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Ironie et subversion : le cas d’une première femme à Liberté

Chapitre 2. Un engagement dans la mouvance du féminisme tranquille

2.1. L’engagement féministe de Claire Martin dans l’univers médiatique

2.1.1. Ironie et subversion : le cas d’une première femme à Liberté

Dans l’article « Une étrange façon de reconduire l’absence », Marie-Andrée Bergeron s’intéresse à la place – mais surtout à l’absence – des femmes dans la revue

Liberté. Fondée en 1959, la revue a longtemps été pilotée par des hommes, jusqu’à tout

récemment. L’article, rédigé avant le changement de direction, interroge la structure même de la revue, qui ne propose aucune solution à ce problème :

Dans ce genre de situation, la parité représente peut-être une solution. Parce qu’il faut traduire de manière systématique la question de l’absence des femmes dans Liberté en la considérant comme un problème concernant les luttes de pouvoir qui structurent encore la Cité, l’ordre des discours et des représentations et, dans certains cas, les imaginaires. Accueillir plus de femmes dans des lieux de parole comme Liberté, quitte à exercer une certaine discrimination positive, est aussi un engagement politique s’actualisant dans une action concrète. C’est en effet considérer que plusieurs paramètres se rapportant tous aux rapports sociaux de sexes limitent l’accès des femmes à certains lieux, et particulièrement aux revues d’idées. (Bergeron, 2015 : 39)

Si cette absence est encore constatée dans les années 2000, force est d’admettre que la place des femmes dans le monde intellectuel reste fragile. Malgré cette absence massive et relativement pérenne des femmes, la revue publie dès son premier numéro un texte de Claire Martin, en janvier-février 1959. Précisons toutefois qu’on trouve rarement plus d’un texte de femme par numéro. En effet, entre 1959 et 1963, années où Claire Martin a publié et où la direction était assurée par Hubert Aquin, Jacques Godbout et Jean-Guy Pilon, seulement 8% de l’ensemble des textes publiés étaient des textes de femmes15.

Liberté est une revue de littérature et de critique fondée en 1959 par le poète Jean-

Guy Pilon. La revue « est née pour répondre à la nécessité d’une prise de parole, alors que le Québec venait de traverser une sombre période dominée par les pouvoirs politiques et religieux » (Kemeid, Lefebvre, Richard [dir.], 2011 : 10). Nous le rappelons : cette nécessité d’une prise de parole est l’élément central de notre argumentaire puisque nous

15 Ces statistiques ont été compilées grâce au travail rigoureux effectué par Gabrielle Vallières à la session

d’hiver 2017 pour un travail intitulé « Les écrivaines dans la cité : l’absence relative de femmes à Liberté » dans le cadre du séminaire CRILCQ Femmes et imaginaires médiatiques donné par Mylène Bédard à l’Université Laval.

entendons montrer que les prises de parole des femmes, malgré leur caractère parfois implicite et équivoque, peuvent être considérées comme des manifestations d’un engagement littéraire. À notre avis, ce texte de Claire Martin – « Petite réflexion sur la chose » – paru en 1961 dans la revue Liberté est un exemple patent de ces manifestations, puisqu’il témoigne d’une modernité propre aux nouvelles valeurs promues dans le sillon de la Révolution tranquille. Martin commence à publier dans Liberté par des textes de fiction, notamment « Toute la vie » dans le numéro de janvier-février 1959, puis « Le risque d’être dupe » en juillet-août 1959, deux nouvelles qu’elle publiera finalement dans le recueil Toute la vie (1999). Elle engage plus explicitement sa parole dans le numéro de mars-avril 1961. Intitulé « Petites réflexions sur la chose », ce texte subversif est constitué d’une série de 24 fragments et aborde des sujets délicats, dont la sexualité féminine, le concubinage et le flirt. L’utilisation de l’aphorisme et des maximes rappelle d’ailleurs les préceptes religieux qui relèvent du dogme, de la vérité et de l’universel. Le recours à la forme fragmentée, tentative de dénonciation de l’omnipotence de l’Église dans l’éducation des mœurs, permet de contourner le discours normatif à des fins de subversion. Claire Martin reprend ainsi la forme du discours utilisée dans les écrits religieux en détournant l’assujettissement des femmes aux hommes au profit d’un affranchissement progressif des mœurs féminines.

