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L'engagement littéraire au féminin durant la Révolution tranquille : le cas de Claire Martin

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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L'engagement littéraire au féminin durant la Révolution

tranquille : le cas de Claire Martin

Mémoire

Juliette Bernatchez

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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L’engagement littéraire au féminin durant la Révolution

tranquille : le cas de Claire Martin

Mémoire

Juliette Bernatchez

Sous la direction de :

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Résumé

L’analyse de l’engagement littéraire des femmes de lettres québécoises constitue une entreprise ardue. C’est pourquoi ce mémoire a pour objectif d’exposer que l’engagement littéraire dans le contexte de la Révolution tranquille est difficilement accessible aux femmes de lettres et doit être jaugé autrement que par les caractéristiques qui ont façonné le modèle dominant, c’est-à-dire celui qui a fait date dans l’histoire littéraire, soit l’écrivain masculin faisant partie d’un collectif, essentiellement masculin, traitant de thématiques nationales. Par le biais de plusieurs documents qui permettent d’évaluer l’état de son engagement littéraire (Denis, Bouju, Ernaux), notamment des textes de presse, deux œuvres littéraires (Doux-Amer [1960] et Dans un gant de fer [1965-1966]), ainsi que des documents conservés dans son fonds d’archives, nous examinerons la posture de Claire Martin de son entrée dans le milieu littéraire en 1958 jusqu’à son exil pour la France en 1972. L’étude de ses prises de position sur la langue, la littérature et la condition des

femmes permet de mettre en lumière le caractère problématique de son engagement, et par extension de l’engagement féminin. Notre hypothèse est que sa posture d’écrivaine engagée se construit dans une gradation, dès sa première œuvre, Avec ou sans amour en 1958, et se consolide par la publication de ses mémoires, Dans un gant de fer, en 1965-1966.

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Table des matières

L’engagement littéraire au féminin durant la Révolution tranquille : le cas de Claire Martin

Résumé ... iii

Table des matières... iv

Remerciements ...v

Introduction ...1

Chapitre 1. Les frémissements avant-coureurs de l’engagement : Claire Martin et la querelle linguistique ...15

1.1.Les écueils de l’engagement littéraire de Claire Martin ...18

1.1.1. L’obstacle du féminin ...18

1.1.2. L’obstacle du nationalisme ...27

1.2.Une lutte dans l’ombre ...38

1.2.1. Entre anti-modèle et boys’ club ...41

1.2.2. Femmes et luttes individuelles ...48

Chapitre 2. Un engagement dans la mouvance du féminisme tranquille ...55

2.1. L’engagement féministe de Claire Martin dans l’univers médiatique ...59

2.1.1. Ironie et subversion : le cas d’une première femme à Liberté ...60

2.1.2. L’épitexte et la nécessité de l’égalité ...64

2.2. Doux-Amer : un engagement féministe par la littérature ...70

2.2.1. Une critique de la rigidité des genres sexuels ...73

2.2.2. Une critique du machisme par les enjeux de soumission ...78

Conclusion. D’une lutte individuelle à une lutte collective : consolidation de la posture d’écrivaine engagée ...86

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Remerciements

Merci à ma brillante directrice, Mylène Bédard, sans qui je n’aurais jamais réalisé cet accomplissement. Son dévouement, sa générosité et son enthousiasme ont adouci de beaucoup mon passage au deuxième cycle. Merci pour l’inspiration et les rires.

Merci à ma grande famille. Mentions spéciales à ma mère, mon père, pour leur enthousiasme et leur soutien. À mes sœurs, mon frère, mes beaux-frères, ma belle-sœur. À mon grand-père, qui a insisté à ce que j’étudie dans le domaine qui me passionne, sans souci financier.

Merci à mes ami·e·s. Vous êtes toutes et tous des inspirations quotidiennes. Mentions spéciales à mes meilleures, celles qui ont été près de moi durant ces deux années : Roxane Azzaria, Arianne Caron-Poirier, Frédérique Dubeau-Leroux, Maude Fournier-Émond, Laurence Gauthier, Audrey Gonthier.

Merci au CRILCQ pour les belles rencontres. À mes collègues et ami·e·s de la maîtrise. À celles et ceux qui ont contribué à amener mes recherches plus loin.

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Introduction

« J’ai mené ma Révolution toute seule » Claire Martin, 1999

Aborder la spécificité féminine dans une perspective de littérature d’engagement demeure encore une entreprise ardue. L’engagement littéraire des femmes a longtemps été laissé pour compte, alors que l’institution ne présente l’engagement qu’à partir de critères qu’on associe traditionnellement au masculin : combatif, nationaliste et intellectuel. Ainsi, tout porte à croire que très peu de femmes auraient fait preuve d’engagement littéraire lors de la Révolution tranquille, puisque les figures engagées que l’histoire a retenues pour cette période se caractérisent par leur intégration dans de grands mouvements collectifs dominés par des hommes. Grâce à la critique au féminin, la spécificité féminine se présente maintenant comme « un objet épistémologique à part entière » (Saint-Martin, 1997 : 7), dans la mesure où les paramètres ne peuvent être identiques à ceux qui balisent la pensée et l’action des hommes.

À cet égard, Isabelle Boisclair observe la formation d’un sous-champ littéraire féministe au Québec dès la fin des années 1950 (Boisclair, 2004). Ce sous-champ, propre à la spécificité féminine et féministe, contribue à intégrer les femmes dans l’institution, notamment en créant des instances qui leur sont propres. Cette formation permet ainsi de jauger la spécificité féminine de l’engagement des années 1960 différemment, car plus sobre et individuelle. En effet, nous croyons que cet engagement se fait par la prise de parole, alors que ces femmes contribuent à l’avènement d’un souffle moderne dans la littérature, illustrant un lot d’expériences individuelles inédites. Selon Anne Brown, ces œuvres de femmes ont « une grande valeur symbolique ; elles annoncent déjà, en effet, la révolte féministe québécoise de la décennie suivante » (Brown, 1992b). Christl Verduyn soutient, quant à elle, que c’est à partir de ce je que les femmes accèdent au rang de sujet (Verduyn, 1985 : 27). Ainsi, nos recherches se situent dans la foulée de la redécouverte des écrits de femmes et du processus d’inclusion de celles-ci dans l’histoire littéraire

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québécoise. En étudiant les écrits et le contexte dans lequel les écrivaines des années 1960 s’adonnaient à l’écriture, nous sommes en mesure de considérer un tout autre pan de la société et de renouveler l’historiographie traditionnelle. Il est intéressant de constater qu’à cette époque, « la majorité des textes écrits par des femmes témoignent, chacun à leur façon, de l’inconfort, de l’injustice que les femmes subissaient » (Boisclair, 1999 : 104). Ces textes présentent donc une teneur critique considérable, puisque ces réflexions portaient sur un enjeu social jugé marginal : la condition des femmes.

Présentation

Nous croyons que Claire Martin (1914-2014) constitue un cas tout désigné pour étudier la littérature d’engagement dans une perspective de genre, alors que cette femme de lettres prolifique a traversé le vingtième siècle québécois. Née en 1914, Claire Martin est le quatrième enfant « du mariage d’un tigre et d’une colombe » (Martin, 2005 : 77). Tout au long de son enfance, son père, tyrannique, impose à sa famille un mode de vie oscillant entre la violence et la religion. Dénoncée dans ses mémoires, Dans un gant de fer (1965-1966), cette enfance est malheureuse, sauf pour la brèche qui lui permet d’accéder au savoir : l’amour indéfectible qui la tourne vers ses grands-parents maternels, érudits et ouverts sur la culture. Elle quitte la maison paternelle en 1937 et intègre le marché du travail à l’âge de 23 ans. De 1941 à 1945, elle occupe un poste de speakerine à la radio, d’abord à CKCV puis à Radio-Canada. Son mariage en 1945 à Roland Faucher, un homme qui lui évoque « le simple bonheur de vivre » (Smart dans Martin, 2005 : 13), la force cependant à quitter son poste et à emménager à Ottawa, où elle se met tranquillement à l’écriture, une dizaine d’années plus tard. Si elle fait son entrée dans le monde littéraire assez tardivement, en 1957 à l’âge de quarante-trois ans, elle intègre le champ littéraire dans une période de grands bouleversements. Les thématiques qu’elle aborde dans ses œuvres littéraires contribuent à son intégration dans le champ, dans la mesure où elles se fondent à certaines revendications de la Révolution tranquille.

