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Chapitre 3 – Conter la matière : processus de création

3.2 Une approche émancipatrice centrée sur la matière

Mon intention dans le volet création consistait à développer une écriture du conte dans laquelle la matière joue un rôle transformateur dans notre esprit. Nous sommes entourés d’objets et de substances dont nous ne connaissons pas toujours ni les détails de leur composition ni leurs propriétés. Introduire la matière dans un récit merveilleux réside selon moi en une manière de dialoguer avec elle tout en la mettant en scène, c’est-à-dire de donner à rêver à partir d’elle en transmettant des connaissances sur ses caractéristiques. Dans le chapitre précédent, l’effet de distanciation appliqué au réel dans une œuvre de

fiction est apparu comme un moyen intéressant pour parvenir à ce déplacement de regard, dans la mesure où l’on maintient également par le merveilleux la suspension volontaire de l’incrédulité. C’est donc en intégrant la matière à la dimension imaginaire du conte – dimension dans laquelle on n’a pas l’habitude de retrouver des références détaillées et informatives reliées à la matière – que j’ai tenté d’engendrer, à l’intérieur de mes textes, l’émergence de ces deux procédés. Le conte saura ainsi conserver son statut d’énonciation feinte de par son univers fictionnel, ce qui donnera la possibilité aux fonctions esthétique, initiatique et ludique du conte d’accompagner sa fonction didactique et de favoriser le plaisir qu’on peut éprouver lorsqu’on reçoit le récit.

Pour Zipes, c’est notre regard sur la société qui doit être renouvelé. Considérant le potentiel transformateur du conte sur notre esprit, il déplore les histoires qui nous restreignent au niveau de la pensée pour nous adapter socialement. Selon lui, c’est la structure sociale à l’intérieur du récit qui a tout intérêt à être bouleversée si on veut donner lieu à une modification dans nos perceptions. Dans le cas de ce recueil, et en suivant cette même idée, c’est donc en attribuant à la matière une place différente de celle qu’on lui connaît habituellement – à travers des situations inusitées ou simplement en la mettant en exergue – que j’espère qu’elle prendra vie dans l’esprit du lecteur pour y susciter une évolution dans la conception qu’il s’en faisait.

Dans Le goût de Pierre, le personnage principal se met par exemple à manger l’enduit de sa maison (un enduit en argile). Il découvre ensuite peu à peu la saveur d’autres types de terre de son village. Parallèlement à ceci, le texte porte un regard sur les méthodes de construction en terre crue et celles en béton. On associe rarement la terre à une saveur, mais plutôt à une couleur ou bien à une texture. Dans la société occidentale, on ne lie pas non plus forcément la terre crue à la composition d’édifices, même si cela consistait et consiste encore en un matériau de construction couramment utilisé de par le monde. J’ai voulu ouvrir le récit à la dimension gustative de la terre et rapprocher celle-ci de sa conception comme élément de construction et enduit. La terre peut ainsi être considérée sous plusieurs de ses facettes, dans un contexte éloigné de celui qu’on lui attribue généralement. Cette idée que nous nous faisons d’une matière s’écarte de cette façon de son prototype, cette image générique qui se transforme selon nos connaissances et les circonstances dans lesquelles la matière est aperçue.

Dans ce mémoire de recherche-création, le terme émancipation est utilisé au sens de cette liberté qu’il suggère et qui peut résulter d’une appropriation du savoir. Dans le cadre du recueil du volet création, les contes mettent donc en scène le bois, la terre, l’eau et la roche dans le but de permettre au lecteur d’entrer en relation avec eux et de confronter son point de vue à d’autres points de vue – non pas dans l’idée qu’il adopte un autre point de vue à tout prix, mais afin qu’éventuellement il puisse questionner le sien.

