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Première partie : Les changements dans le domaine budgétaire des Régions

1/ Des effets cumulatifs transformateurs dans la première séquence du changement

1.1 Des changements « graduels transformateurs »

1.1.3 Une autonomie fiscale limitée par le législateur

La réforme de 2010 supprime les taxes foncières du panier fiscal des Régions. Elle remplace la taxe professionnelle par la cotisation sur la valeur ajoutée, dont le taux est fixé nationalement. Elle ôte donc aux Régions toute possibilité de modifier leurs taux de fiscalité directe.

Ce changement majeur constitue cependant, plus qu’une rupture, une accélération des mouvements précédents. La première période de l’évolution des finances régionales (avant 2010) est jalonnée par des mesures qui ont modifié la conception associée au pouvoir de taux. Le plafonnement des taux de fiscalité ainsi que la séparation, par le législateur, de l’autonomie financière et fiscale ont progressivement effrité les marges de manœuvre fiscales des Régions.

1.1.3.1 Plafonnement des taux de fiscalité

Le financement de la décentralisation a été assuré en partie par la modulation des taux de fiscalité directe et indirecte des collectivités.

Depuis le premier janvier 1981, les conseillers municipaux, les conseillers généraux et les organismes de coopération intercommunale à fiscalité propre peuvent voter les taux de leurs taxes foncières, de la taxe d’habitation et de la taxe professionnelle (loi n° 80-10 du 10 janvier 1980 portant aménagement de la fiscalité directe locale). La loi de finances pour 1988 aligne, à partir de 1989, les Régions sur ces décisions fiscales. Ces dernières votent donc les taux des 4 taxes directes en lieu et place de la taxe additionnelle régionale.

Cependant, pris dans le dilemme entre garantir une libre administration aux collectivités d’une part et éviter les risques de disparités territoriales d’autre part, le législateur encadre les taux. Afin d’harmoniser la pression fiscale géographique et entre contributeurs, la loi du 10 janvier 1980 limite l’évolution interne entre ces impôts directs locaux et plafonne le niveau de ces taux en instituant un taux plafond de référence : le taux des taxes ne peut excéder 2,5 fois le taux moyen constaté l’année précédente au niveau national, ou, s’il lui est supérieur, 2,5 fois le taux moyen régional constaté la même année (Bouvier 2013). La variation des taux est également encadrée : le taux de taxe professionnelle ne doit pas augmenter plus vite que celui trois autres taxes. Si le taux de taxe

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professionnelle est inférieur à la moyenne nationale de l’année précédente, les assemblées délibérantes ont une « majoration spéciale de la taxe professionnelle » (augmentation du taux de TP jusqu’à 5 % du taux moyen national). Les lois de finances rectificatives pour 198247 et pour 200348 modifient ces encadrements.

La liberté de taux fait donc l’objet d’une limitation par le législateur : en même temps que la loi institue le vote des taux de fiscalité directe, elle introduit conjointement leur encadrement.

1.1.3.2 La séparation de l’autonomie financière et fiscale par le Conseil constitutionnel

Le pouvoir de taux : élément constitutif de la libre administration des collectivités locales ? La question du vote des taux est au cœur de la conception, par les élus locaux, de leur autonomie fiscale. Le Comité des finances locales interprète par exemple la suppression du pouvoir fiscal associé à la disparition de la part salaires de la taxe professionnelle comme une remise en cause de l’esprit de la décentralisation (Raymond 2003, 17). La substitution de recettes fiscales aux dotations de l’État est pour certains considérée comme une « recentralisation » (Fourcade 2003) puisque le pouvoir local se fonde sur la capacité des collectivités locales à disposer de recettes fiscales autonomes et définitives (Bouvier 1999, 140). Or la conception de l’autonomie fiscale basée sur le pouvoir de taux n’est pas celle qui a été retenue par le législateur.

