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2/ 2010 : entre changement réel et « mises en scène » des mutations

Chapitre 2 : Le changement vécu par les institutions

1/ La stabilité des débats des assemblées régionales : 1982-2010

1.2 Une explication par les « trois i » :

1.2.2 Le poids des règles et des intérêts

La variable des intérêts dialogue avec celle des dynamiques institutionnelles. En effet, les intérêts des élus sont doubles. Ils sont d’abord individuels. Il s’agit pour les conseillers d’assurer leur réélection, ce qui dépend de règles institutionnelles : les modes de désignation sur les listes électorales et les règles de publicité qui encadrent le budget. Les intérêts sont ensuite collectifs. Il s’agit pour les groupes qui composent la majorité ou l’opposition de voter ou de tenter d’empêcher le vote des budgets. Les constructions de coalitions de vote dépendent des règles qui structurent le mode de scrutin et le vote des budgets.

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1.2.2.1 Assurer sa réélection : les intérêts individuels des élus

Les acteurs politiques sont soumis à des logiques de recrutement et de statut qui permettent leur réélection (Godmer et Marrel 2015,3). Dans un contexte où les règles de la proportionnelle ne laissent que peu de place aux logiques personnelles, les élus doivent démontrer une fidélité partisane à certains instants clés de la vie de l’assemblée. Le vote des budgets constitue l’un de ces moments.

Les règles d’accès au pouvoir des élus régionaux dépendent des appareils partisans. Les conseillers régionaux sont élus à partir de scrutins plurinominaux. Les listes sont établies par les sections départementales des partis, chargées de la distribution des mandats électifs. Les conseillers régionaux accèdent à un siège dans l’institution régionale grâce aux nominations des appareils politiques départementaux. Leurs chances de réélection et leur carrière politique dépendent alors de leur fidélité aux sections locales, qui décident d’inscrire ou non leur nom sur les listes. C’est par conséquent auprès des grands élus qui siègent dans les arènes départementales que se construit la redevabilité électorale des conseillers (Bidégaray 2004). La distribution des placements des élus par des partis qui contrôlent leur investiture permet aux sections qui constituent les listes électorales d’imposer des consignes politiques de vote et de discours.

Les interventions des élus régionaux sont d’abord assujetties aux priorités des leaders politiques locaux qui concourent à leur réélection avant de l’être à leur base électorale. Deux stratégies doivent alors concorder. Les élus doivent satisfaire des intérêts « territoriaux » en raison du « départementalisme » des circonscriptions, ce qui génère les comportements d’indiscipline régionale (Nay 1997 ; Nay et Smith 2002). Ils doivent en parallèle témoigner de leur loyauté envers leur parti politique. Celle-ci s’exprime à travers le respect d’une discipline de vote pendant les « temps forts » de l’assemblée. Le risque, pour les élus qui ne s’y conforment pas, est de se voir exclus du parti. Les votes des budgets constituent des moments privilégiés de discipline partisane, en raison notamment de la visibilité de ces débats.

Les séances plénières constituent des arènes de discussions plus « médiatisées » que les autres moments de décisions. Le contrôle partisan des séances budgétaires explique que

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les élus régionaux développent, de manière similaire dans le temps et entre les Régions, des discours sur des sujets qui sont des catalyseurs d’idéologies partisanes (Nay et Smith 2002).

Le vote des budgets constitue un moment « à part » dans le processus décisionnel, pour lequel les élus, sous surveillance électorale et partisane, mobilisent des discours qui s’inscrivent « en faveur » ou « en opposition » des propositions présidentielles. Ainsi, la discipline partisane, relativement faible dans les assemblées régionales (poids réduit des présidents de groupes politiques pour assurer le relais des consignes nationales, pouvoir quasi-inexistant des fédérations en dehors des moments électoraux) s’affirme lors des votes des budgets (Nay 2003a, 13). Pendant ces rares moments, les attitudes de fidélité ne s’alignent pas sur des paramètres territoriaux mais sur des critères de majorité.

Il ne faudrait cependant pas conclure de ce qui précède que le travail politique des élus régionaux serait cantonné à la construction de majorités ou à l’assurance de leur réélection et que l’ensemble des autres décisions politiques reposerait sur le président. Certes les exécutifs régionaux sont dominés par un fort niveau de présidentialisme. Or le président bénéficie d’un entourage politico-administratif dense. Il délègue notamment des compétences à quinze vice-présidents désignés, soit parce qu’ils sont les plus fidèles, soit parce qu’ils disposent d’une compétence technique ou de réseaux partisans ou notabiliaires importants. Le pouvoir de ces derniers dépend cependant à la fois de l’autonomie que le président accepte de leur conférer et des contextes propres à chaque mode de gouvernement. L’entourage du président est en effet constitué du directeur général des services et des directeurs généraux adjoints côté administratif, des présidents de groupe ou de commission et du cabinet côté politique. Les délégations sectorielles sont notamment placées sous la compétence du directeur général des services ou du cabinet. En ce qui concerne les finances dans les trois Régions que nous étudions, ce sont le directeur général des services et les directeurs des finances qui travaillent ce sujet. Les vice-présidents, ainsi que les élus délégués à des politiques, doivent coopérer avec l’ensemble de ces acteurs. Les assemblées régionales sont donc soumises à des jeux politiques rattachés à des conditions de réélection ou à des opportunités de carrière, mais également à des formes de politisation qui pèsent sur les délégations des élus et sur leurs activités en général. Les questions budgétaires ne sont par conséquent pas uniquement des moments de clivages politiques