Ainsi, nos recherches se concentrent sur la période allant de 1958, année de parution de sa première œuvre, à 1972, année de son exil en France. Le corpus principal est constitué

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de deux œuvres littéraires, Doux-Amer (1960) et Dans un gant de fer (1965-1966), de trois textes parus dans des journaux, deux issus du journal Le Devoir1, « Le français sans maître

au Canada » (1960) et « Faut-il trouver des catégories ! » (1967), en plus d’un texte de la revue Liberté, « Petites réflexions sur la chose » (1961). Le choix du corpus constitue un élément majeur dans la pertinence de notre projet. En effet, le roman Doux-Amer (1960) propose un échantillon représentatif de l’écriture fictionnelle de Claire Martin. Il s’agit du roman le plus connu de Claire Martin et il met en scène une femme écrivaine, ce qui permettra d’analyser la représentation fictive de la femme de lettres dans la mesure où celle-ci, « saisi[e] dans le jeu de ses relations avec les autres couches et aspects du roman, constitue […] un excellent poste d’observation du texte et du contexte » (Belleau, 1999 : 10). Quant à l’œuvre Dans un gant de fer (1965-1966), elle correspond au moment fort de son engagement littéraire et permet de le consolider en l’ouvrant vers le collectif. En outre, le je non métaphorique qui s’y exprime engage de manière plus explicite la parole et la pensée de l’écrivaine2. Les textes de périodiques vont permettre d’approfondir l’analyse de

sa posture d’écrivaine dans le but de contribuer à une meilleure compréhension des enjeux de son époque. L’épitexte qui englobe ses œuvres littéraires de la décennie 1960 sera également pertinent pour étudier la construction de la posture d’écrivaine engagée, notamment dans l’analyse de l’ethos de Claire Martin. En effet, nous nous intéresserons à plusieurs critiques de son œuvre, parues entre 1958 et 1972.

1 Ces deux textes se retrouvent dans le supplément littéraire du journal, aux côtés de ceux d’autres écrivain·e·s

de l’époque, dont Anne Hébert, Hubert Aquin, Gilles Marcotte et André Langevin. Il s’agit de textes d’opinion rassemblés autour d’une thématique centrale : la situation de la langue française au Canada en 1960 et la situation de la littérature québécoise en 1967. La place que le texte occupe dans le journal permet de situer les opinions de Claire Martin par rapport à celles de ces autres grandes figures de la littérature québécoise, notamment Anne Hébert.

2 Si les termes « autobiographie » et « mémoires » sont quasi interchangeables pour qualifier Dans un gant de fer (Smart dans Martin, 2005 : 26), nous nous en tiendrons au terme de « mémoires » pour la présente

analyse. Bien que l’autobiographie se concentre sur la vie individuelle, les mémoires sont reconnus comme des témoignages d’événements historiques et sont, pour la grande majorité, attribués aux récits des hommes. Dans une tentative de subvertissement des termes et de reconstruction de l’historiographie traditionnelle, nous croyons que Claire Martin s’approprie une valeur principale des mémoires, en ce qu’elle « se comporte comme un témoin : ce qu’il [le mémoire] a de personnel, c’est le point de vue individuel, mais l’objet du discours […] dépasse de beaucoup l’individu, c’est l’histoire des groupes sociaux et historiques auxquels il appartient » (Lejeune, 1971 : 15).

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En outre, comme l’affirment Manon Auger et Marina Girardin dans l’introduction de l’ouvrage collectif Entre l’écrivain et son œuvre. Interférence de métadiscours littéraires, l’analyse de la construction d’un ethos doit se faire en entrant

dans les rouages de la fabrication autant du texte littéraire que de la figure de l’écrivain, d’où la pertinence d’une investigation non seulement du côté des œuvres littéraires mais aussi à l’intérieur du discours qui les précède, les accompagne ou les succède (Auger et Girardin, 2008 : 17).

C’est pourquoi notre analyse sera accompagnée d’un corpus secondaire composé de deux documents autres que le corpus principal et l’épitexte. Le premier est un témoignage issu de la transcription3 d’une conférence prononcée dans le cadre d’un cours donné à

l’Université Laval par Gilles Dorion en 1972. Trouvé dans le fonds d’archives de Claire Martin au Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa (Fonds P16/6/38), ce document rend compte de son parcours et sa vision de la littérature. Le deuxième est un documentaire sur Claire Martin réalisé en 2008 par Jean-Pierre Dussault et Jean Fontaine qui s’intitule Quand je serai vieille, je rangerai mon stylo4.

Ces métadiscours dévoilent des prises de parole de l’écrivaine différentes de celles énoncées dans ses écrits. En effet, ceux-ci s’inscrivent dans l’après-coup des temps forts de son engagement des années 1960, période où elle participe de manière plus soutenue aux débats littéraires et sociopolitiques par ses œuvres et ses textes de presse. Ce recul lui permet d’ailleurs de faire le point sur ses prises de position et de consolider son engagement.

En nous appuyant notamment sur les outils de l’analyse du discours, nous tenterons de voir comment Claire Martin négocie son statut d’écrivaine engagée en prenant position, tantôt de manière implicite, tantôt de manière explicite. Ses prises de position, notamment

3 Cette conférence se tient en octobre 1972 dans un cours de littérature à l’Université Laval, un mois avant le

départ de Claire Martin pour la France, exil motivé notamment par la fatigue qui l’accable et par « la tristesse [que lui inspire] la dégradation volontaire de notre langue » (Martin, 2006 : 158). Elle demeurera en Europe plus de dix ans, ce qui ajoute un angle intéressant à la négociation de son image de soi. Nous pourrions d’ailleurs penser que cette conférence se perçoit comme une réplique à un discours péjoratif anticipé qui pourrait émerger en son absence.

4 Grâce à la générosité de Jean-Pierre Dussault, nous avons également en notre possession les verbatim des

entrevues complètes et inédites accordées par Claire Martin à Gilles Pellerin en 2007, issues de la réalisation du documentaire.

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sur la langue, la littérature et les conditions des femmes, permettent de mesurer la gradation de son engagement littéraire, alors qu’elle prend part aux luttes de son temps. C’est par cette voie de la « prise de parole », qui renvoie d’emblée à l’acte de l’énonciation, que nous entendons l’engagement littéraire : le fait de dire, d’énoncer une position, le fait de mettre « en gage » son opinion sur la place publique, comme l’affirme Benoît Denis dans son ouvrage Littérature et engagement. De Pascal à Sartre (Denis, 2000 : 30).

État de la question

Malgré l’ampleur et la longévité de son implication en littérature, une quinzaine d’œuvres parues en près de cinquante ans de carrière, peu de travaux académiques ont été menés sur Claire Martin. Nous avons dénombré quelques mémoires, provenant principalement d’universités canadiennes-anglaises et rédigés dans les années 1980. Les thématiques abordées dans ces mémoires tournent fréquemment autour de l’amour, de l’image du père ou de la femme. Quelques mémoires ont également proposé une analyse féministe de l’œuvre, tels que ceux de Johanne Boily « Le féminisme dans l’œuvre de Claire Martin » (University of Manitoba, 1985) et de Mélanie Falkenstein « Une nouvelle façon de penser le genre : Doux-amer (1960) et Quand j’aurai payé ton visage (1962) de Claire Martin » (Université du Québec à Montréal, 2006). Les mémoires recensés portent principalement sur les œuvres littéraires. Dans le cadre de nos recherches, nous nous intéresserons moins au contenu des œuvres qu’aux stratégies énonciatives qui les traversent et qui témoignent d’une prise de position dans l’espace public. En effet, nous ne proposons pas une étude exhaustive des œuvres de Claire Martin, mais plutôt une analyse de la manière dont ces œuvres s’inscrivent dans leur contexte social, notamment en se concentrant sur les thématiques qu’elles cernent.

