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Approche psychanalytique

2. Une horreur de la pitié

Cette attitude du bénéfice du plaisir par l’économie de l’affect relative au narrateur- humoriste pour se protéger, explique son refus de sentir toute source de douleur. Il y a dans ce refus d’exhibition de la douleur, un refus de la pitié des autres. Car ce que le lecteur ressentira n’est que l’effet que dégagera l’humour du narrateur, en d’autres termes, si le narrateur-humoriste s’amuse et trouve du plaisir à se moquer de tout, le lecteur fera de même et le suivra dans sa démarche. Mais dans l’hypothèse inverse, si le narrateur réagissait vis-à- vis de ses malheurs comme on présumait le voir réagir, c’est-à-dire par des lamentations et des pleurs, ceux-ci susciteraient la pitié et la compassion du lecteur. C’est surtout ce que le narrateur-humoriste ne veut pas produire chez le lecteur car il a horreur de la pitié des autres. Ce sentiment de pitié que l’humoriste dédaigne et refuse chez son lecteur, représente pour lui une source d’angoisse qui peut déclencher la souffrance qu’il distancie depuis le début par son humour. Paraître piteux aux yeux des lecteurs, serait une défaite de la stratégie entreprise pour le narrateur-humoriste. Cette démarche de l’humoriste de maitriser l’image et le sentiment qu’il veut exprimer aux lecteurs dans son écriture est semblable à l’effet du miroir qui consiste à renvoyer l’image tel qu’il la reçoit; c’est la technique suivie par le narrateur du récit. Nous repérons dans l’attitude humoristique du narrateur, un rejet de la sentimentalité pitoyable qu’il craint d’éveiller chez son lecteur. Plutôt que de s’apitoyer sur soi, il opte pour l’humour ; même si dans bien des passages où il semble plongé dans la voie du pathétique, il dupe le lecteur en le menant au sommet de ce registre afin de mieux préparer une plaisanterie qui gèlera la moindre compassion ; preuve tangible de sa volonté de jouer à tuer la pitié et raviver l’humour.

Jean Louis Fournier, raconte plusieurs faits qui montrent clairement son aversion, son horreur à l’égard de ceux qui compatissaient à son malheur et se sentaient dans le devoir de le consoler. Au contraire, son humour ne cherche pas à attirer l’attention sur lui, mais il est utilisé pour anesthésier toute suspicion susceptible de déclencher un sentiment de compassion. Quand bien même il s’agit d’enfants handicapés, le narrateur n’hésite pas à les mettre sous les projecteurs et de faire d’eux des marionnettes bonnes à faire rire chassant tout sentiment de pitié. C’est sur cette attitude que fonctionne le processus humoristique de Jean Louis Fournier ; défiant tout ce que le sort lui a réservé comme mauvaise surprise, renversant les situations malaisées en occasions de rire.

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B-

L’Humour : un Sadomasochisme

A l’origine, ces deux concepts, purement psychanalytiques, ont été employés pour désigner des plaisirs relatifs à des pathologies sexuelles où le partenaire cherche à se satisfaire par le biais de la souffrance.

Le sadisme est défini comme suit :

« Forme de manifestation de la pulsion sexuelle qui vise

à faire subir une douleur physique ou, à tout le moins, une domination ou une humiliation. »1

Le masochisme est :

« Recherche de la douleur physique ou, plus généralement, de la souffrance et de la déchéance, qui peut être consciente mais aussi inconsciente, notamment dans le cas du masochisme moral. »2

Le sadisme et le masochisme sont deux termes combinés par le sentiment de plaisir que l’individu cherche à se procurer. Le premier est relatif au plaisir que l’individu recherche en infligeant une souffrance, physique ou morale à autrui. Le second est son revers ; le sujet prend plaisir à se faire souffrir.

Dans le récit de notre étude, il est question de sadomasochisme de type moral ou plutôt verbal puisqu’il s’agit d’une écriture. L’humour reposerait sur une attitude ou une pensée sadomasochiste. Le narrateur humoriste aurait un penchant vers cet état d’être. Il cultive ce sentiment en exerçant l’humour sur sa mauvaise situation et sur celle des autres. L’acte de se moquer de quelqu’un en le ridiculisant publiquement serait considéré comme une humiliation et donc tenu pour de la cruauté. Ainsi le père-narrateur trouve du plaisir en focalisant son exercice humoristique sur les déconvenues des autres, il y a donc sadisme. En mettant ses enfants au centre de ses tournures humoristiques, en se gaussant de leur physique difforme, les décrivant sous toutes les postures qui prêtent au rire, le narrateur révèle une recherche de satisfaction du Moi par l’objet même qui lui cause son mal-être (les enfants). Ce trait de caractère relève de l’inhumain. Comme dans l’extrait suivant où le père prend plaisir à souhaiter le mal aux autres :

