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Une critique de la rigidité des genres sexuels

Chapitre 2. Un engagement dans la mouvance du féminisme tranquille

2.2. Doux-Amer : un engagement féministe par la littérature

2.2.1. Une critique de la rigidité des genres sexuels

La narration à la première personne est couramment mobilisée dans la littérature des femmes des années 1960, dans la mesure où « le je féminin déplace la parole et en vient ainsi à faire le tracé de son “histoire à elle” » (Brown, 2000 : 176). Si la grande majorité des récits de Claire Martin sont écrits à la première personne, le cas de Doux-Amer est différent : le je est masculin. Le narrateur est un éditeur qui soutient la carrière de Gabrielle, une écrivaine. Anne Brown affirme que, dans le cas de Doux-Amer, « le narrateur apparaît comme un intermédiaire entre l’auteure et son personnage féminin. Son rôle consiste à nous dire ce que fait ou ce qu’a fait l’héroïne, ce qu’elle pense ou ne pense pas et comment elle réagit face à diverses situations » (Brown, 1992a : 143). L’intérêt de cette narration réside dans la lucidité et la finesse du narrateur. En effet, Réjean Robidoux affirme que l’éditeur

n’a pas été seulement le témoin des faits, il les a vécus à l’intérieur, il a vraiment aimé avec passion ; il a connu la ferveur, puis il a souffert de la détérioration de l’amour, mais il continue de nourrir une indéfectible tendresse pour la partenaire dont il parle (Robidoux, 1966 : 154).

Ce récit rétrospectif témoigne de la subjectivité de l’éditeur, celui-ci racontant ce qu’il a vécu, omettant les détails qu’il veut, passant outre dix ans de sa vie pour arriver à l’élément déclencheur de ses états d’âme actuels : le mariage de Gabrielle Lubin avec Michel Bullard. Comme l’affirme Robidoux : « Doux-Amer est ainsi dans le registre du souvenir : dans une durée assez brève, coïncidant avec le temps de la méditation, – pour nous, de la lecture, – voici l’évocation d’une longue suite d’événements passés » (Robidoux, 1966 : 154). L’éditeur se sert donc de ses souvenirs pour reconstituer Gabrielle. Il la décrit tout au long du roman comme une femme ne se fondant pas aux caractéristiques de la féminité

traditionnelle, passionnée par sa carrière d’écrivaine et ne menant pas une existence conventionnelle pour une femme de son époque.

Par cette œuvre, Claire Martin souhaitait « écrire l’histoire d’une femme qui serait passionnément amoureuse de son travail » (Martin, 1972 : 6), une thématique issue du féminisme implicite, qui sort la femme de la sphère domestique pour l’entrer dans le monde du travail. Elle renchérit : « ce n’est pas l’éditeur le plus important dans le livre, c’est Gabrielle. Lui, il est là simplement pour raconter Gabrielle » (Martin, 1972 : 5). Cette stratégie détourne également la thématique amoureuse en l’ancrant dans un contexte professionnel. Par cette narration particulière à la première personne, nous sommes à même de percevoir la description de cette femme moderne, du point de vue de l’homme amoureux, qui vit dans le fantasme de l’absence de la femme qu’il aime. Claire Martin avoue d’ailleurs avoir plaqué à l’éditeur des « caractéristiques féminines, c’est-à-dire, la douceur, la bonté, la fidélité » (Martin, 1972 : 5), ce qui a froissé certain·e·s critiques de l’époque. Celles et ceux-ci iront jusqu’à dire de l’éditeur qu’il possède sans doute des « qualités féminines plus qu’aucun autre personnage masculin dans le roman québécois » (Favreau, La Presse, 8/3/1972 : D1), ou encore qu’il « n’est pas un vrai homme : il est plus femme que lui-même » (Losic, Le Devoir, 7/11/1964 : 29). Isabelle Boisclair affirme « le système sexe/genre est une construction sociale qui repose sur des croyances qui sont mouvantes, car celles-ci sont tributaires des idéologies qui les fabriquent » (Boisclair, 2004 : 27). Elle ajoute :

si l’émergence des femmes dans la sphère publique et dans le champ littéraire a provoqué tant de bouleversement, ce n’est pas tant du fait de leur sexe, mais parce que les femmes étaient, jusque-là, gardiennes désignées du principe ‘‘féminin’’, et que ce principe émerge avec elles (Boisclair, 2004 : 27-28).