« Il ne faut pas croire qu’un homme est à vos pieds parce qu’il s’accroupit pour vous enlever votre culotte » (Martin, 1961 : 571) est l’un des préceptes de Martin dans ces fragments crus et criants de vérité. L’image qu’elle projette dans ce texte est très audacieuse pour l’époque : elle aborde l’émancipation sexuelle des femmes, ainsi que le souci d’indépendance avec ironie, ce qui dissimule le caractère plus cinglant et transgressif de la critique des mœurs à laquelle elle se livre. Elle utilise la rhétorique de l’humour notamment dans le titre, révélateur de cette posture ironique : « petite » suppose la modestie, la faible portée du discours, mais semble davantage relever de l’ironie et de la subversion. Ces filtres, ceux de la fiction et de l’ironie, sont très présents dans les textes de Martin et peuvent être révélateurs de la difficulté à s’affirmer comme écrivaine engagée à cette époque. En témoignant de l’absurdité d’une situation, notamment en subvertissant les codes, les ironistes se mettent à la hauteur du joug et exposent un argumentaire

humoristique. Or, l’ironie ne contraint pas particulièrement l’écrivain·e. En effet, l’écriture détournée nécessite un discernement particulier du lectorat, celui-ci doit décoder le deuxième sens pour déceler le caractère subversif du propos. Ce n’est donc pas étonnant qu’il s’agisse d’une stratégie commune dans la littérature des femmes de la décennie 1960. Selon Lucie Joubert, « l’ironie est puissante, car elle permet aux femmes, traditionnellement objets d’ironie, de renverser les règles du jeu et de devenir sujets ironisants » (Joubert, 1998 : 19). Plusieurs fragments exposent ce renversement des règles, notamment celui-ci, dénonçant les contraintes morales et l’absence de liberté des femmes dans la sexualité et l’amour : « La femme ne possède guère cette commode faculté de

désappareiller la sexualité et l’amour. L’un amène l’autre. Et vice-versa. Hélas. » (Martin,

1961 : 571). L’ajout de l’interjection « hélas » signifie « la plainte, la douleur, le regret » et le point final ajoute au caractère figé de l’énonciation. Ces marques introduisent le concept d’ironie marquée par l’antiphrase, qui permet de « dire le ‘‘contraire de ce qu’on veut faire entendre’’ » (Joubert, 1998 : 60). Ici, ce qu’elle semble dénoncer serait le caractère figé de ces énoncés et l’impossibilité de réformer les idées préconçues en matière de sexualité féminine.

L’ironie permet de cristalliser l’engagement de Claire Martin, puisqu’elle l’utilise comme autodéfense ou, comme le critique Robert Vigneault le suggère, « de bouclier » (Vigneault, 1975 : 60). Lucie Joubert affirme que « par la cruauté de certaines répliques, les auteures montrent qu’elles savent sortir leurs griffes et régler des comptes. » (Joubert, 1998 : 31) L’ironie participe à l’émancipation de la femme par une voie détournée, cette stratégie devient une arme qui permet à certaines écrivaines de diffuser un message de façon plus implicite, malgré le caractère affirmatif que prennent leurs critiques. Il est à noter que plusieurs écrivaines, dont Claire Martin, « se rapportent à la perception de ‘‘l’ironie du sort’’ […] [elles] expriment leur impuissance devant les incongruités de la vie » (Joubert, 1998 : 30), alors qu’elles déplorent les injustices de leur condition. En effet, pour dénoncer certaines thématiques, notamment la violence, Claire Martin insiste sur l’aveuglement de la violence sexuelle à l’intérieur des couples : « Il est brutal ? Chez certains ce n’est pas vraiment de la brutalité. Ils croient être flatteurs » (Martin, 1961 : 572), voire sur la complète incompatibilité des hommes et des femmes : « Quand on considère

d’une part combien peu d’hommes sont séduisants et d’aute [sic] part combien peu manquent de femmes, on se dit qu’ils auraient vraiment tort de se fouler16 » (Martin, 1961 :

571). Et l’exemple le plus révélateur de cette incompatibilité se dévoile dans cet extrait : « Quand on considère tout ce qui oppose les hommes et les femmes, on se demande comment il se fait qu’il y ait encore des hétérosexuels » (Martin, 1961 : 575).

