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Chapitre 1 – État de la question

1.5 Le conte et ses rapports au réel et à l’émancipation

1.5.4 La fonction informative du conte

Nous avons aperçu jusqu’ici le conte tel un genre transmettant des vérités plus larges, philosophiques (et non basées sur des faits tangibles) ou bien véhiculant un passé (mythique). Le réel nous est généralement apparu sous une forme abstraite, nécessitant une part d’interprétation quant à savoir de quelle manière le récit modifie notre réalité. Peu d’études mettent en effet en évidence les éléments tangibles que l’on retrouve certaines fois dans les textes merveilleux ou parlent de la façon dont ces composants (objets du réel, théories scientifiques, etc.) influencent ou non notre connaissance à leur sujet, notre culture générale ou notre perception du monde. Le conte semble être un lieu propice à l’émancipation, mais il n’est pas clair de quelle manière le réel concret y participe dans l’univers imaginaire. Bettelheim écrit que « les contes de fées ont pour but non pas de fournir des informations utiles sur le monde extérieur mais de rendre compte des processus internes, à l’œuvre dans un individu129 ». Nous estimons pourtant, comme Fabre et Lacroix, que le « Texte transmet [...] l’ensemble des savoirs spécialisés : connaissances médicales, savoirs spéciaux sur la nature (botanique, zoologie, géologie, etc...). Des traces de ce vaste discours didactique peuvent se rencontrer dans les textes de fiction comme incises explicatives du conteur lorsque le récit s’adresse à un enfant ou à un étranger130 ». Mais qu’en est-il si l’on intègre ces éléments au texte sans incise, quand le texte en lui-même sert à informer sans s’éloigner pour autant de son univers imaginaire ?

Nous retrouvons toujours dans les contes ne serait-ce qu’un aperçu d’une réalité d’autrefois, des conditions de vie, par exemple, qui se glissent à travers les récits et qui nous rapportent bien certaines informations. Dans Le monde extraordinaire des contes de

fées, Anne Gugenheim-Wolff explique que le conte reflète des besoins et tourments réels

129 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, op. cit., p. 42-43.

des êtres humains : « [M]anger, trouver un toit, travailler, se marier, assurer sa descendance, s’élever dans la hiérarchie sociale, réparer l’injustice dont ils s’estiment victimes131. » Mais elle indique également que, quoique ces éléments se réfèrent à la vie telle qu’on la connaît, ils se retrouvent à l’intérieur du texte tout en se déformant par l’univers imaginaire. Comme nous l’avons vu avec Propp, il s’agirait d’une sorte de mutation du réel, grâce ici à la dimension merveilleuse du récit. On retrouve aussi des objets dans les contes, bien que ces objets soient parfois magiques et ne répondent alors pas aux mêmes lois que les objets dans notre monde (on pense aux objets ensorcelés dans La

belle et la bête ou encore aux bottes de sept lieues dans Le Petit Poucet).

Ce qui nous intéresse dans cette étude théorique sur l’émancipation par le réel dans les contes est d’examiner comment des éléments du tangible à l’intérieur d’un texte peuvent avoir une influence sur notre perception du réel et sur nos connaissances. C’est la fonction informative qui est ici mise en avant.

Prenons pour exemple la fable Le laboureur et ses enfants de Jean de La Fontaine, qui nous communique qu’en labourant la terre, la récolte sera meilleure132 :

Travaillez, prenez de la peine : C’est le fonds qui manque le moins.

Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine, Fit venir ses Enfants, leur parla sans témoins. « Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage Que nous ont laissé nos parents :

Un trésor est caché dedans.

Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout. Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’oût : Creusez, fouillez, bêchez ; ne laissez nulle place Où la main ne passe et repasse. »

Le Père mort, les Fils vous retournent le champ, Deçà, delà, partout : si bien qu’au bout de l’an Il en rapporta davantage.

D’argent, point de caché. Mais le père fut sage De leur montrer, avant sa mort,

131 Anne Gugenheim-Wolff, Le monde extraordinaire des contes de fées. Interprétation, mythes, et histoires fabuleuses, Paris, Éditions de Vecchi, 2007, p. 12.

132 Bien que la fable se distingue du conte par, entre autres, une morale plus affirmée, les deux se situent dans

le genre du folklore et manient de manière similaire le réel et l’imaginaire, ce qui nous amène à utiliser ce texte comme exemple.

Que le travail est un trésor133.

Qui retournera le champ aura une bonne récolte, il s’agit d’un savoir populaire. Cette fable contient également une fonction morale importante (l’idée que « le travail est un trésor ») qui n’est pas reliée à nos recherches. Ce que nous retenons est que le texte véhicule la connaissance qu’il faut bêcher le sol pour que la terre soit propice à ce que les plantes poussent. Voici un échantillon de ce qui nous intéresse, ces connaissances transmises par les contes. On les retrouve aussi dans le domaine de la vulgarisation scientifique, par exemple dans les récits mnémotechniques véhiculés par les guides en interprétation des forêts. Nous reprenons d’ailleurs l’un de ces récits dans la section Scuire

de bois de la partie création. Nous en discuterons plus en détail dans la partie 3.3,

« Stratégies poétiques d’ouverture de la matière sur l’imaginaire ».

Présentons enfin un extrait de « Carbone » de Primo Levi pour illustrer ce mélange entre références au réel et imaginaire. Dans son texte, il décrit les aventures d’un atome de carbone, récit qu’il termine ainsi :

Le voici de nouveau parmi nous, dans un verre de lait. Il est inséré dans une longue chaîne, très compliquée, telle cependant que presque tous ses anneaux sont acceptés par le corps humain. Il est avalé, et comme toute structure vivante garde en soi une méfiance violente envers tout apport d’un autre matériau d’origine vivante, la chaîne est méticuleusement brisée, et les tronçons, un par un, acceptés ou repoussés. L’un, celui qui nous tient à cœur, franchit le seuil intestinal et pénètre dans le torrent sanguin ; il voyage, frappe à la porte d’une cellule nerveuse, entre et supplante un autre carbone qui en faisait partie. Cette cellule appartient à un cerveau, et ce cerveau est le mien, à moi qui suis en train d’écrire, et la cellule en question, ayant en elle l’atome en question, est à l’œuvre dans mon acte d’écrire, dans un gigantesque jeu minuscule que personne n’a encore décrit. C’est elle qui, en cet instant, sortie d’un enchevêtrement labyrinthique de oui ou de non, fait que ma main court sur le papier suivant un certain chemin, y trace des traits et des boucles qui sont des signes. Une double impulsion, vers le haut et vers le bas, entre deux niveaux d’énergie, guide cette main, la mienne, pour imprimer sur le papier : quoi ? Ce point134.

À travers le récit de l’atome de carbone, se glissent des informations d’ordre chimique. C’est pour permettre l’émergence de ce type de connaissances que la partie

133 Jean de La Fontaine, « Le laboureur et ses enfants [Ésope] », dans Fables, préface et commentaires de

Marie-Madeleine Fragonard, Paris, Presses Pocket (Lire et voir les classiques), 1989, p. 162.

134 Primo Levi, « Carbone », dans Le système périodique, récit traduit de l’italien par André Maugé, Paris, Le

création de ce mémoire intègre des objets aussi concrets que la matière elle-même, afin de débusquer le réel dans ce qu’il y a de plus tangible : la terre, l’eau, la roche et le bois.