« On ne m’épargne pas, on me montre les photos de l’anniversaire, le petit chéri qui souffle les quatre bougies après les avoir comptées, le père qui filme avec le caméscope. J’ai

1Dictionnaire de la psychanalyse, France Loisirs, Paris, 1995, p 254. 2 Idem., p.151

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alors de vilaines pensées dans la tête, je vois les bougies qui mettent le feu à la nappe, au rideau, à toute la maison. »1

Dans le passage que nous venons de citer, l’auteur ne supporte pas de voir des photos qui témoignent du bonheur des autres parents avec leur enfants ; un bonheur duquel il a été privé. Ce n’est pas uniquement l’état de ses enfants qui représente pour le père une source de souffrance, mais voir les autres réussir là où lui, a échoué, constitue également pour lui une peine. Nous avons vu que l’attitude humoristique consiste dans la quête du plaisir pour une économie de l’affect dans les maux eux-mêmes, elle relève également dans l’aspiration de l’humoriste aux malheurs de ceux qui se complaisent dans leur bonheur et qui est inaccessible pour lui. Ce sentiment de malveillance nourrit un sentiment de plaisir personnel qui relève du sadisme bien que le narrateur le confie au lecteur de manière humoristique.

Toutefois, dans le récit, le narrateur conserve des sentiments humains pour ses fils, ainsi que l’amour qu’il a pour eux, puisqu’il confesse à l’occasion son affection à leur endroit. L’humour dans Où on va, papa ? est également de type masochiste moral ; il apparaît donc sous forme d’autodérision, où le narrateur se prend pour cible de ses propres moqueries. C’est dans cette critique de soi que le père prend plaisir à se culpabiliser, à se reprocher humoristiquement ses choix, et sa situation de père d’enfants handicapés. Examinons ce passage qui illustre cette autocritique humoristique et masochiste :

« On ne te félicite pas pour ce que tu as fait : regarde- nous. C’était si difficile de faire des enfants comme tout le monde ? Quand on sait le nombre d’enfants normaux qui naissent tous les jours qu’on voit la tête de certains parents, on se dit que ça ne doit pas être bien sorcier.

On ne te demandait pas de faire des petits génies, seulement des normaux. Une fois encore, tu n’as pas voulu faire comme les autres, tu as gagné et nous on a perdu. »2

Le père prête la parole à ses fils, sachant qu’ils ne maîtrisent pas le langage, ce n’est que sa voix qui est derrière leurs propos, il s’agit donc d’une autodérision où l’auteur s’autocritique et réprimande ses attitudes de toujours vouloir se différencier des autres de sorte qu’il est parvenu à ses fins _ du fait qu’il a des enfants « pas comme les autres »_. Même si les propos sont plaisants, on discerne la culpabilité de l’auteur de n’avoir pas réussi à deux reprises d’avoir un enfant en bonne santé.Tout le plaisir du Moi consiste à se reprocher constamment le handicap de ses fils avec humour. L’extrait paraît drôle, cette culpabilité est à peine perceptible de sorte que le lecteur ne la sent pas, car son attention est focalisée sur le régime humoristique qui la dissimule. Il s’agit d’une autocritique, mais du fait qu’il l’attache

1Où on va, papa ?, op.cit., p.146 2Ibid., p 119.

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aux propos de ses enfants, elle paraît comme une accusation, un reproche qui accentue le sentiment du père. Puisqu’il s’agit d’une autocritique humoristique, il y a de ce fait masochisme. Le narrateur, souffrant, s’indigne. Ce reproche est la forme sous laquelle le Moi perçoit la critique du Surmoi qui se manifeste sous un mode humoristique. Ce sentiment de sadomasochisme duquel naît l’humour n’est pas constant, il s’agit d’un masochisme momentané, comme le précise Judith Stora-Sandor :

« Mais cette voix d’outre-tombe ne fait que confirmer que la victoire de cet humour n’est que momentanée et surtout imaginaire. L’état permanent du moi masochiste est la défaite que n’éclaire que pour de courts moments le plaisir de l’humour. »1

Le Moi masochiste du narrateur est un sentiment que recherche l’humoriste pour assouvir ses besoins de rire à chaque fois qu’il se sent affecté par une situation qui le met face à des réalités auxquelles il a déjà eu affaire. Pour s’en défaire sans peine, il recourt au mécanisme de l’humour.