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UNE LECTURE DE MAUVAISE FO

Dans le document Méandres d’éducation (Page 36-39)

J

’AVAISfini de lire l’ouvrage depuis quelques se-

maines déjà. Aux aurores, je m’efforçais encore de construire une réflexion, les yeux mi-ouverts, j’essayais en vain de dégourdir mon esprit afin que celui-ci daigne se mettre au travail, qu’il ne me laisse pas bredouille. Surtout qu’il ne me laisse pas bredouille, de grâce, qu’il coupe des cheveux en quatre, en huit et plus si l’envie lui prend, mais, par pitié, qu’il ne me laisse pas bredouille. Quel sombre pêcheur ne suis-je pas devenu ! Voilà que je débarquais dans cet ouvrage, à l’assaut de l’ana- lyse. Comme je l’exprimerai plus tard, j’ai eu un étrange sentiment à l’égard de l’ouvrage, celui d’être un étranger. Être étranger lorsque l’on est lecteur est très désagréable, mais il est toujours possible de fuir. Cependant, dès lors qu’il fallut que je revêtisse une parure de chercheur pour or- chestrer quelques tirades, mon malaise n’eut de cesse de croître. Qu’allais-je croasser d’intelligent ? Sans doute fut-il bon que mes haut-le-cœur s’ex-

primassent avant que je ne m’aventurasse dans ce périlleux exercice.

Le souvenir et la liberté, ainsi ai-je intitulé ce para- graphe. Il y a dans le souvenir, comme un formidable fil qui permet aux générations de tisser des liens, de créer un collectif. En prenant l’exemple du souvenir de la seconde guerre mondiale en Pologne, trauma- tisme encore brûlant dans ce pays où, pourtant, l’hi- ver est si rude, je me demandais : « Quelle est la place du souvenir dans notre société ? » Ne dit-on pas de notre société qu’elle fait l’apologie du développement de l’individu ? Pour ma part, je pense qu’elle le fait. L’école républicaine, quoiqu’un peu délavée, n’est- elle pas le lieu où l’on élève en arrachant aux particu- larismes ? Pour en revenir au souvenir, lorsque l’on va raconter l’école, je pense que ce n’est pas tant l’his- toire qui est exprimée que le souvenir. Il y a dans cette distinction une autre question que celle de la fidélité à l’événement. Pour moi, l’histoire et le souvenir ne portent pas la même charge d’émotion, ni en quan-

Chemins de formation au fil du temps…

tité, ni en qualité. Il y a dans cet ouvrage, de l’émo- tion. De l’émotion travaillée, certes ; du témoignage, probablement. Et il y a moi, François Texier, qui, ac- cablé par le poids de la science, n’a ni l’envie de se laisser attendrir par les doux ou moins doux souve- nirs, ni l’envie de cultiver mon scepticisme à l’égard des démarches biographiques en sciences de l’éduca- tion. Voilà dans quel esprit je me suis lancé dans l’analyse de l’ouvrage Raconter l’école au cours du siècle. Après la lecture de cet ouvrage, j’ai couché sur le papier mes premières impressions. La part de l’anec- dotique dans ce livre m’a interrogé : elle laissait trans- paraître une volonté de complicité entre l’auteur et son lecteur. Or, le décalage générationnel qui me sé- parait des auteurs ne permettait une telle complicité, d’où mon sentiment d’exclusion. Ainsi, je me deman- dais si le texte ne jouait pas sur l’émotion des souve- nirs, davantage que sur une émotion par la forme écrite. Cette hypothèse se précise avec l’examen de la ponctuation, laquelle me semble symptomatique de cette difficulté. En effet, les auteurs usent et abusent des points d’exclamation, tout comme des points de suspension. Cette inflation voudrait traduire le « caché » du texte, caché qui est probablement l’émo- tion même des souvenirs relatés. Devant cette diffi- culté, les auteurs utilisent la ponctuation de sorte qu’ils ne cessent de s’exclamer ou de s’évader (! ! ! …) sans que je puisse comprendre pourquoi. Ainsi, je dirai que ce livre ne manque pas de paysages émo- tionnels à visiter, mais il m’est très difficile de m’y rendre faute d’avoir mes fidèles chauffeurs : les mots. Certains passages de l’ouvrage s’appuient sur l’anecdotique pour aller chercher le suc du plaisir de

l’école. Même si ce but est difficile à atteindre, les au- teurs s’appuient adroitement sur les anecdotes pour faire un produit public à partir d’expériences person- nelles.