L’article 34 de la Constitution précise que la loi détermine les principes « de la libre

administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources »

(Constitution du 4 octobre 1958 - article 34). La position du Conseil constitutionnel sur les compensations d’exonération fournit des premiers éléments d’interprétation de ce principe. Il reconnaît en effet que les suppressions de la part salaires de la taxe professionnelle et de la part régionale de la taxe d’habitation affectent les ressources fiscales, mais juge ces

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La loi de finances pour 1982 fixe le taux de plafond de la taxe professionnelle à deux fois le taux moyen de la taxe constaté l’année précédente au niveau national et renforce le lien entre le taux de la taxe professionnelle et celui de la taxe d’habitation : le taux de taxe professionnelle ne peut en effet excéder celui de l’année précédente, corrigé de la variation du taux de taxe d’habitation ou, si elle est moins élevée, de la variation du taux pondéré par les trois autres taxes (direction générale des collectivités locales 2006, annexe 1).

48 La loi de finances pour 2003 introduit ensuite la possibilité d’augmenter le taux de taxe professionnelle à hauteur d’une fois et demie la plus petite des augmentations du taux de taxe d’habitation ou du taux moyen pondéré des trois taxes ménages (TH, TFB, TFNB) (guide statistique des collectivités locales de 2007).

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montants insuffisants à l’entrave du principe de libre administration. Dans sa décision n° 98-405 du 29 décembre 1998, le Conseil constitutionnel stipule que la suppression progressive de la part salariale de l’assiette de la taxe professionnelle n’a « pour effet ni de diminuer les

ressources globales des collectivités locales ni de restreindre leurs ressources fiscales au point d'entraver leur libre administration » (Conseil constitutionnel 1998). La même réponse est

donnée pour la part régionale de la taxe d’habitation, prévue dans la loi de finances de 2000 :

Les règles posées par la loi sur le fondement de ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de diminuer les ressources globales des collectivités territoriales ou de réduire la part des recettes fiscales dans ces ressources au point d'entraver leur libre administration (Conseil constitutionnel 2000).

Le Conseil constitutionnel ne dit cependant rien jusqu’en 2003 sur le niveau de recettes fiscales en dessous duquel la libre administration serait contrariée.

2003-2004 : le tournant de l’autonomie fiscale

Le législateur ne se penche sur la question de l’autonomie financière qu’en 2003. La révision constitutionnelle aboutit à la rédaction d’un article 72-2 qui stipule :

Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi. Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toute nature. La loi peut les autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine (loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République).

La révision constitutionnelle accorde une autonomie financière aux collectivités locales et leur reconnaît l’importance de disposer de ressources fiscales. Un troisième alinéa y est cependant ajouté :

Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre (loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République).

Cette décision acte l’existence constitutionnelle d’un volet financier à la libre autonomie des collectivités locales. Mais elle ne précise que relativement peu le contenu des ressources propres.

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La loi organique du 29 juillet 2004 définit alors, dans son troisième article, ce que sont les ressources propres :

Au sens de l'article 72-2 de la Constitution, les ressources propres des collectivités territoriales sont constituées du produit des impositions de toute nature dont la loi les autorise à fixer l'assiette, le taux ou le tarif, ou dont elle détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d'assiette, des redevances pour services rendus, des produits du domaine, des participations d'urbanisme, des produits financiers et des dons et legs (loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 prise en application de l’article 72-2 de la Constitution relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales).

Elle ajoute dans son article 4 :

Pour chaque catégorie de collectivités, la part des ressources propres est calculée en rapportant le montant de ces dernières à celui de la totalité de leurs ressources, à l'exclusion des emprunts, des ressources correspondant au financement de compétences transférées à titre expérimental ou mises en œuvre par délégation et des transferts financiers entre collectivités d'une même catégorie. Pour chaque catégorie, la part des ressources propres ne peut être inférieure au niveau constaté au titre de l'année 2003 (loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 prise en application de l’article 72-2 de la Constitution relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales).

Ce taux plancher est jugé arbitraire dans sa fixation, et inégal dans les différents traitements selon les catégories de collectivités locales. Pour les Régions, le ratio d’autonomie financière de 2003 s’élevait en effet à 39,5 %, puis a été réévalué à 41,7 % contre 58,6 % pour les départements et 60,8 % pour les communes. L’année de base du ratio (2003) fait de surcroît suite aux nombreux allègements et exonérations qui ont diminué la part consacrée aux recettes fiscales dans les ressources de fonctionnement des Régions (suppression de la part salaire de la taxe professionnelle et de la part régionale de la taxe d’habitation). Bien que le ratio d’autonomie financière augmente (passage de 40,8 % entre 2004 à 54,2 % en 2012), ce dernier n’est pas associé à un pouvoir de taux. L’intégration de la TIPP en est un exemple.