En plus de la formation d’un sous-champ féministe, nous constatons que la Révolution tranquille fait naître un tout autre climat intellectuel au Québec permettant aux écrivain·e·s d’incarner avec force les postures qu’elles et ils revendiquent dans leurs discours. Dans le champ littéraire, le phénomène de la querelle linguistique paraît un incontournable, alors que l’intégration du joual commence à prendre une ampleur relative

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dès le début de la décennie. Le joual devient une valeur identitaire pour plusieurs Québécois·e·s. Nous remarquons d’ailleurs l’émergence d’un boys’ club qui défend le joual, formé de plusieurs intellectuels de gauche, tels que certains membres de la revue

Parti pris (Lafrenière, 2008 : 92). Certains d’entre eux n’hésitent pas à s’attaquer aux

positions réfractaires, parmi lesquelles se trouve celle de Claire Martin. Celle-ci refuse catégoriquement l’utilisation du joual, tant à l’écrit qu’à l’oral, car écrire et parler le français le plus pur qui soit constitue sa principale préoccupation. C’est cette hantise qui motive ses quelques apparitions publiques dénonçant la dégénérescence linguistique du Canada français (Vigneault, 1975 : 39), comme nous le verrons par deux des textes de périodiques intégrés au corpus. Ainsi, nous croyons que par l’autodéfense qu’elle fait de sa langue littéraire, Claire Martin contribue à se façonner une posture engagée dans cette querelle qui divise le milieu littéraire québécois de l’époque.

Méthodologie

Notre méthodologie est fondée sur la notion de champ littéraire proposée d’abord par Pierre Bourdieu, mais surtout sur la notion de sous-champ, comme l’entend Isabelle Boisclair. Elle affirme :

À l’origine de la création d’un sous-champ qui leur soit propre, l’objectif des femmes [œuvrant dans le champ littéraire] était d’accéder à la position centrale, alors occupée exclusivement par des hommes. La logique du champ aurait voulu qu’elles les relèvent des positions qu’ils occupaient, selon le principe de succession. Or, ce n’est pas là le but […] : il ne s’agit pas de succéder aux hommes, mais bien de s’établir à côté d’eux (Boisclair, 2004 : 46).

La formation d’un sous-champ littéraire dès 1960 permet de mesurer l’implication des femmes dans tous les domaines de l’institution littéraire. C’est à cette époque qu’elles commencent à accéder à des positions plus légitimes dans le champ. La formation d’un sous-champ « se définit sur une base spécifique […] au point [que la littérature] requiert des appareils spécifiques pour établir sa légitimité et assurer sa rentabilité » (Boisclair, 2004 : 61). Ainsi, le sous-champ renvoie à la spécificité féminine d’une littérature et s’intègre à la critique au féminin. Celle-ci sera essentielle à notre méthodologie, dans la

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mesure où nous tenterons de voir comment l’écrivaine, en tant que femme, pose le politique et le social dans les textes. Puisque la plupart des écrits de femmes des années 1960 abordent des expériences propres aux femmes, cette littérature « s’inscrit dans un contexte social, politique, culturel, et ne peut être lue […] comme une production autonome, coupée du réel » (Saint-Martin, 1997 : 17). Ainsi, par l’entremise de la critique au féminin et de la notion de sous-champ littéraire, nous tenterons de prendre conscience, à partir du cas de Claire Martin, des possibles de l’engagement féminin de la Révolution tranquille, afin de contextualiser les discours dans le contexte sociopolitique de l’époque. Nous tenterons d’approfondir notre compréhension de ces possibles lorsque la situation nous le permettra, en créant un dialogue entre les femmes ayant écrit aux côtés de Claire Martin dans le quotidien Le Devoir. L’analyse du roman Doux-Amer (1960) sera également faite sous l’angle de la critique au féminin, puisque c’est en lisant l’œuvre selon son contexte que nous pouvons la qualifier de résolument féministe.

La notion d’engagement est fondamentale à l’élaboration de notre mémoire. Par ses écrits et ses témoignages, nous sommes d’avis que Claire Martin contribue à se façonner une posture d’écrivaine engagée : ses positions à contre-courant de certain·e·s écrivain·e·s de son époque impliquent une certaine mobilisation intellectuelle. Par engagement, nous entendons, à la suite de Benoît Denis, que Claire Martin met « en gage » son opinion sur la place publique (Denis, 2000 : 30). Ainsi, « parler d’engagement reviendrait à s’interroger sur la portée intellectuelle, sociale ou politique d’une œuvre » (Denis, 2000 : 11). L’écrivaine engagée contribue donc, par sa posture de femme de lettres, à se tailler une place dans le politique. En outre, cet engagement « semble devoir déterminer des choix d’écriture, contraindre des modes de lecture – qu’il s’agit donc d’interroger » (Bouju, 2005 : 11). Les travaux sur l’engagement linguistique, notamment les études sur la surconscience linguistique (Gauvin, 2000) des écrivain·e·s et sur le joual, permettront de mesurer la portée de l’engagement de Claire Martin dans le paysage culturel de l’époque. À cet égard, bien que ces définitions ne soient pas parfaites, elles sont opératoires, car elles permettent de voir comment Claire Martin négocie les paramètres de son engagement. Nous tenterons ainsi d’adapter ces définitions à notre corpus, afin de voir comment la posture féminine infléchit ces notions dans une optique d’engagement féministe. Nous

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entendons par féministe « d’abord et avant tout [le fait] d’avoir un préjugé favorable à l’égard des femmes » (Déscarries-Bélanger et Roy, 1988 : 2). Nous croyons que la définition de l’« engagement d’écriture » (Fort et Houdard-Merot, 2015) d’Annie Ernaux permet de consolider les principales aspirations de notre mémoire : « l’écriture, quoi qu’on fasse, ‘‘engage’’, véhiculant de manière très complexe […] une vision consentant ou non à l’ordre social ou au contraire le dénonçant » (Ernaux, 1989 : 550). En somme, nous nous basons sur le postulat qu’écrire permet d’« intervenir dans le monde » (Ernaux, 2014 : 7).

L’approche théorique indispensable à notre mémoire est l’analyse du discours. D’une part, la notion rhétorique d’ethos, c’est-à-dire l’image de soi dans le discours, sera nécessaire à l’analyse tant du corpus médiatique que du corpus littéraire. Notre conception de l’ethos s’appuie sur celle que Ruth Amossy propose dans son ouvrage Présentation de

soi. Ethos et identité verbale, soit : « la façon dont le locuteur, dans son discours, construit

une identité, se positionne dans l’espace social et cherche à agir sur l’autre » (Amossy, 2010 : 9). L’ethos permet d’observer les liens étroits qu’il y a entre l’image de soi et l’engagement, puisque « la construction d’un ethos discursif […] est indissociable d’un positionnement politique » (Amossy, 1999 : 26). Nous interrogeons donc l’état de cet engagement, notamment par l’analyse de l’épitexte, dans la mesure où « la construction d’une image de soi […] est au cœur de tous les discours qui circulent dans l’espace social » (Amossy, 2010 : 15). Finalement, c’est surtout en s’intéressant à la notion de posture, « l’identité littéraire construite par l’auteur[e] » (Meizoz, 2007 : 18), que nous tenterons de mesurer la portée de l’engagement de Claire Martin. En examinant sa conduite dans l’espace public par l’épitexte qui entoure son intégration dans le champ littéraire, nous serons à même de comprendre comment elle construit et consolide sa posture de femme de lettres dans une perspective d’engagement (Meizoz, 2007 : 9).