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lissés, mais elles sont traversées par des enjeux de rapports de force politiques entre des élus délégués ou des vice-présidents, entre des élus sectoriels et financiers, entre des « poids lourds » politiques et ceux qui ont des ressources partisanes plus limitées.

Cependant, dans le contexte des séances plénières, la structuration des clivages s’effectue autour d’une logique majorité-opposition. Elle résulte à la fois de la nécessité pour les élus de témoigner de leur fidélité partisane au moment de votes budgétaires « médiatiques » et de la poursuite par les élus d’un intérêt plus collectif : celui de prouver que la majorité est en mesure de faire voter son budget.

1.2.2.2 Assurer le vote du budget : un intérêt partagé

L’un des enjeux majeurs de la vie des assemblées régionales est de faire voter (pour les majorités) ou d’empêcher le vote (pour les oppositions) des décisions. Les règles formelles qui structurent le collège électoral (modes de scrutin) et les votes concernant les budgets (« 49-3 ») expliquent la structuration du clivage majorité-opposition.

L’épreuve des modes de scrutin

Le mode de scrutin régional s’est transformé depuis 1986 : d’un scrutin proportionnel plurinominal, la désignation des élus est passée, à partir des élections de 2004, à un scrutin proportionnel plurinominal avec prime majoritaire.

La loi du 10 juillet 1985 avait d’abord retenu pour les élections régionales le scrutin de liste à un seul tour à la représentation proportionnelle intégrale dans le cadre départemental. Seules les listes ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés étaient admises à la répartition des sièges. Entre 1986 et 2004, le mode de scrutin proportionnel admet, et les cas ont été particulièrement nombreux entre 1992 et 199878, que l’exécutif puisse ne disposer que d’une majorité relative dans l’assemblée.

Le président doit alors mener des compromis avec les groupes politiques minoritaires de sa formation politique au sens large, mais également avec les élus sans étiquette, voire avec des représentants d’opposition « conciliants », pour faire passer des décisions

78 Cf. Annexe 7 : Composition des assemblées régionales en Limousin, en Alsace et en Nord-Pas-de-Calais, entre 1886 et 2015.

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importantes (Nay et Smith 2002). La formation de gouvernements de coalition génère une multiplication des pratiques de marchandage et de négociation en amont des votes. La représentation des assemblées à la proportionnelle conduit les deux camps (majorité comme opposition) à devoir construire de larges coalitions pour démontrer aux électeurs soit qu’ils sont en mesure de rendre l’assemblée gouvernable, soit que la majorité se trouve dans l’incapacité à obtenir l’adhésion du conseil régional.

Ces règles se répercutent sur les budgets. D’un côté, la majorité doit, après discussions et tractations, faire voter son budget. De l’autre côté, l’opposition se doit de rassembler des voix pour tenter de le faire rejeter. Si elle y parvient, le règlement du budget régional est effectué par le représentant de l’État. Dans un contexte de majorité relative, le président de l’exécutif est amené à devoir satisfaire les intérêts de certains groupes sur certains projets pour faire voter son budget.

Les nécessités de créer des majorités de vote conduit par exemple l’exécutif en Limousin à intégrer des préoccupations environnementales dans ses politiques pour disposer du soutien des Verts. Celui d’Alsace prend en compte la question des cultures locales pour obtenir le vote des groupes régionalistes, celui du Nord-Pas-de-Calais fait des concessions sur la fiscalité pour bénéficier de l’appui des élus communistes (Nay et Smith 2002, 31).

Le mode de scrutin a été transformé en 200379. Les conseillers régionaux sont, à partir de 2004, élus pour six ans au scrutin de liste à deux tours sans adjonction ni suppression de noms et sans modification de l'ordre de présentation. Chaque liste est constituée d'autant de sections qu'il y a de départements dans la Région. Au premier tour de scrutin, il est attribué à la liste qui a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés un nombre de sièges égal au quart du nombre des sièges à pourvoir, arrondi à l'entier

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La loi du 19 janvier 1999 avait modifié le mode de scrutin : elle propose un cadre de circonscription régionale et non plus départementale au suffrage, établit un second tour et combine les règles du scrutin majoritaire et de la représentation proportionnelle (la prime majoritaire pour la liste arrivée en tête est introduite mais est égale à un quart du nombre de sièges à pourvoir ; une liste qui obtient 5 % des suffrages exprimés peut se présenter au second tour ; celles qui ont moins de 3 % peuvent fusionner avec celles autorisées à se maintenir mais ne peuvent avoir de sièges) (loi n° 99-36 du 19 janvier 1999 relative au mode d’élection des conseillers régionaux et des conseillers à l’assemblée de Corse et au fonctionnement des conseils régionaux). Mais ce mode de scrutin ne sera jamais appliqué car il est modifié par la loi de 2003.