Il importe de noter que ce texte se situe dans la section « Chroniques Humour » du numéro, ce qui permet d’interroger d’une part la place des femmes dans l’écosystème de la revue17, et d’autre part les modalités particulières de la prise de parole engagée des

femmes. Car, il « [s]ubsiste pourtant un paradoxe dans cette ironie qui cherche la complicité plus que l’affrontement » (Joubert, 1998 : 35), dans la mesure où son objectif est de toucher une corde sensible par l’entremise de la dérision, de l’absurdité. Dans « Petites réflexions sur la chose », Martin manifeste une forme d’ironie indulgente appelée « humoresque » (Joubert, 1998 : 34), alors qu’elle utilise cette stratégie à des fins de dédramatisation, dans le but de « se moquer doucement des autres et de soi » (Joubert, 1998 : 34). Comme par cet exemple, où elle ridiculise l’implication de la femme dans l’intimité d’un couple marié : « Avec qui ce mari indifférent couché sur sa femme indifférente fait-il l’amour ? Mais avec lui tout seul » (Martin, 1961 : 572).

Le témoignage de ces scènes conjugales intimes est assez moderne pour l’époque. En effet, Claire Martin ne mâche pas ses mots : « Savez-vous pourquoi tant de femmes se dévêtent trop tôt ? C’est qu’elles n’en peuvent plus d’entendre craquer les coutures de leur plus belle robe pendant ces fougueux préliminaires » (Martin, 1961 : 571). On assiste d’ailleurs à une période de grands bouleversements des mœurs au courant de la décennie 1960. Jean-Philippe Warren dans l’article « Un parti pris sexuel. Sexualité et masculinité

16 « Se fouler » fait ici référence à « faire un effort ».

17 Les femmes publiées dans Liberté au tournant de la décennie 1960 sont souvent reléguées aux genres

littéraires féminins (Boisclair, 2004 : 46) par excellence, tels que le récit intime. En effet, en 1959, les 3 textes de femmes publiés (4% de la totalité des textes) sont fictionnels. Pour l’année 1960, des 9 textes de femmes répertoriés (11%), 3 sont des commentaires, 5 sont des essais et 4 sont des textes fictionnels. L’année 1961, quant à elle, offre 11 textes signés par des femmes (12%), 4 textes sont des chroniques, 3 sont des essais et 4 sont fictionnels. En 1962, des 4 textes signés par des femmes (7%), 2 sont des critiques et 2 sont fictionnels. Finalement, pour l’année 1963, la totalité des 6 textes signés par des femmes (8%) sont fictionnels. En somme, en quatre ans, de 1959 à 1963, nous comptons un total de 33 textes signés par des femmes, 14 textes (42%) ne sont pas issus de la fiction. (Gabrielle Vallières, 2017).

dans la revue Parti pris » affirme que cette décennie correspond « à une période d’intenses remises en question de la sexualité […] en continuité avec les tendances libérales à la privatisation du corps et à la montée de l’individualisme et de l’intimité » (Warren, 2009 : 129). Alors que les dogmes dictés par l’Église sont lentement délogés par la volonté et les expériences individuelles, les femmes comme les hommes tentent de prendre le contrôle de leur intimité. C’est le cas précisément chez les femmes écrivaines de la Révolution tranquille qui inscrivent dans leurs textes de toutes nouvelles préoccupations, notamment domestiques et sexuelles. Ainsi, « [l]’opposition entre le passé et le présent sert de toile de fond à ces récits : le passé et ses valeurs souvent responsables de l’aliénation actuelle » (Gaudreau, 1984 : 45) sont exposés par les femmes et contribuent au développement d’une pensée cohérente autour de ces questions qui touchent toutes les femmes, mais également toutes les familles québécoises.

Cela va sans dire, les fragments de Claire Martin sont explicites et équivoques, nous pouvons aisément cerner leur ironie. Elle semble aborder ce qu’elle dénonce dans la littérature canadienne-française, comme nous avons pu le voir dans le premier chapitre, c’est-à-dire le retard dans les domaines de l’émancipation et de la sexualité. Il y a donc un souhait de remettre en question les dogmes et normes qui balisent les relations hommes/femmes.