Division des chapitres

Nous sommes d’avis que Claire Martin se façonne une posture de femme de lettres engagée. La ligne directrice de notre mémoire se précise par l’idée de gradation : nous proposons que l’engagement littéraire de Claire Martin commence tranquillement, dès son

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entrée dans le champ littéraire en 1954 par son essai intitulé « Colette », publié dans le

Bulletin de la Société d’étude et de conférence. Par ses œuvres fictionnelles, notamment Avec ou sans amour (1958) et Doux-Amer (1960), ainsi que par ses textes de périodiques,

nous constatons une certaine constance dans ses prises de position, celles-ci portent principalement sur la langue française et sur la condition des femmes. Nous percevons cependant que l’œuvre Dans un gant de fer (1965-1966) représente l’apogée de son engagement littéraire, alors qu’elle consolide de façon plus explicite ses prises de position sur la société d’avant la Révolution tranquille.

Nous proposons donc de séparer notre mémoire en deux parties afin de cerner son engagement selon deux domaines de la pensée et de l’action : ses luttes linguistiques et ses luttes féministes. D’une part, les frémissements avant-coureurs de son engagement se perçoivent dans ses prises de position stylistiques sur la langue française. Quelques textes d’opinions seront examinés, ainsi qu’un épitexte et un métadiscours sur ses pratiques, ces derniers permettant de cerner les contours de son engagement. Puis, sera analysé son engagement féministe, tant dans la sphère médiatique que dans ses œuvres littéraires. Il s’agit d’une façon de jauger la posture de Claire Martin, puisque nous verrons qu’elle se justifie davantage dans ses publications médiatiques que dans sa fiction. Finalement, une synthèse de cet engagement sera faite en conclusion, et s’appuiera notamment sur l’analyse de Dans un gant de fer (1965-1966). Cette synthèse permettra de revenir sur ses prises de position du milieu des années 1960.

Le premier chapitre intitulé « Les frémissements avant-coureurs de l’engagement : Claire Martin et la querelle linguistique » témoigne des prises de position de Claire Martin dans la littérature par le prisme de ses questionnements sur la langue. Dans ce chapitre, l’engagement est perçu comme une problématique : alors que Claire Martin négocie une posture qui la place en réaction aux critiques, nous cherchons à comprendre pourquoi elle est la bouc émissaire idéale de la querelle sur le joual, notamment pour les partipristes. Puisque nous avons peu d’articles qui prouvent cette réelle altercation, mais que le métadiscours de Claire Martin insiste sur sa violence et sur l’incompréhension des critiques à son égard, nous poserons d’abord les principaux écueils auxquels elle se heurte dans son

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engagement dans la décennie 1960. Ces écueils sont d’ordres sexuel, nationaliste et géographique.

Par un survol des positionnements linguistiques de quelques autres femmes de lettres de l’époque (Jeanne Lapointe, Anne Hébert, Gabrielle Roy et Judith Jasmin), nous sommes à même de percevoir une tendance dans l’implication de ces femmes de lettres. Toutes engagées pour un registre de français soutenu, elles œuvrent à leur manière afin de dénoncer la dégénérescence linguistique à l’aube de la querelle linguistique. Nous constatons ainsi une dissémination de la parole des femmes, qui prouve une certaine individualité dans les luttes : si ces femmes valorisent toutes un registre soutenu dans les échanges linguistiques, elles ne semblent toutefois pas engagées dans une lutte collective.

Les textes de presse de Claire Martin sont porteurs de prises de position et constituent les premiers jalons de son engagement. Elle se positionne contre le joual et en faveur d’une perfection langagière. Elle travaille dans le souci d’universaliser5 la langue française parlée

et écrite au Québec. Ainsi, nous croyons que Claire Martin représente un cas particulièrement intéressant de surconscience linguistique, dans la mesure où toutes ses prises de position littéraires sont centrées sur la langue française. La surconscience linguistique, selon Lise Gauvin, se manifeste par « un désir d’interroger la nature même du langage […] [par] une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports [entre] langues et littératures » (Gauvin, 2000 : 8). Lorsqu’il est question de littérature, « ce qui est en cause dans l’engagement, ce sont fondamentalement les rapports du littéraire et du social » (Denis, 2000 : 30). Cet engagement est susceptible de s’accomplir de multiples façons : il peut apparaître en filigrane d’un texte littéraire, dans le registre de langue employé, comme il peut se révéler dans un essai portant exclusivement sur la langue. L’engagement linguistique est donc un choix politique conduit par un·e écrivain·e qui tend à s’interroger sur l’utilisation du langage. En analysant les prises de position de Claire Martin dans deux articles publiés dans le journal Le Devoir, nous serons à même de comprendre cette surconscience, et de la comparer à celle des autres signataires qui

5 Les prétentions universalistes de Claire Martin révèlent un point de vue ethnocentrique en ce qu’elles

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l’entourent dans l’espace du journal. La défense de sa langue littéraire est l’élément principal qui permet de mesurer son engagement linguistique, dans la mesure où elle se pose en anti-modèle contre les positions dominantes du champ littéraire dans la décennie 1960. Nous constatons par l’ambiguïté de son nationalisme que Claire Martin est en quête de son lieu d’écriture, alors que ses œuvres ne se fondent pas sur l’idée de littérature nationale de ses contemporain·e·s. En comparant les positions de Claire Martin et celles du collectif Parti pris, nous tenterons d’exposer l’état de l’engagement de Claire Martin et ses limites dans la querelle sur le joual. En effet, nous verrons que ce groupe, que nous qualifions de boys’ club, est caractéristique de l’engagement intellectuel de cette période, alors que les mouvements collectifs sont les principales voies vers l’engagement. Nous verrons également par la notion de stéréotypage (Amossy, 2010 : 66) que l’ethos renvoie fréquemment à des dynamiques interactionnelles.

La notion d’anti-modèle, telle que définie par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca dans l’ouvrage Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, nous permettra d’interroger le rapport de Claire Martin au champ littéraire par l’analyse de sa posture d’écrivaine. En effet, nous constatons que ses prises de position s’inscrivent à des niveaux diamétralement opposés des positions dominantes du champ littéraire, notamment la position occupée par les intellectuels de la revue Parti pris. Nous verrons ainsi que Claire Martin se construit une posture paratopique dans son rapport avec ses opposants, dans la mesure où elle se place dans « une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu » (Maingueneau, 2004 : 53) de l’écriture. Finalement, l’ouvrage Parti pris littéraire de Lise Gauvin permet de comprendre la lutte de ce groupe d’intellectuels, dans le but de la comparer à l’engagement de Claire Martin.

Notre second chapitre intitulé « Un engagement dans la mouvance du féminisme tranquille » interroge la lutte individuelle de Claire Martin dans son engagement féministe. En effet, celui-ci peut se moduler de multiples manières, tant dans les propos plus implicites d’une œuvre littéraire que dans le militantisme explicite. Comme le révèle le titre du chapitre, l’engagement féministe de Claire Martin s’incarne dans la mouvance d’un « féminisme tranquille », une expression empruntée au Collectif Clio qui expose la réalité

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représentée dans une large part des romans féminins de la décennie 1960. Nous verrons que les prises de parole médiatiques de Claire Martin ne dénotent pas un militantisme explicite, tant l’égalité des sexes est le lieu d’une évidence pour elle, alors que les propos de ses œuvres littéraires témoignent d’une modernité propre aux luttes féministes. Nous croyons que l’engagement de Claire Martin s’inscrit dans cette idée de « mouvance », dans la mesure où il s’inscrit à cheval entre la première vague, le « féminisme égalitaire » (Déscarries-Bélanger et Roy, 1988 : 7), et la deuxième vague, le « féminisme comme pensée autonome » (Dumont, 2011 : 459).

La première partie de ce second chapitre se concentre sur l’inscription de Claire Martin dans l’univers médiatique. D’une part, un article paru dans la revue Liberté – « Petite réflexion sur la chose » (1961) – sera analysé selon les filtres de l’ironie et de la subversion, afin d’interroger les stratégies de son engagement pour l’égalité des sexes. Le filtre de l’ironie permet de cristalliser l’engagement de Claire Martin dans cet article, qui pose les thématiques des relations amoureuses et de la sexualité à l’avant-plan, dans une perspective très explicite. En outre, l’épitexte qui entoure l’œuvre de Claire Martin permet de constater cette nécessaire égalité entre les femmes et les hommes, en restant toutefois dans des raisonnements équivoques. La deuxième partie de ce second chapitre interroge l’engagement littéraire du roman Doux-Amer (1960), une œuvre au ressort particulièrement moderne. Par l’analyse des deux principales critiques de la société, d’une part, sur la rigidité des genres sexuels et d’autre part, sur le machisme régnant dans le monde littéraire, nous sommes à même de percevoir les modalités d’un engagement littéraire patent.

