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L’humour : une forme de résilience

Approche psychanalytique

C- L’humour : une forme de résilience

Si le récit avait été écrit dans un registre pathétique où le père-narrateur aurait pleuré ses enfants depuis le début jusqu’à la fin, il n’aurait certainement pas remporté autant de succès. L’humour est le point d’orgue de ce récit.

L’auteur-narrateur, Jean Louis Fournier, incarne dans le récit, un père brisé, désemparé par le handicap de ses deux garçons Mathieu et Thomas. Il a passé sa vie à voir empirer leur handicap physique et mental. Impuissant à les soulager de leur malformation et des maux dont ils souffrent, il se sent coupable et auteur de tout cela. De ce fait, un sentiment de culpabilité grandit en lui. Privé de vivre pleinement sa vie de père d’enfants normaux, il se réfugie dans l’attitude et l’écriture humoristiques prenant les choses telles qu’elles se présentent avec distance, cherchant même à en trouver des avantages et à plaisanter sur ses malheurs.

Cette attitude du narrateur-humoristique, nous renvoie à une réflexion relative à la psychanalyse, celle de la résilience.

Le concept de « résilience » trouve ses prémisses aux Etats-Unis ; il a été initié par Emmy Werner2 qui en parle dans les résultats de ses recherches qu’elle a publiés vers 1980,

1 L’humour Juif dans la littérature. De Job à Woody Allen, Jedith Stora-Sandor, P.U.F., 1984, p. 300 in

L’humour, Franck Evrard, Hachette, Paris, 1996, p. 121.

2 Elle oriente son étude vers les personnes qui, ayant été confrontées à des situations difficiles au cours de leur

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après une trentaine d’années d’observation et de recherche. Mais ce concept n’a commencé à être courant en France, que vers les années quatre-vingt-dix ; il doit sa popularité au psychanalyste et à l’éthologue français Boris Cyrulnik qui l’avait emprunté pour ses recherches. Il n’avait pas trouvé le concept qui définirait son travail jusqu’à ce qu’il lise celui de la psychologue américaine.

A l’origine ce terme est relatif à la physique, il désignait la résistance d’un matériau à un choc. Boris Cyrulnik le définit dans son livre Un merveilleux malheur comme suit :

« La capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable en dépit du stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative »1

En d’autres termes, un comportement résilient est la capacité de l’homme qui parvient à mener une vie positive malgré les adversités qui lui favorisent plutôt une fin négative.

Elle est par conséquent un mécanisme psychique que le sujet adopte pour faire face aux situations adverses. Suite à un choc, il est tout à fait logique et normal que le sujet soit blessé et plongé dans ses traumatismes; c’est d’ailleurs la réaction et l’attitude attendue de tout le monde lorsqu’une personne affectée tombe dans le désarroi après avoir vécu une expérience douloureuse. Mais dans le cas où la personne, ayant été sujette à des traumas, réussit à s’en sortir, cette réaction relève du mécanisme de la résilience. Cela suppose que le sujet a développé des mécanismes de défense pour résister ou pour survivre aux agressions du destin ; c’est se résilier.

Selon Boris Cyrulnik, la résilience, est ce développement qu’adopte le sujet qui, plongé dans « une agonie psychique » parvient à remonter en surface. Il cite plusieurs facteurs d’ordre social, familial et individuel, qui aident le sujet à surmonter des situations potentiellement destructrices. A commencer par les facteurs sociaux ; ils relèvent surtout de l’aide que reçoit une personne d’une institution.

1. Le facteur « famille »

Pour ce qui est des facteurs familiaux ; comme son nom l’indique, il est relatif à la famille, être bien entouré favorise une bonne reconstruction de la personne blessée suite à quelconque choc ; sur ce point, Boris Cyrulnik voit la solitude comme un moyen qui constitue une entrave sûre à la résilience. Nous allons nous attarder sur ce facteur car il pourrait nous fournir des éléments de réponse à l’écriture humoristique de Jean louis Fournier.

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Le facteur « famille » est très important ; le caractère et l’environnement affectif sont des indices que la psychanalyse explore de près pour comprendre les comportements ; l’influence parentale et l’enfance sont perçues comme des facteurs révélateurs de ce que nous devenons à l’âge adulte et peuvent rendre intelligible la résilience, que développe le sujet suite à une adversité.

Revenons à notre étude, l’auteur de notre récit n’a pas eu une enfance comblée même s’il avait tout ce qui pouvait le rendre heureux. Nous avons retracé au début de cette étude quelques faits relatifs à la vie de Jean Louis Fournier. Il a vécu une enfance troublée par l’alcoolisme de son père qui était médecin — dans Où on va papa ? il explique la cause du handicap de ses fils par des anomalies génétiques relatives à l’alcoolisme de son père —, et auquel il a d’ailleurs consacré son premier livre sous le titre : Il a jamais tué personne mon

papa. Il y décrit le caractère incongru de son père, duquel il brosse un portrait plein de

bizarreries ; un médecin alcoolique qui rentre tous les soirs ivre menaçant de tuer leur mère ; se coupant les veines lors des dîners de fêtes pour faire peur. Il le compare au personnage de la nouvelle de Robert-Louis Stevenson, L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde1. Bien que Jean Louis Fournier ne se soit pas senti aimé par son père, il l’admirait pour la singularité de son caractère et son talent de faire rire tout le monde, même ses patients mourants. Grandissant devant un tel personnage, Jean Louis Fournier a sûrement acquis un caractère d’indifférence lui permettant de résister à son quotidien. C’est de cette enfance et de l’influence caractérielle de son père qu’il détient son humour et en développant une attitude qui le mithridatise contre les coups durs du destin, « C’est de là, déclarait Jean Louis

fournier, que j’ai commencé à développer de l’humour, pour résister aux situations les plus dures »

2. Le facteur « individuel »

Cet élément est celui qui nous intéresse le plus et apporte des explications plausibles, logiques et compatibles avec l’écriture humoristique de Jean Louis Fournier. Les facteurs individuels sont relatifs à la personne elle-même qui entreprend d’adopter et de prendre des initiatives pour arriver à mener une vie « normale » malgré les épreuves de la vie. L’optimisme, la créativité et le sens de l’humour sont les éléments qui constituent cette démarche individuelle. Ce sont ces trois composants qui apportent des réponses pour déterminer l’attitude humoristique.

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La résilience, définie comme l’aptitude à se rétablir suite à une souffrance, ne supprime pas la vulnérabilité cependant elle est mieux gérée par le sujet afin de continuer à vivre. C’est cela la résilience, elle ne nie pas la vulnérabilité. L’humour en est une forme, car son processus est semblable au fonctionnement du comportement résilient, d’ailleurs il est expliqué comme un des mécanismes que le sujet souffrant peut adopter pour réussir à surmonter l’adversité.

Dans Où on va, papa ?, le narrateur qui n’est d’autre que l’auteur lui-même, Jean Louis Fournier est un résilient ; son humour n’est pas uniquement une technique de narration pour rendre son récit drôle. Il s’agit de son histoire, il y raconte son trauma et ses déceptions avec humour, et comment il s’est résolu d’entreprendre la vie avec désinvolture pour ne pas sombrer dans un état de continuelle culpabilité.