C’est donc l’émergence du fait féminin dans le champ littéraire qui permet aux écrivaines, notamment à Claire Martin, de rompre avec les conceptions de la féminité et de la masculinité qui dominent dans les années 1960.

Dans un article publié dans La Presse en 1972, Marianne Favreau cite Suzanne Paradis, une critique de l’œuvre de Martin :

[Claire Martin] n’aura aucun répit avant d’avoir transformé l’héroïne de ses livres en un individu sans sexe, la seule formule magique capable de donner à ses créatures féminines l’égalité face au mâle, la seule voie d’une possible libération (Favreau, La Presse, 8/3/1972 : D1).

Cette façon de dépeindre une héroïne opaque, qui dévoile peu ses émotions est, pour Paradis, l’unique voie vers cette possible libération, qui pose la femme comme orgueilleuse, solide et indépendante. Tel qu’énoncé plus tôt, cette femme est un individu à part entière, elle n’est ni fille de, ni sœur de, ni mère de. Elle est comme l’homme de tout temps, au moment où celui-ci franchit le cap de l’âge adulte : indépendante et téméraire. C’est cette « virilité » du personnage féminin, mais également cette subversion des rôles genrés qui étonnent à la lecture des romans de Claire Martin, particulièrement à la lecture de Doux-Amer. Alors que les critiques signalent le caractère viril de son héroïne, ces dernier·ère·s dénoncent également la féminité du narrateur. Dans un article publié au

Bulletin du Cercle juif, Naïm Kattan dénonce cette narration à la première personne, qui

révèle une subjectivité féminine, mais cette fois-ci, chez l’homme :

Le roman est écrit à la première personne; le conteur, cependant, est un homme et, malgré tous ses efforts pour prouver sa masculinité, ses observations et ses remarques sont bien celles d’une femme (Kattan, 1960 : 3).

Nous percevons différemment cette narration à la première personne, dans la mesure où ce je masculin tend à subvertir les caractéristiques associées aux genres sexuels génériques, en plus d’exposer la réalité et les sentiments d’une femme et d’un homme non conventionnel·le·s pour l’époque. Une critique française fait d’ailleurs l’observation de ce subvertissement dans un article. Elle s’interroge à savoir si cette façon d’aimer est proprement canadienne : « Peut-être, au Canada, les hommes aiment-ils longtemps et malgré tout ce qui peut survenir » (Lacombe, 1960 : 3). Nous pourrions penser qu’à la base de ce subvertissement, Claire Martin insiste sur le besoin de libérer tant la femme que l’homme des dogmes que la société impose aux individus. Dans un entretien, elle invite d’ailleurs les écrivain·e·s à s’exposer à la diversité et à créer des personnages plus vivants, moins figés dans des caractéristiques sexuelles conçues de manière binaire :

[I]l me déplait fort que tant de romanciers figent leurs héroïnes dans une prétendue féminité et leurs héros dans une prétendue virilité qui se rencontrent rarement dans la vie. Les genres ne sont pas si tranchés et ce

que l’on croit être des caractères virils – l’égoïsme, la préséance sur l'amour donnée au travail, le donjuanisme – se trouvent tout aussi bien chez les femmes que se trouvent chez les hommes la faiblesse, la tendresse, la fidélité. Des hommes trop faibles et des femmes trop fortes pour prendre place dans les cadres qu’on leur destine, il y en a des multitudes. Au reste, il suffit au romancier d’avoir rencontré un seul être différent de la norme pour être sûr, s’il en fait un de ses personnages, de le faire vrai. En lui- même, un être humain est toujours vrai (Martin, 1976 : 388).

Alors qu’on demande à Claire Martin s’il est difficile de donner la parole à un narrateur masculin lorsqu’on est une femme, elle répond : « c’est le rôle du romancier de se glisser dans la peau de ses personnages, que ce soient des hommes ou des femmes » (Martin, 1972: 4). Cette réponse manifeste une égalité dans le traitement de ses personnages : elle peut aisément se mettre dans leur peau indifféremment des sexes, de la même façon qu’elle peut se mettre dans la peau d’un personnage féminin qui ne correspond pas à ce qu’elle est, en tant que femme.