Les quelques travaux nécessaires à ce chapitre ont été menés par Isabelle Boisclair, Anne Brown et Lucie Joubert. D’une part, l’ouvrage le plus pertinent à notre analyse est

Ouvrir la voie/x : Le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec (1960-1990) d’Isabelle Boisclair, car il confirme la formation d’un sous-champ littéraire

dans la période qui nous intéresse. Cette étude ainsi que d’autres effectuées par Boisclair, notamment l’article « Roman national ou récit féminin ? La littérature des femmes pendant la Révolution tranquille » (Boisclair, 1999), permettent de sortir les écrivaines de la Révolution tranquille de leur carcan en proposant « une réévaluation de la périodisation du

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mouvement de l’écriture des femmes » (Boisclair, 1999 : 99). Dans cette réévaluation, Boisclair avance que la littérature des femmes de cette période manifeste déjà le refus de contribuer à l’hégémonie patriarcale : cette idée d’une montée précoce du féminisme s’établissant avant les années 1970 permet de faire ressortir des figures de femmes engagées qui ont été négligées par l’histoire intellectuelle et littéraire. En outre, nous nous intéresserons à la notion de « féminisme tranquille » évoquée notamment par Anne Brown dans son article « Brèves réflexions sur le roman féminin québécois à l’heure de la Révolution tranquille » (Brown, 1992a). En abordant la littérature féminine des années 1960 « au même titre que la littérature masculine de l’époque […] [comme] une littérature de combat » (Brown, 1992b : 152), Brown contribue à intégrer certaines femmes de lettres de la décennie dans une lignée de la littérature d’engagement. Cette littérature féminine représente des combats plus implicites et plus individuels, mais qui constituent tout de même des prises de position. Par ailleurs, nous avons souhaité façonner une définition de féminisme adaptée au cas de Claire Martin, en conviant les travaux de typologie de Françoise Déscarries-Bélanger et de Shirley Roy (Déscarries-Bélanger et Roy, 1988), en plus de la notion de « féminisme comme pensée autonome » de Micheline Dumont (Dumont, 2011). Nous croyons que, employées ensemble, ces définitions permettent de cerner les contours de l’engagement féministe de Claire Martin. Nous sollicitons également les études de Lucie Joubert, particulièrement celles issues de l’ouvrage Le carquois de

velours, afin d’analyser les modalités ironiques de l’engagement de Claire Martin. Ces

différentes perspectives permettent de situer l’écrivaine dans cette montée précoce du féminisme, puisqu’elle agit comme une pionnière du féminisme tel qu’on le connaît aujourd’hui.

La dernière partie, « D’une lutte individuelle à une lutte collective : consolidation d’une posture d’écrivaine engagée », agit comme une synthèse et une conclusion. Celle-ci revient sur les différents lieux de l’engagement littéraire de Claire Martin. Si pendant tout le mémoire nous abordons celui-ci dans la perspective de la gradation, cette dernière partie permet de cristalliser la posture d’écrivaine engagée de Claire Martin. En effet, nous percevons tout au long du mémoire que l’engagement fictionnel est souvent plus explicite que l’engagement médiatique. Si ses œuvres du début de la décennie 1960 permettent de

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situer l’écriture de Claire Martin dans un courant toujours plus moderne d’une œuvre à l’autre, nous croyons que son engagement se consolide à la publication de ses mémoires,

Dans un gant de fer, en 1965-1966. Les luttes individuelles qui occupent Claire Martin au

début de la décennie 1960 se meuvent finalement en lutte collective, alors qu’elle « exorcise un passé encore bien présent dans la mémoire collective et dénonce un système dont plusieurs ont le sentiment d’avoir été victimes » (Smart, 2014 : 287). Les travaux de Patricia Smart, notamment l’introduction de l’édition critique des mémoires de Claire Martin, ainsi que l’ouvrage De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par

l’écriture intime, sont nécessaires à l’étude de la consolidation de cet engagement, alors

que la tentative de l’autobiographie témoigne d’un je individuel, mais qui « dépasse de beaucoup l’individu » (Smart dans Martin, 2005 : 26).

Ainsi, notre mémoire a pour principale visée de révéler cet autre pan de l’engagement littéraire, soit celui d’une femme de lettres formellement opposée au joual. À cet égard, nous souhaitons démontrer que son engagement se manifeste concrètement de deux façons : d’une part, dans le registre de français qu’elle emploie et défend lors de la querelle linguistique, puis, d’autre part, dans la façon dont elle négocie sa posture d’écrivaine engagée selon les enjeux liés à son statut de femme. L’une des qualités de notre recherche est qu’elle s’intéresse à un cas d’écrivaine que nous ne qualifions pas de prime abord d’« engagée ». En effet, l’engagement contraire à celui des partisans du joual est nettement moins étudié en littérature, surtout dans une perspective de littérature d’engagement. Nous souhaitons donc démontrer que toutes les parties d’une querelle font état d’un engagement : celui-ci peut être volontaire et explicite, mais il peut également être tacite, équivoque. Le rapport des femmes à la querelle du joual constitue d’ailleurs un point aveugle des études littéraires sur cette période, ce qui contribue à l’originalité de notre recherche. Notre mémoire touchera donc à plusieurs domaines, notamment la littérature, la linguistique et le féminisme, en plus de s’ancrer dans une période donnée, celle des années 1960 au Québec.

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Chapitre 1. Les frémissements avant-coureurs de

l’engagement : Claire Martin et la querelle linguistique

« Vous savez, moi je ne veux blâmer personne. Je pense que chacun a droit à son mode d’expression. »

Claire Martin, 1972

Du phénomène de la querelle linguistique, l’histoire littéraire retient surtout les œuvres écrites en joual. L’engagement pour une langue soutenue est nettement moins étudié, surtout dans une perspective de littérature d’engagement. Ainsi, nous sommes d’avis que toutes les parties d’une querelle font état d’un engagement : celui-ci peut être volontaire et explicite, mais il peut également être équivoque, voire ignoré. Les prises de position en faveur d’une langue soutenue sont assez répandues chez les femmes de lettres de l’époque et permettent une compréhension différente des enjeux liés à l’engagement des années 1960.

Dès septembre 1941, Claire Martin pratique le métier de speakerine à Radio-Canada jusqu’à son mariage, en août 1945, moment où elle perdra son poste en raison de son nouveau statut matrimonial. Elle dira en entrevue que ce qu’elle appréciait dans ce métier était la rigueur imposée au langage, même oral : « c’était le temps où régnait une bonne sévérité aux micros québécois et où le bon langage était non seulement supporté, mais nécessaire » (citée dans Vigneault, 1975 : 25). Sa diction parfaite et sa maîtrise du langage soutenu se manifestera certes pleinement dans sa carrière littéraire, mais force est d’admettre que sa carrière de speakerine a « permis d’exprimer dans une certaine mesure le sentiment très vif, aux racines déjà anciennes […] que Claire Martin avait toujours nourri à l’égard de la grande tradition linguistique française » (Vigneault, 1975 : 27). Nous verrons qu’à cette époque, la radio était réellement un vecteur de bon parler, alors que Radio-Canada « a illustré aux oreilles de ses auditeurs toute la gamme de variation d’un français de qualité […] français soutenu dans les émissions d’information, français plus vif, spontané dans les reportages […] » (Corbeil, 2012 : 34).