Ma pratique est teintée d’un engagement social qui transparaît certaines fois dans mes textes (dans Le chant des immuables, on peut entre autres lire une critique des « coupes à blanc »). Je m’efforce toutefois de ne pas écrire des récits stériles de par une perspective trop unilatérale ou un discours trop éducatif. Un artiste, en exprimant son opinion, ses valeurs, son engagement envers le monde ou dans une cause en particulier, contribue à la diffusion de connaissances qui peuvent participer à ce qu’un changement s’opère dans l’esprit des gens, bien que celui-ci soit difficilement quantifiable. Carol Martin, s’intéressant au théâtre du réel, l’expose en ces termes :

Que le théâtre du réel ait ou non la capacité singulière de changer la réalité en dehors du théâtre, il contribue néanmoins à la formulation de ce que nous entendons par réalité. En alimentant les débats et les polémiques touchant le domaine public, le théâtre du réel joue un rôle dans notre compréhension du monde ainsi que dans l’élaboration de nos modes de compréhension. Comme d’autres médias prétendant avoir une relation particulière avec les événements du monde réel, le théâtre du réel peut intervenir de façon génératrice ou critique dans les préjugés des gens et dans les limites de la compréhension de l’opinion publique. Le théâtre du réel peut aussi simplifier à l’extrême, enflammer les préjugés ou soutenir des points de vue unilatéraux203.

Ce que Carol Martin décrit ici est un potentiel d’évolution de notre vision. Il explique qu’en abordant des événements du monde réel, une œuvre peut tout autant être la source d’une ouverture d’esprit qu’elle saurait véhiculer des préjugés et ainsi donner lieu à une conception étroite du monde.

De par cette volonté de ne pas utiliser des éléments du réel à des fins normalisantes,

203 Ma traduction : « Whether or not theatre of the real has a singular ability to change reality outside the

theatre, it does contribute to formulating what we understand as reality. By contributing to debates and disputes in public life, theatre of the real participates in what we know and how we come to know it. Like other media that claim to have a special relationship to events in the real world, theatre of the real can make a generative and critical intervention in people's prejudices and the limitations of public understanding. Theatre of the real can also oversimplify, inflame prejudices, and support one-sided perspectives », dans Carol Martin,

j’ai porté une attention particulière à l’intention avec laquelle j’écrivais. Held expose d’ailleurs le risque qu’il y aurait à « impos[er par une œuvre] des contenus dogmatiques à accepter tels quels (car l’œuvre littéraire se confondrait alors avec le “manuel” au sens le plus étroit et négatif du terme, c’est-à-dire un réceptacle de connaissances ou de pseudo- connaissances figées...)204 ». Afin de dire quelque chose sur le monde, sur le réel, tout en laissant le lecteur tirer ses propres leçons du texte, il s’agissait donc pour moi d’écrire à travers des perspectives multiples, de remettre en question le réel, de ne pas prendre le lecteur pour un ignorant à qui il faudrait offrir une vérité sous forme d’un récit.

Dans l’état de la question, la notion de réel a par ailleurs été décrite comme étant plutôt subjective. La narration à la première personne du singulier ou bien le ton de voix, intime, de la conteuse rend, selon moi, cette subjectivité possible. En assumant la parole du récit, je ne dis pas des vérités « universelles », mais les miennes.

Il était aussi essentiel pour moi de véhiculer des informations justes par mes contes. J’ai donc entamé, en amont de l’écriture, des recherches sur les matières premières que j’allais convoquer dans mes textes. Je me suis renseignée sur leurs propriétés ainsi que sur certains de leurs enjeux sociaux (au moyen de films documentaires, de livres, d’interviews avec un mineur, un plaqueur d’or, une céramiste et un professeur en astrophysique, et en suivant des cours de chimie, de biologie et de physique). J’ai ensuite fait relire les quatre volets de mon recueil par des personnes spécialisées dans les domaines en lien avec la matière dont je parle pour m’assurer de ne pas glisser de mensonges ou de distorsions sur sa qualité « concrète » ou « réelle » dans mon écriture. Cette exploration autour de la matière est décrite plus précisément dans la section suivante.