La volonté de ne pas porter de regard critique sur le vécu raconté m’a posé quelques problèmes. En effet, j’assistais à la description de faits que l’auteur n’appré- ciait pas sans qu’il ne le dise pour le lecteur : une nar- ration naïve. Il m’a semblé que cette naïveté nuisait parfois à la pertinence de l’ouvrage car elle condam- nait le texte à une juxtaposition d’anecdotes. Ainsi, je reste sur ma faim à la lecture de certains passages.

L’anecdotique perturbe le texte d’autres manières aussi, notamment en ce qui concerne l’usage de la ponctuation. Par exemple : « La vie de pensionnaire ne fut pas drôle, les premiers jours ! » (p. 30) Le point d’exclamation dénude totalement cette phrase de son caractère tragique. Dans ce texte nombre de points d’exclamation viennent renverser les significations catastrophiques des événements pour les transformer en anecdotes dont l’auteur ne peut s’empêcher de sa- vourer les exquis parfums en les écrivant. Parfois, le style laisse croire au lecteur que l’auteur va faire une critique de l’expérience, comme dans l’exemple ci- dessus ; or il n’est en rien. Je pense que l’ouvrage n’élucide pas clairement la question suivante : entre objectivité, subjectivité et naïveté, il y a, me semble- t-il, un effort de positionnement à faire.

La vie scolaire est remplie d’émotion. Les liens et les relations ont de l’importance pour l’élève surtout lorsque celui-ci est interne. Il y a dans l’exercice d’écriture biographique une problématique très diffi- cile à gérer : socialiser sa vie. Les émotions ne peuvent

se raconter, elles s’écrivent. L’exercice d’écriture est ambigu à ce niveau car il est traître. Le texte est diffi- cile à saisir car le ressenti est difficile à écrire. Dans cette perspective, il me semble important d’user des stratagèmes littéraires au lieu de chercher à enfermer les émotions dans des phrases trop convenues. Je pense que, sur ce plan de l’émotion, les mécanismes de narration sont fondamentalement différents entre l’écrit socialisé, l’écrit personnel et l’oral. Sans vouloir prétendre que seuls les écrivains peuvent transmettre de l’émotion – et je ne suis pas écrivain – je pense qu’il y a quelque chose de cruel dans l’écriture : on ne peut pas décrire l’émotion, on ne peut que l’écrire.

J’ai été de mauvaise foi, sans doute, un peu. J’ai es- sayé d’élucider le pourquoi de mes premiers senti- ments. Peut-être ai-je tort et me suis-je trompé sur toute la ligne ? Mais je pense que l’important est ailleurs. Cet ouvrage m’a permis de découvrir qu’il ne suffisait pas de raconter l’école du début du siècle pour la comprendre. Il ne suffit pas de raconter pour devenir soi-même le prolongement de l’histoire. Il ne suffit pas de lire « l’école du début du siècle » pour la connaître. Pour la mettre en thèse, peut-être cela suf- firait-il. Devenir le prolongement d’une aventure col- lective, cela ne se décrète pas. Il ne suffit pas de sa- voir. Non, et quand bien même je connaîtrais cette

école comme ma poche, je ne la vivrais pas. Pour la vivre, il faudrait l’aimer. Un peu, quand même. Dans cet ouvrage, il y a des centaines de pages d’amour et de respect de l’école, elles sont précieuses. On ne sait jamais, cela sert toujours de rencontrer des gens qui aiment l’école. Cela peut toujours servir, lorsque l’on rencontre des turbulences au long de son propre par- cours scolaire. Et si nous pouvions redonner à l’insti- tution scolaire une part de sa mission originelle – as- surer la continuité d’une société –, alors sans doute, le chercheur pointilleux que je suis, passerait sur les dé- tails de la forme et accepterait sans objection que ce précieux trésor soit légué en héritage. Mais, je n’ai de cesse de craindre qu’à vouloir transmettre de l’expé- rience ainsi, on tombe malencontreusement dans les ornières pessimistes qui contribuent à faire l’éloge d’un passé – qu’on dit glorieux – aux dépens d’un pré- sent en perpétuelle quête de légitimité. Raconter l’école, oui, mais pas pour béatifier le passé, car je n’ai de cesse de craindre que l’école ne finisse par devenir l’odyssée d’un mythe où les élèves déchanteront avant même d’avoir appris à chanter.

FRANÇOISTEXIER1

RÉCIPROCITÉ

INTERGÉNÉRATIONNELLE

Dans le document Méandres d’éducation (Page 36-39)