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Subséquemment à sa carrière de speakerine, Claire Martin tient un discours sur la langue et sur la littérature qui s’incarne par des prises de position intellectuelles dans des textes de presse. Par ces textes, elle se positionne sur les enjeux de son temps, ce qui contribue au façonnement de sa posture d’écrivaine. En exposant les thématiques liées à la défense du registre de langue soutenu et en les comparant aux opinions de certaines écrivaines conviées à s’exprimer sur le sujet dans les cahiers spéciaux du journal Le Devoir, nous serons en mesure de jauger l’état de l’engagement de Claire Martin. Tel que mentionné dans l’introduction, le rapport des femmes à la querelle du joual constitue un point aveugle des études littéraires. C’est pourquoi nous nous pencherons exclusivement sur les textes des femmes de lettres interrogées aux côtés de Claire Martin dans les suppléments littéraires du quotidien Le Devoir, notamment Anne Hébert, et dont les positions s’inscrivent également dans la lignée d’une surconscience linguistique6.

L’engagement linguistique, tel que défini par Lise Gauvin dans son ouvrage

Langagement, l’écrivain et la langue au Québec, renvoie aussi bien « à la dimension

langagière des textes qu’aux attitudes [des écrivain·e·s] et au sentiment de la langue qui les mobilise » (Gauvin, 2000 : 12). Cette dernière réfère à la « poétique de la langue » (Gauvin, 2000 : 13), une notion qui se rapporte à la façon dont l’imaginaire de la langue se présente dans les textes d’écrivain·e·s. Ces imaginaires s’expriment dans divers documents, notamment dans les œuvres de fiction. Comme nous le verrons dans ce chapitre, l’engagement littéraire de Claire Martin s’illustre dans son choix de registre de langue : Claire Martin fait du choix du registre soutenu une détermination d’écriture, à une époque où le joual commence à s’implanter dans le champ littéraire. En posant les limites de l’analyse aux quelques prises de position de Claire Martin sur la langue et la littérature, nous cherchons à comprendre pourquoi Claire Martin est la bouc émissaire idéale de la querelle sur le joual. Dans la seconde partie de ce chapitre, nous examinerons l’opposition entre Claire Martin et ses opposants par l’analyse de l’ethos des partipristes, collaborateurs de la revue littéraire à tendance révolutionnaire fondée en 1963, par la notion de stéréotypage. Nous verrons que les positionnements de Claire Martin sur la littérature et la

6 Nous avons conscience que le corpus de cette partie est mince, mais il nous permet d’évaluer la négociation

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langue française méritent d’être mentionnés, dans la mesure où, par ses questionnements, elle surmonte les obstacles qui se dressent devant elle. Cette analyse permettra d’établir les premiers jalons de son engagement.

Le fait de considérer Claire Martin comme une écrivaine engagée ne va pas de soi, notamment en raison du degré de son implication dans la querelle linguistique. Par l’analyse de deux textes de presse rédigés dans le quotidien Le Devoir, l’un intitulé « Le français sans maître au Canada », publié en 1960 et le second, « Faut-il trouver des catégories ! » paru en 1967, nous serons à même de prendre la mesure de son engagement linguistique. Nous proposons que son engagement s’inscrive dans une gradation. En comparant ses prises de positions linguistiques à celles d’autres femmes de son époque, telles que Jeanne Lapointe, Anne Hébert, Gabrielle Roy et Judith Jasmin, nous pourrons identifier le premier écueil qui marginalise son engagement dans la décennie 1960 : son statut de femme. Puis, par les thématiques du nationalisme et de la quête du lieu d’écriture, notamment par la notion de paratopie établie par Dominique Maingueneau, nous tâcherons d’exposer que Claire Martin se situe aux antipodes des postures dominantes dans le champ littéraire de l’époque, en plus de la situer à contre-courant des dynamiques interactionnelles qui le caractérisent.

En convoquant également le document d’une conférence donnée par Claire Martin en octobre 1972 à l’Université Laval, nous pourrons témoigner des difficultés liées à son engagement puisqu’elle y tient un discours sur ses prises de position et sur les réactions qu’elles ont suscitées. Nous suggérons que les partipristes accolent à Claire Martin l’étiquette de l’anti-modèle, ce qui la place en dissidence avec ces derniers. Cette dissidence met en lumière les positions symétriquement opposées entre eux et elle. Nous verrons d’ailleurs comment les stratégies du journal tendent à orienter les positions des écrivain·e·s dans le champ littéraire.

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1.1. Les écueils de l’engagement littéraire de Claire Martin

En exposant les principaux écueils de l’engagement littéraire de l’écrivaine au courant de la décennie 1960, nous sommes à même de comprendre la nécessaire gradation de celui-ci. Le principal obstacle, comme nous l’avons évoqué plus tôt, est celui du genre féminin. Alors que les femmes sont encore fréquemment exclues de la sphère publique au début des années 1960, leur engagement, qui se développe dans des lieux moins dominants que celui des hommes, est souvent marginalisé. La question du nationalisme est un deuxième écueil, puisqu’il est fortement concentré autour d’un bassin d’écrivains masculins faisant de l’identité nationale la thématique centrale de leurs œuvres et par extension, de la littérature québécoise de cette période. Puis, en raison de la forte masculinisation des questions politiques qui polarisent l’opinion pendant la décennie 1960, nous percevons une certaine quête du lieu d’écriture chez les écrivaines, notamment chez Claire Martin, alors que nous parvenons difficilement à la situer dans le champ littéraire. C’est en effet par rapport aux hommes que les catégories littéraires et intellectuelles ont été pensées, afin de rendre compte de leur parole et de leurs actions.

La notion de posture, telle que la présente Jérôme Meizoz, se définit comme « l’identité littéraire construite par l’auteur » (Meizoz, 2007 : 18). Il s’agit d’une mise en scène de soi qui permet l’intégration de l’écrivain·e dans le champ littéraire. Meizoz décrit sa démarche comme une lecture sociologique de la littérature en tant que « discours en interaction permanente avec la rumeur du monde » (Meizoz, 2007 : 11). C’est notamment par cette rumeur du monde que Claire Martin est convoquée à intervenir dans la querelle linguistique : la langue devient une préoccupation de plus en plus importante et les écrivain·e·s sont invité·e·s à prendre position sur cette question.

1.1.1. L’obstacle du féminin

En comparant l’engagement de Claire Martin sur la question de la langue française à celui d’autres écrivaines de son époque, nous sommes à même de cerner une part importante de la marginalisation de l’engagement des femmes dans les années 1960. À une

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époque de grands bouleversements sociaux, nous percevons que les prises de position des écrivaines se disséminent, alors que les prises de position des écrivains tendent à se regrouper. Si nous constatons des regroupements masculins forts et prédominants (la revue

Parti pris, les éditions l’Hexagone, etc.), les prises de position des femmes se dispersent,

car elles sont, pour la plupart, élaborées individuellement. Cette question sera analysée de manière plus approfondie dans la seconde partie de ce chapitre. Nous verrons tout d’abord comment certaines femmes de lettres reconnues ont pris part aux débats sur la nécessité d’une langue française soutenue, dans la même lignée que Claire Martin.

En outre, il semble qu’au XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle,

l’engagement au féminin s’ancre souvent au cœur même des œuvres littéraires ou dans des correspondances, épitextes, etc., sans toutefois que ces femmes de lettres s’engagent dans les formes traditionnellement associées à l’engagement intellectuel, telles que les journaux ou l’essai littéraire. Les quelques écrivaines convoquées dans cette partie sont Jeanne Lapointe, Judith Jasmin, Gabrielle Roy et Anne Hébert. D’abord, Jeanne Lapointe prend position dans son texte « La langue de l'élite. Sa situation dans les professions libérales, les carrières intellectuelles et le monde des affaires », paru dans La langue parlée, une série de travaux publiés dans le cadre du XIe congrès de l’Association canadienne des éducateurs

de langue française sur le français parlé au Canada en 1958. Une lettre de Jeanne Lapointe à Gaston Miron témoigne également de cette prise de position, en plus de celle de Gabrielle Roy sur la question. Finalement, des fragments de la biographie de Judith Jasmin, De feu

et de flamme, et un texte d’Anne Hébert, prouvent des prises de position similaires. Il s’agit

ici d’un ensemble de femmes de lettres influentes, qui d’une manière ou d’une autre, confirme notre hypothèse d’une dissémination de la parole des femmes sur la question de la langue française dans la décennie 1960.