L’opposition des élus sur la définition des « ressources propres » a engendré de nombreux débats à l’Assemblée nationale et au Sénat lors de la discussion de la loi organique. Pour certains, les ressources propres devaient inclure un partage de l’impôt entre l’État et les collectivités ; pour d’autres, elles se composent uniquement des ressources dont les collectivités ont la maîtrise, c’est-à-dire celles pour lesquelles elles pouvaient fixer l’assiette, le taux ou le tarif. Les défenseurs de cette dernière perception sont réfractaires à

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une conception de la « part déterminante » qui inclurait, dans les ressources propres, la fiscalité non modulable. Ils se rangent à la définition de l'Association des maires de France qui définit les ressources propres comme « celles dont les collectivités territoriales et leurs

groupements fixent librement le montant » (Association des maires de France et al. 2009).

Depuis 1987, le développement des Régions s’est assis sur des recettes fiscales autonomes, dont les élus fixaient les tarifs ou les taux49. Mais le Conseil constitutionnel, en même temps qu’il reconnaît l’autonomie financière, dissocie cette dernière du pouvoir de taux. Ce qui semble en apparence conforter l’adossement de l’autonomie financière à l’autonomie fiscale se traduit en réalité par une limite dans la conception de l’autonomie fiscale des Régions.

Loin de l’apparente stabilité que recouvre la première période de l’évolution régionale, cette séquence est donc traversée par des modifications peu visibles mais qui entraînent des changements majeurs. La conception d’une réforme fiscale brutale en 2010, qui aurait supprimé, par la portée qu’elle revêt, toute autonomie fiscale aux Régions, est invalidée par les mutations progressives qui transforment la morphologie des budgets. L’évolution lente, discrète, par « empilement » de mutations successives, a en réalité des impacts majeurs sur les marges de manœuvre financières des Régions. Ceux-là sont tels qu’ils réduisent la portée des transformations qui interviennent dans la seconde séquence.

1.2 Des changements « progressifs incrémentaux » aux « faux changements

paradigmatiques »

La réforme fiscale constitue alors un « faux changement paradigmatique ». B. Cashore et M. Howlett réalisent une typologie de l’orientation des changements : ces derniers peuvent être in equilibrium, à-dire dans un statut quo ou in punctuation, c’est-à-dire dans un processus de transformation. Les deux auteurs se basent sur le « modèle de l’équilibre ponctué » (Baumgartner et Jones 1993), mais proposent, en y incorporant la notion de « cumulativité », de croiser la vitesse du changement avec le degré d’équilibre ou de « ponctuation » des évolutions. Ils introduisent ainsi deux nouvelles conceptions des

49 Les contributions directes dont disposent les collectivités locales françaises sont en effet considérées comme le degré numéro 3 sur 4 de l’autonomie fiscale dans un classement réalisé par J. Blanc (Blanc 1995).

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mutations : le changement « progressif incrémental », marqué par un tempo lent et par une direction cumulative, et le « faux changement paradigmatique », marqué par un changement « en équilibre » mais avec un rythme rapide. Au même titre que les transformations rapides ne revêtent pas nécessairement un aspect paradigmatique, les changements lents peuvent, au fur et à mesure de leur « cumulativité », conduire à un grand mouvement vers un nouvel équilibre (Cashore et Howlett 2007). À partir du modèle développé par B. Cashore et M. Howlett, nous montrerons que l’impact des changements « progressifs incrémentaux » sur la fiscalité locale introduit de « faux changements paradigmatiques » (Cashore et Howlett 2007).

D’une part, les transformations chiffrées démontrent une préservation du produit fiscal des Régions ; d’autre part, la réforme s’inscrit dans la continuité des modifications précédentes, qui avaient déjà contribué à modifier en profondeur la fiscalité.