemble de la société, ce qui nécessite une réflexion bien plus ample (prenant en compte notamment l’effet sur l’émetteur, sur les autres intervenants du marché financier, sur le budget de l’Etat, sur le reste de la population). Toutefois, les travaux de nombreux universitaires américains ont à cœur de prendre en considération l’efficacité dans sa dimension collective, c’est-à-dire au regard de l’ensemble des investisseurs ou d’une catégorie d’investisseurs, et non exclusivement au regard de l’ensemble de la société.

224 G. Maitre, op. cit., n° 495. Adde H. Muir-Watt, préf. G. Maitre, op. cit., p. VI et VII, indiquant que l’un des apports de l’analyse économique « consiste avant tout à introduire une dimension collective dans un rapport

perçu traditionnellement comme purement intersubjectif », et faisant observer qu’un tel changement est

« conforme à la mutation fonctionnelle de la responsabilité civile qui tend progressivement à devenir un

106

précisément de justice commutative, qui s’exprime techniquement par le principe de réparation intégrale visant à replacer la victime dans la situation qui aurait été la sienne sans le fait dommageable225. Que l’on reprenne, pour s’en convaincre, les propos tenus par le Tribun Tarrible lors de l’adoption du Code civil de 1804226. Toutefois, il nous semble que la satisfaction de cet impératif de justice dans un environnement intrinsèquement collectif comme le sont les marchés financiers, ne peut être appréciée seulement dans sa dimension individuelle, il doit l’être aussi nécessairement dans sa dimension collective. En d’autres termes, lorsqu’on s’interroge sur la politique juridique qui doit être adoptée en la matière, l’on ne doit pas seulement se poser la question de la détermination du système permettant la plus juste indemnisation d’un investisseur particulier, mais celle du système permettant la plus juste indemnisation des investisseurs dans leur ensemble, quitte à ce que soient sacrifiés les intérêts d’un investisseur particulier. L’analyse économique s’apparente bien alors à une « entreprise subversive », pour reprendre les termes de M. Grégory Maitre227.

99 - Conclusion du Chapitre II. Plan de la thèse. Le fort particularisme des marchés financiers rejaillit fortement sur la responsabilité civile et en complique et perturbe singulièrement la mise en œuvre. Se pose, dès lors, la question de politique juridique suivante : faut-il aménager la responsabilité civile sur les marchés financiers pour faire face à leur particularisme ? Pour y répondre, nous avons d’abord déterminé les finalités qui devaient guider notre choix : il s’agit de la fonction réparatrice de la responsabilité civile, et des fonctions du droit financier de protection des investisseurs et de bon fonctionnement du marché, à travers notamment la responsabilisation des investisseurs. Nous avons ensuite identifié la méthode permettant d’opérer ce choix : elle est fondée, en grande partie, sur le droit comparé dans la mesure où le problème ne reçoit aucun traitement satisfaisant en droit français et a fait l’objet de réflexions

225 Cet idéal de justice commutative a d’ailleurs été repris par une bonne partie la doctrine, comme fondement de la responsabilité civile.

226 V. G. Viney, Introduction à la responsabilité, op. cit., n° 14, citant notamment les propos du Tribun Tarrible dans son discours au corps législatif : « cette disposition qui donne une garantie à la conservation des propriétés

de tous genres, est pleine de sagesse. Lorsqu’un dommage est commis par la faute de quelqu’un, si l’on met en balance l’intérêt de l’infortuné qui en souffre avec celui de l’homme coupable ou imprudent qui l’a causé, une voie soudaine de la justice s’élève et répond que ce dommage doit être réparé par son auteur. Cette disposition embrasse dans sa vaste latitude tous les genres de dommages et les assujettit à une réparation uniforme qui a pour mesure la valeur du préjudice souffert. Depuis l’homicide jusqu’à la légère blessure, depuis l’incendie d’un édifice jusqu’à la rupture d’un immeuble chétif, tout est soumis à la même loi ; tout est déclaré susceptible d’une appréciation qui indemnisera la personne lésée des dommages quelconques qu’elle a éprouvés… ».

227 V. G. Maitre, op. cit., n° 11, observant que l’analyse économique du droit joue un rôle perturbateur en ce qu’elle oblige le juriste à se libérer de son système de pensée et de ses préjugés et à renouveler sa réflexion. Notamment, écrit-il, « le discours économique, amoral et très formalisé, peut paraître choquant au regard des

107

approfondies et d’aménagements de la responsabilité civile dans d’autres systèmes juridiques ; elle recourt également aux apports de l’analyse économique du droit, dans la prise en compte de la dimension collective de la responsabilité civile sur les marchés financiers. Le but étant notamment de trouver des solutions à partir de la comparaison des systèmes juridiques, nous avons, assez naturellement, adopté un angle d’attaque prospectif à partir d’une première analyse descriptive du droit positif. Ainsi, après avoir d’abord observé qu’il existe bien, de lege lata, un aménagement de la responsabilité civile sur les marchés financiers (Partie I), nous avons toutefois opté ensuite, de lege ferenda, pour l’application du droit commun sur lesdits marchés (Partie II).

108

PARTIE I - DE LEGE LATA, L’AMENAGEMENT DE LA

Dans le document en libre accs sur le site d’Assas (Page 102-108)