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supérieur. Cette attribution opérée, les autres sièges sont répartis entre toutes les listes à la représentation proportionnelle suivant la règle de la plus forte moyenne80.

Si aucune liste n'a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour, il est procédé à un second tour selon les mêmes règles. Les listes qui n'ont pas obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés ne sont pas admises à la répartition des sièges. Les sièges attribués sont ensuite répartis entre les sections départementales au prorata des voix obtenues par la liste dans chaque département (article 338 et 338-1 de la loi n° 2003-327 du 11 avril 2003 relative à l’élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu’à l’aide publique aux partis politiques). Si la liste arrivée en tête recueille plus de 35 % des suffrages, elle dispose de la moitié plus 1 siège au conseil régional, ce qui incite à créer un jeu d’alliances entre les partis politiques lors de la constitution des listes.

La loi introduit également une prime majoritaire de 25 % pour la liste arrivée en tête. Ces éléments contribuent alors à limiter l’instabilité des assemblées régionales. Ils transforment également les logiques d’action collective. Ces règles modifient la manière dont sont prises les décisions concernant le vote du budget. À partir de 2004, le budget présenté par le président de Région bénéficie d’une large majorité de soutien et peut être voté l’absence de marchandages.

Or, en réalité, l’instabilité était déjà limitée par l’introduction d’une mesure encadrant les règles budgétaires.

Le « 49-3 »

Les règles qui régissent les votes des budgets ont connu une transformation avant 2004. Une réforme votée en 1998, dite « 49-3 budgétaire », rationnalise le fonctionnement du fonctionnement de l’assemblée. Constatant d’une part l’absence de majorité stable dans les Régions en 1997, et considérant d’autre part comme un obstacle à la décentralisation l’exécution du budget par le préfet, le législateur introduit la possibilité qu’une majorité alternative puisse gouverner. Il instaure alors la possibilité pour l’opposition, en cas de

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adoption du budget présenté par le président, de présenter un budget alternatif. Si la motion est accordée, le projet de budget qui lui est annexé est considéré comme validé. En revanche, si la motion n'est pas adoptée, le projet de budget présenté par le président du conseil régional, approuvé par le bureau, est considéré comme adopté (article n°3 de la loi n° 98-135 du 7 mars 1998 relative au fonctionnement des conseils régionaux).

En réalité, la majorité des budgets régionaux avait été votée par des majorités relatives81 car les oppositions politiques dans les assemblées sont généralement contradictoires entre elles (Front national et Parti communiste par exemple), ce qui ne leur permet pas de construire un budget consensuel en mesure d’être voté.

Ainsi, la polarisation des débats autour d’une logique majorité-opposition provient principalement de la manière dont les intérêts individuels (assurer sa réélection) et collectifs (faire voter le budget) se structurent. Les règles institutionnelles liées aux modes de scrutin, au vote des budgets et à la nomination des élus conduisent les intérêts à se former soit autour d’une logique de soutien aux priorités budgétaires énoncées par le président, soit autour de leur rejet, afin de démontrer l’incapacité de la majorité à gouverner. Cette logique conduit des mêmes groupes politiques à défendre, sur un sujet identique (fiscalité ou emprunt), des positions parfois différentes d’une Région à l’autre (exemples de l’Alsace et du Limousin). Elle amène enfin certains partis minoritaires à développer sur une même question des argumentations variables d’une collectivité à l’autre, en fonction de leur choix ou non de s’allier avec la majorité (exemple du Parti communiste en Nord-Pas-de-Calais). Un élu interrogé résume : « Au fond, il y avait une majorité et une opposition… Tout le monde

avait en tête que la majorité ne se diviserait pas et qu’en fin de compte le débat était relativement formel. On connaissait la fin de l’histoire avant les débats82. »

Les présidents qui sont en mesure de construire de larges coalitions dans ce système font voter leurs budgets. Ceux qui n’y parviennent pas font face à des difficultés pour faire passer leurs orientations budgétaires. C’est le cas du Nord-Pas-de-Calais entre 1992 et 1998.

81 Entre 1993 et 1997, seulement 2,3 % des budgets régionaux ont été rejetés par les assemblées régionales. Seuls les budgets de 1996 et de 1997 en Haute-Normandie, ainsi que ceux de 1997 et de 1998 en Île-de-France ont été exécutés par le préfet (Girod 1997).

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En revenant sur le contexte d’élection de sa présidente, nous démontrerons à partir des résultats de notre terrain que les « intérêts » et les « institutions » priment sur la question des idées.