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Humour et Rhétorique

A- Quel(s) registre(s) de langue pour un texte humoristique ?

1. Sur le plan lexical

Nous avons signalé plus d’une fois que le registre littéraire du récit Où on va, papa ?, est très variable entre le pathétique et l’humoristique. Deux registres, assez contrastés par les émotions qu’ils peuvent faire éprouver au lecteur ; le premier, vise à susciter la pitié et la compassion, tandis que le second, cherche à le faire rire. Il est question dans notre corpus de

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variation linguistique exclusivement d’ordre lexical au niveau des énoncés humoristiques et, d’une syntaxe de niveau courant. Notre tâche dans ce présent chapitre est d’observer et d’’interpréter comment un emploi considérable de mots relevant d’un registre donné, agissent et participent à rendre un texte, humoristique. Il nous semble que le choix du niveau de langue et l’humour sont indissociables dans la réalisation des fins de ce dernier. Le récit est écrit dans un niveau de langue plutôt courant, associé de temps à autre à un lexique relevant du registre familier. A côté de cela, nous assistons à un travail de prosodie ; les tournures de phrases sont loin d’être complexes et sont plutôt courtes. L’ensemble des termes employés relèvent d’un niveau de langue standard se particularisant nettement par un style littéraire et de la présence de nombreuses figures de rhétorique. Ce mélange de deux registres, le « courant », le « familier » surtout dans les énoncés humoristiques, aurait pour intention de susciter la provocation et la plaisanterie.

Il nous semble que le choix de ces deux registres est adéquat en faveur de cette écriture humoristique, du fait qu’ils sont les plus proches de la communication orale. Ce qui nous renvoie à l’idée que la correspondance, l’analogie avec le langage oral assurent la fluidité et la réception de l’énoncé humoristique. De plus, la prédominance du niveau « courant » s’explique par le fait qu’il est celui qui convient à toutes les situations de communication. A l’oral comme à l’écrit, il est le registre du juste milieu qui se distingue par un vocabulaire et une syntaxe correcte. Cela ne veut point dire que le registre « soutenu » ne va pas de pair avec l’humour, mais dans le standard et le familier, le lecteur retrouve un répertoire de termes qui font partie de son propre langage quotidien ; de là il serait rapidement séduit par le texte ; la spontanéité de la parole privilégie la garantie et l’efficacité de l’humour. Pour ces raisons, nous voyons en lui, une technique qui favorise une connivence rapide entre le narrateur et le lecteur. Cette complicité se construit en premier par un langage commun, usuel pour les deux. Nous jugeons que le choix de ces deux registres dans le récit Où on va, papa ?est judicieux et bien réfléchi.

Quelques exemples s’imposent pour illustrer notre réflexion :

« Je pense à une époque où on voulait castrer les enfants handicapés. Que la bonne société se rassure, mes enfants ne vont pas se reproduire. Je n’irai pas me promener avec une petite main qui gigotera dans ma vieille main, personne ne me demandera où le soleil s’en va quand il se couche, personne ne m’appellera grand-père, sauf les jeunes cons en voiture derrière

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moi parce que je ne roule pas assez vite. La lignée va s’arrêter, on va en rester là. Et c’est mieux comme çà. »1

Voilà un énoncé qui illustre exactement nos propos sur les registres littéraire et langagier. Il s’agit d’un passage, qui se trouve dans les dernières pages du récit, où le pathétique prend le pied sur l’humoristique. Son destin brisé, le père-narrateur, se retrouve dans un état d’esprit troublé et pitoyable, suscitant la compassion du lecteur. Il livre ses dernières pensées marquées par une pointe de colère contre la société. Le pathétique et le polémique sont bien présents dans cet extrait par l’emploi des tournures négatives « Je n’irai

pas me promener avec une petite main » « …personne ne me demandera… » « …personne ne m’appellera grand-père », ces successions phrastiques à la forme négative accentuent le

registre pathétique. Toutefois, cet extrait ne tarde pas à prendre une tout autre tournure par l’emploi de l’expression « jeunes cons ». L’adjectif « cons », classé par le dictionnaire comme un terme familier et vulgaire puisqu’il s’agit d’une insulte, vient renverser le registre premier ; ce n’est plus la même émotion qu’il exprime et suscite chez le lecteur. La part humoristique est aussi due à l’interruption du pathétique par l’insulte imprévue à laquelle le lecteur ne s’attend pas. C’est toute l’explication que le narrateur apporte à propos des raisons pour lesquelles les jeunes l’appelleraient « grand-père » qui prête au rire. L’introduction d’un terme familier relevant de la catégorie de l’insulte apporte un aspect drôle à une tension, permettant une atténuation du pathétique et un retour à l’humoristique. Puis, il y a un retour vers le registre pathétique. Nous assistons à un chevauchement de registres littéraire et langagier : le pathétique et l’humoristique, le courant et le familier.