À l’exception de quelques nuances, ces cinq femmes ont des trajectoires similaires. En effet, elles ont toutes une réputation de première de classe, elles ont passé une partie de leur vie en France, où leur travail est reconnu, et ont toutes pris part d’une manière ou d’une autre aux enjeux politiques de la décennie 1960, notamment dans leur travail littéraire. Cependant, il est nécessaire de préciser que l’engagement de Jeanne Lapointe et de Judith

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Jasmin est différent de celui d’Anne Hébert, de Gabrielle Roy et de Claire Martin. Première femme enseignante de littérature à la Faculté des lettres de l’Université Laval en 1940 (Raby, 2007 : 3), Jeanne Lapointe est reconnue comme une intellectuelle par ses pairs masculins. Elle prend position dans des lieux dominants, notamment à l’Université Laval, où elle enseigne, ainsi que dans des revues, notamment Cité Libre de 1954 à 1961. Elle est également commissaire aux commissions Parent (1963-1964) et Bird (1967-1970), deux enquêtes gouvernementales importantes. Nous proposons donc que son implication est différente de celle de Claire Martin dans la mesure où la reconnaissance de sa posture d’intellectuelle engagée va de soi. En effet, cet engagement est reconnu par les autres, car ses manifestations sont nombreuses, explicites et elles prennent forme dans des lieux de débats proprement intellectuels. Judith Jasmin, quant à elle, est une journaliste émérite déjà en 1960, alors qu’elle œuvre à titre d’intervieweuse à Premier Plan, « l’émission la plus prestigieuse d’affaires publiques » (Beauchamp, 1992 : 236) à Radio-Canada. Elle sera d’ailleurs celle qui interviewera pour la première fois le Frère Untel le 21 novembre 1960, et prendra position dans la querelle linguistique ensuite, grâce à sa tribune. Néanmoins, leur apport à l’engagement de la décennie 1960 se pose dans notre hypothèse de la même façon que pour les autres écrivaines retenues : leurs prises de position ne les intègrent pas dans une collectivité. Tel que mentionné précédemment, il est important de jauger l’engagement des femmes selon des critères distincts de ceux liés à l’engagement masculin. Nous verrons dans la seconde partie de ce chapitre comment cette dissémination témoigne d’une certaine difficulté chez les femmes à accéder aux luttes collectives, caractérisées par des écrivains majoritairement masculins se regroupant autour de publications, notamment de revues (pensons à Le Nigog, La Relève et Parti pris) en plus de maisons d’édition telle que L’Hexagone.

Par ses prises de parole publique dans les périodiques, Claire Martin exprime ses craintes sur la complaisance des locuteur·trice·s par rapport à leur langue et à la dégénérescence linguistique. Elle incite le public québécois à viser une certaine perfection dans ses échanges tant à l’écrit qu’à l’oral. Ses œuvres, rédigées dans un français extrêmement soigné, témoignent de cette prise de position importante sur la langue et la

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littérature. Ces deux thématiques construisent d’ailleurs les contours de son engagement. Comme le souligne Robert Vigneault :

Claire Martin est souvent revenue, dans ses apparitions publiques, sur la situation précaire de la langue française dans un pays – le Canada, et même le Québec – atteint, malgré les efforts et les millions fédéraux, de dégénérescence linguistique (Vigneault, 1975 : 39).

L’un de ses premiers textes publiés dans la presse est un texte commandé par le journal Le

Devoir. Le supplément littéraire du 22 octobre 1960 questionne : « Comment concilier les

données qui nous définissent ? », ces données étant la culture française en contexte nord-américain. Gilles Hénault, le directeur de ce supplément, précise :

C’est aussi dans le sens d’une revalorisation de la culture française en tenant compte des conditions qui nous sont faites. Pour l’individu, sinon pour la collectivité, la culture française est dans une certaine mesure, un choix. Or, il s’agit de choisir le meilleur, non le moindre, non le pire. (Hénault, 1960 : 9)

Publiée aux côtés d’écrivain·e·s de sa génération, tel·le·s que Anne Hébert, Yves Thériault, André Langevin, Victor Barbeau et Guy Dufresne, tou·s·tes, incluant Claire Martin, défendent une langue littéraire soutenue dans ce supplément qui souhaite revaloriser la culture française. Ces quelques textes témoignent d’une surconscience linguistique notable, dans la mesure où chacun·e se questionne sur la langue et sur son intégration dans les champs littéraire et social. Tou·s·tes s’accordent à dire qu’une conciliation entre la culture française et le contexte nord-américain est nécessaire, mais reste encore à faire, à l’aube de la querelle linguistique.

En critiquant notamment l’incapacité des Canadien·ne·s français·e·s à nommer leur quotidien, Anne Hébert affirme que celles et ceux-ci occupent la terre qu’elles et ils habitent, que son climat, son paysage et ses contingences sociales les façonnent. Or, elle ajoute : « notre réalité profonde nous échappe : parfois, c’est à croire que tout notre art de vivre consiste à la refuser et à la fuir » (Hébert, Le Devoir, 22/10/1960 : 9). Elle conclut :

La langue puérile, équivoque et humiliée qui est la nôtre reflète parfaitement cette complicité intérieure que nous entretenons avec l’informe. […] Nous refusons de parler une langue d’adulte, nous cramponnant de toutes nos forces au petit nègre d’une enfance archaïque. […] quand il est question de nommer la vie tout court (amour, haine, ennui,

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joie, deuil, chimère, colère, saisons, mort), cette chose étonnante qui nous est donnée sans retour, nous ne pouvons que balbutier (Hébert, Le Devoir, 22/10/1960 : 9 et 12).

Cette difficulté à exprimer leurs émotions, leurs goûts, leurs envies s’explique, pour Anne Hébert, par la tension entre « un héritage français désuet, professant le culte d’un passé bien révolu, subissant quotidiennement les assauts d’une langue étrangère dans la force de l’âge » (Hébert, Le Devoir, 22/10/1960 : 9). C’est d’ailleurs dans le même ordre d’idées défendues par Jeanne Lapointe qu’Anne Hébert s’inscrit, alors que Lapointe propose déjà en 1958 dans « La langue de l’élite. Sa situation dans les professions libérales, les carrières intellectuelles et le monde des affaires » d’apprendre à parler la langue maternelle, « la langue de la vie » (Lapointe, 1958 : 59). En exemplifiant plusieurs niveaux de langage, notamment le langage du médecin, de l’avocat ou du politicien, Jeanne Lapointe demeure assurée que cette langue du quotidien, qui est à la base de tout, n’est pas maîtrisée par les Canadien·ne·s français·e·s:

Nous possédons, compte tenu de tous leurs défauts, des langues adultes pour les divers métiers et les diverses carrières. Et un avocat canadien pourra peut-être, – du moins s’il est parmi les plus cultivés de nos avocats, – parler métier avec un avocat parisien, malgré la barrière de l’accent. Mais mettez-le en face d’un petit français de six ans qui parle de ses jouets, du sable où il s’amuse, de l’école où il va, notre avocat n’aura plus de langage utilisable, il sera nettement en état d’infériorité. Il lui manque la langue de la vie, celle des choses, la langue concrète et sensible. C’est la langue maternelle qui lui fait le plus défaut (Lapointe, 1958a : 59).

Ainsi, les deux femmes déplorent le même problème : l’incapacité des Canadien·ne·s français·e·s à exprimer leurs émotions dans une langue française courante, c’est-à-dire vivante et de qualité, sans entrer dans une posture particulière à leur métier ou leur registre langagier. Elles envisagent également la même issue, celle de l’éducation. À la même époque, Gabrielle Roy partage cet avis sans l’exprimer de manière directe et explicite, alors qu’elle se fait citer dans un échange épistolaire entre Jeanne Lapointe et Gaston Miron. Dans cet échange, Lapointe informe Miron du refus de Gabrielle Roy et d’autres écrivain·e·s de signer sa pétition intitulée Déclaration des intellectuels canadiens de

langue française pour la démocratisation de l’enseignement dans la province de Québec,

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(Lapointe, 1958b). Ce refus prouve en quelque sorte la nécessité de soigner la langue en toutes circonstances, surtout de la part des écrivain·e·s et intellectuel·le·s, qui se doivent d’agir comme des modèles.