Dans son analyse de la personnalité de Gabrielle, Mélanie Falkenstein insiste sur le naturel des réactions de l’héroïne, malgré le caractère non conventionnel de celles-ci :

Notons que Claire Martin utilise trois fois le terme « naturel » quand elle décrit les particularités de la personnalité de Gabrielle. Ce terme problématise la question du genre : la dureté et la sensualité lui sont naturelles, la tendresse, non. On peut lire ici le rejet des schémas traditionnels qui volent en éclats. (Falkenstein, 2006 : 89)

Tel qu’énoncé plus tôt, Claire Martin décrit physiquement et émotionnellement Gabrielle de manière virile : ses mains sont « grandes, un peu masculines » (Martin, 1960 : 8), elle a un caractère calme, sensé (Martin, 1960 : 7) et range l’amour « au second rang » (Martin, 1960 : 36), alors que son travail occupe le premier. De surcroît, Gabrielle semble aimer à la manière d’un homme, et affirme ne pas savoir « souffrir comme les femmes savent si bien le faire » (Martin, 1960 : 141) lorsqu’elle avoue être au courant de la liaison qu’entretient son mari avec une autre femme. Dans Femme fictive, femme réelle. Le

personnage féminin dans le roman féminin canadien-français (1884-1966), Suzanne

Paradis décrit Gabrielle dans les termes suivants :

cette jeune femme énergique disparaît souvent derrière d’étonnantes qualités viriles […] Du côté de Gabrielle, pas d’extase qui tienne, le métier avant le désir, enfin une maîtrise absolue des sentiments, une économie un

peu cruelle des temps à lui accorder. Pour elle, point d’enfants, à part ses créations de papier et d’imprimerie. Une vie un peu retirée, à mi-chemin entre les plaisirs de la vie et le songe laborieux (Paradis, 1966 : 151-152).

En outre, par la réception critique, nous percevons que le caractère viril et cérébral du personnage de Gabrielle a également déplu au lectorat. Claire Martin affirme que celui-ci n’a sans doute pas saisi le personnage. En effet, dans une lettre adressée à un lecteur en 1966, elle affirme : « Vous avez fait l’erreur que tout le monde fait. Gabrielle n’est ni lointaine, ni calculatrice, ni frigide. Elle est cérébrale, d’accord, mais ça n’est pas un vice. Cela prouve seulement qu’elle a un cerveau » (Vigneault, 1975 : 90). Elle ajoute :

C’est que nous vivons dans un monde où seul le travail de l’homme est considéré comme important. Celui de la femme est toujours sacrifiable. Cette mentalité est un des motifs pour quoi l’amour ne dure pas. On ne peut s’aimer vraiment qu’entre égaux (Vigneault, 1975 : 91).

Cette déclaration pourrait expliquer les thématiques de ses œuvres littéraires, basées sur des femmes vivant des amours malheureux. En effet, nombre de critiques déplorent le pessimisme de l’œuvre de Martin, l’amertume et la souffrance qui s’en dégagent. Dans cette critique de la société, Claire Martin suggère qu’il faut s’attaquer aux rapports hommes/femmes dans ce qu’ils ont de plus intimes, et les réformer. Cette thématique est davantage issue du féminisme de deuxième vague : en effet, il ne suffit plus seulement de donner aux femmes accès au marché du travail, celles-ci doivent également atteindre l’égalité dans le couple. Il s’agit donc ici d’une déconstruction complète de l’édifice patriarcal, qui pose les femmes en situation d’oppression et d’exploitation dans la sphère publique comme dans la sphère privée (Déscarries-Bélanger et Roy, 1988 : 10).

En somme, cette subversion des caractéristiques ne semble pas comprise par la critique de l’époque. Comme l’exprime Mélanie Falkenstein :

Les critiques ont en commun d’avoir lu […] une transgression de la norme, qui sépare de façon rigoureuse le masculin du féminin. Leurs propos rappellent la fixité du genre sexuel ainsi que le malaise que cause toute tentative de repenser la distribution traditionnelle des rôles hommes-femmes. Les critiques sont les représentants de la société de l’époque et leur incompréhension, voire leur hostilité montrent que cette dernière n’est pas prête à prendre en compte le point de vue de Claire Martin. (Falkenstein, 2006 : 4)

C’est donc dire que l’héroïne de Claire Martin rappelle la femme moderne qui tente d’atteindre une certaine égalité. Alors que la femme est représentée par le souvenir et dans l’absence, et de surcroît par un regard masculin, il est difficile d’accéder à son intériorité. Par cette critique de la rigidité des genres sexuels, nous pouvons porter un regard différent sur les normes de l’identité sexuelle. Il est intéressant également de considérer une autre critique très avant-gardiste qui traverse en pointillé Doux-Amer, celle du machisme dans les rapports de domination entre les différents personnages.