Un autre passage qui illustre notre idée sur le recours à l’insulte pour créer un ton humoristique :

«…Il arrive qu’elle se pose sur la table, ou mieux sur l’épaule d’un enfant. On pense à Picasso, à L’Enfant à la colombe. Certains en ont peur et hurlent de terreur, mais la colombe est de bonne composition. Thomas la poursuit en l’appelant « tite poule », il voudrait l’attraper, peut-être pour la plumer ?

Le monde des animaux et des hommes a rarement été en telle harmonie. Entre cervelles d’oiseaux, le courant passe. »2

C’est dans l’IMP3 que le père décrit une scène qui n’a rien de drôle. C’est la fantaisie verbale du père à la commenter qui est drôle ; une fantaisie et des expressions familières utilisées dans l’intention de se moquer de ses fils. L’expression

1Où on va, papa ?, op.cit., p. 110. 2 Ibid., p.130

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« cervelles d’oiseaux » est utilisée pour traiter ses fils, ou tous les handicapés mentaux de « sots » par rapport à la colombe qui volait dans l’IMP.

Sur le plan syntaxique, la plupart des énoncés humoristiques sont exprimés dans des phrases courtes qui tombent comme une sentence « Entre cervelles d’oiseaux, le courant

passe ». Dans ce cas précis l’humour procède de deux figures de style imbriquées : 1 /

L’ironie et 2 / une figure que Fontanier classe parmi les tropes mixtes : la syllepse qui consiste « à prendre un même mot tout-à-la-fois dans deux sens différents, l’un primitif ou

censé tel, mais toujours du moins propre ; et l’autre figuré ou censé tel, s’il ne l’est pas toujours en effet […] »1

La formule « cervelles d’oiseaux » revêt bien deux significations : au propre d’abord puisque le contexte évoque la colombe (la « tite poule » pour l’enfant), au figuré pour désigner l’étourderie, la distraction ou la bêtise. A cette double signification de la syllepse, vient se greffer l’ironie puisqu’on ne saurait prêter à l’auteur l’idée que les enfants handicapés soient des « cervelles d’oiseaux ». Il s’agit à la fois d’une reprise affectueuse d’un lieu commun, d’un cliché social, d’une reprise ironique puisqu’on ne le comprend pas au sens propre et d’une syllepse puisque l’auteur joue sur les deux significations de l’expression « cervelle d’oiseau ».

L’humour de Jean Louis Fournier privilégie une syntaxe de phrases courtes, drôles et faciles à retenir ; c’est aussi par la brièveté que le plaisant est intense. Quant aux périodes, elles sont presque inexistantes.

Un autre passage à ton polémique suggérant un effet humoristique : « ‟Ils ont quel âge, maintenant, vos enfants ?”

Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre.

Mes enfants sont indatables. Mathieu est hors d’âge et Thomas doit avoir dans les cent ans. »2

Nous sommes dans le dernier chapitre du récit ; le registre est plutôt polémique : le père continue, malgré l’âge avancé de ses fils, de répondre à des questions déplacées qui le contrarient et l’excèdent. Dans le récit, il recourt à une répartie violente voire vulgaire vu que le verbe « foutre » est qualifié comme un mot grossier par le Robert. Cet emploi de mots relevant du « vulgaire » a pour but de provoquer l’interlocuteur, et de mettre le lecteur du côté du narrateur. Un énoncé peut être humoristique, pas uniquement parce qu’il est drôle au

1 Les figures du discours, chap. IV, op.cit., p. 104 2 Où on va, papa ?, op.cit., p.154

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niveau du sens ; il peut parfois s’agir d’un énoncé qui choque. L’emploi de mots provocateurs, en particuliers lorsqu’ils sont insérés dans un dialogue, génèrent un effet plaisant provenant ici de l’effet de choc et de surprise éprouvé par le lecteur qui se sent interpellé.

Dans les trois extraits que nous venons de citer, le lexique est essentiellement courant, constitué d’expressions et de termes familiers proches de l’environnement langagier du lecteur, même (et peut-être surtout) dans le registre argotique de l’insulte. Ce recours aux mots provocateurs peut séduire le lecteur qui jugerait ce type d’écriture audacieux et établit un lien de connivence avec le narrateur. Voilà en quoi un langage courant, familier ou vulgaire favoriserait le régime humoristique.