C’est en 1959 que le terme « joual » apparaît véritablement dans l’imaginaire des Québécois·e·s par les lettres du Frère Untel publiées dans le quotidien Le Devoir. En réponse à l’éditorial d’André Laurendeau, publié en octobre 1959, qui traite de dégénérescence linguistique, le frère Untel dénonce la pauvreté d’âme des Québécois·e·s : « Nous vivons joual par pauvreté d’âme; nous parlons joual par voie de conséquence » (Frère Untel, Le Devoir, 3/11/59). Dans une autre lettre, il écrit : « Il y a proportion entre le mot et la chose : le mot est odieux et la chose est odieuse. […] C’est parler comme on peut supposer que les chevaux parleraient s’ils n’avaient pas déjà opté pour le silence » (Frère Untel, Le Devoir, 4/01/60). L’engagement du Frère Untel est sans équivoque : il se situe contre le joual à l’aube de la querelle linguistique, et cet engagement est reconnu par ses contemporain·e·s. En effet, le Frère Untel « a témoigné d’une bonne dose de courage politique en défiant le conformisme du temps » (Richard dans Desbiens, 2010 : 8). Judith Jasmin, de retour au Québec alors qu’elle pressent l’avènement de la Révolution tranquille, « est totalement emballée par ce livre-choc et par le courage de son auteur » (Beauchamp, 1992 : 236). Ce sera elle qui l’interviewera la première, et qui résumera son entretien « comme la charnière d’un nouveau nationalisme canadien-français » (Beauchamp, 1992 : 236). L’implication de Judith Jasmin pour la sauvegarde du français canadien se fait sentir dès 1960, alors que ses questionnements font écho à l’insatisfaction qui agite la société québécoise. Ses positions s’inscrivent dans une lignée semblable à celles de Claire Martin, lorsque cette dernière prend position sur les questions linguistiques dans les textes publiés dans le journal Le Devoir.

À cet égard, le texte « Le français sans maître au Canada » (Martin, Le Devoir, 22/10/1960 : 11) de Claire Martin observe l’absence de perfection dans la culture canadienne-française, en plus du manque d’exigence de son peuple. Elle constate que la culture française en contexte nord-américain est possible, seulement si celle-ci est élaborée autour de caractéristiques qui s’approchent de l’excellence. Elle affirme toutefois que « ce

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sens de la perfection, il nous manque en tout » (Martin, Le Devoir, 22/10/1960 : 11). Selon Martin, le peuple canadien-français se satisfait de peu, ce qui serait le principal problème qui l’empêcherait de s’ouvrir à l’universalité francophone, représentée selon elle par la France. Martin ajoute : « Le jour où nous serons devenus exigeants, cette exigence se sera étendue aussi à notre littérature » (Martin, Le Devoir, 22/10/1960 : 11). Ainsi, la position de Claire Martin s’unit à celles de Jeanne Lapointe, d’Anne Hébert et de Gabrielle Roy : la langue est un vecteur d’émancipation et la faible maîtrise du langage constitue un frein à l’évolution des Canadien·ne·s français·e·s par rapport au monde. En outre, pour ces femmes, l’éducation est la clé pour garantir cette excellence. Si Claire Martin semble faire reposer la plus large part de la responsabilité sur les individus, pour Jeanne Lapointe et Anne Hébert, c’est à la société que reviendrait la tâche d’offrir une éducation de qualité à toutes et tous.

Dans cette réforme de l’éducation, Claire Martin s’attaque aux religieu·x·ses, notamment à l’éducation thomiste. Elle affirme : « qu’on laisse un saint Thomas tranquille pour une couple de saisons et qu’on potasse les grammairiens et les philologues » (Martin,

Le Devoir, 22/10/1960 : 11). Ce type de commentaire se conçoit tout à fait à l’amorce de

la Révolution tranquille, révolution à laquelle elle aspire, alors qu’elle critique fervemment l’institution religieuse dans ses œuvres, particulièrement dans Dans un gant de fer, où elle critique notamment l’« inintelligence » (Martin, 2005 : 146) et la paresse (Martin, 2005 : 159) d’une certaine religieuse. Elle mentionne la « prononciation molle, [le] vocabulaire inexact et restreint » (Martin, Le Devoir, 22/10/1960 : 11) des religieu·x·ses, qui contribuent à ce manque de perfection dans le registre langagier des Canadien·ne·s français·e·s. Or, il faut dire que Claire Martin couvre d’éloges le couvent des Ursulines dans la conférence de 1972, alors que ce lieu d’enseignement joue un rôle marquant dans son éducation à la bonne maîtrise du français :

Je dois dire qu’aux Ursulines l’enseignement du français était vraiment remarquable. On exigeait de nous que nous sachions notre grammaire, du moment qu’on commençait à l’étudier. Il n’était pas question qu’on ne l’apprenne pas « vraiment » et je me souviens, qu’à huit ans tout ce que nous avions appris, nous le savions et nous ne faisions plus de fautes. Je prenais des dictées sans faute, et je n’étais pas la seule d’ailleurs, à huit ans (Martin, 1972 : 3).

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Cette perspective de l’éducation porte les prises de position de Claire Martin sur la langue. Or, elle est indissociable de la question de la classe sociale, dans la mesure où la situation financière des familles de ces jeunes filles leur a permis d’étudier au couvent. Elle est d’ailleurs bien consciente des conditions de classe à laquelle elle appartient, plusieurs fois mentionnées dans ses mémoires :

Il faut bien comprendre que nous étions, en général, les rejetonnes de tout ce que la ville de Québec comptait de ‘‘mondain’’, comme disaient les sœurs, et que les histoires de réceptions, bals, robes du soir, etc. nous fournissaient le plus clair de nos parlotes (Martin, 2005 : 162).

Le couvent des Ursulines n’est pas son seul lieu d’éducation, alors qu’elle perfectionne la maîtrise de la langue à l’ « école » de la radio, dès 1941, lorsqu’elle commence sa carrière de speakerine à la radio de Radio-Canada. En effet, Jeanne Lapointe parle de cette « langue de Radio-Canada » comme de « la plus exportable de nos langues » (Lapointe, 1958 : 56), dans la mesure où elle est « sans accent » (Lapointe, 1958 : 54). Jean-Claude Corbeil, dans l’ouvrage La télévision de Radio-Canada et l’évolution de

la conscience politique au Québec, affirme que la question de la langue française s’est

posée dès la mise en ondes de Radio-Canada : « La langue de Radio-Canada se doit […] d’être à la fois une langue parlée et écrite de qualité et une langue représentative de la langue du ‘‘Canada français’’, acceptable à un ensemble d’auditeurs relativement disparates du point de vue linguistique » (Corbeil, 2012 : 33). Il renchérit :

La qualité de la langue en ondes est, dès le départ, une préoccupation majeure à Canada, au point que le public en vint à considérer Radio-Canada comme la meilleure illustration d’une langue française d’ici de qualité, comme un modèle acceptable pour les francophones et francophiles du Québec et du Canada (Corbeil, 2012 : 27).

Cependant, Jeanne Lapointe dénonce certains aspects de ce registre de langue, alors qu’elle pressent une artificialité dans son utilisation :

[la langue de Radio-Canada] est en même temps, dans bien des cas, la plus artificiellement acquise. Ce n’est souvent qu’une langue de métier, et un costume de travail, et qui ne correspond pas nécessairement à un degré d’instruction ou de culture très élevé. Elle a l’avantage d’être une langue plus universelle que le franco-canadien […]. Cette langue fait mal la distinction entre les divers niveaux de langage de Paris, utilisant parfois

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