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Chapitre 3 – Conter la matière : processus de création

3.3 Stratégies poétiques d’ouverture de la matière sur l’imaginaire

3.3.3 L’agencement du réel et du merveilleux

J’ai intégré les différents aspects de la matière dans mon recueil en les poétisant, permettant au merveilleux de se manifester par mes récits. La poétisation du réel consiste à se référer à lui de manière à ce qu’il se trouve enchanté par le texte, ce qui contribue à l’effet d’étrangeté décrit dans le chapitre précédent. Il peut par exemple s’agir de la poétisation d’une définition scientifique (comme nous l’avons vu avec « Guttation (n.f.) » [p. 114]). La définition est ici représentée de manière imagée.

C’est donc à travers différentes techniques poétiques que la matière se glisse dans le recueil du volet création et s’agence avec (ou est à l’origine de) la dimension merveilleuse du conte. J’ai expérimenté l’abondance de références au réel, le conte étiologique, le récit mnémotechnique, puis des figures de style comme l’hyperbole, la métaphore et la personnification de la matière. J’ai aussi exploré une écriture où les références au réel se trouvent aux périphéries du récit : parfois une information apparaît en note de bas de page, à d’autres moments elle surgit par une autre police d’écriture qui révèle une deuxième voix,

208 Ariane Mnouchkine, Le Dernier Caravansérail (Odyssées), Paris et Strassbourg, Théâtre du Soleil, Arte

plus intime.

Une surabondance de réel qui appelle l’imaginaire

Dans certains de mes textes, les références au réel sont si nombreuses que la dimension merveilleuse peut ne pas apparaître comme telle à première vue. Et pourtant, cela peut être justement par une surabondance du réel que le récit nous plonge dans l’imaginaire. On peut apercevoir un exemple de ceci dans l’introduction à H2O strip-tease, qui avertit d’emblée le lecteur :

Dans le conte, l’imaginaire sert parfois d’explication à un phénomène naturel.

Ici, à l’inverse, un raisonnement scientifique sera évoqué d’abord, ce qui permettra de mettre en lumière un autre phénomène tout aussi naturel. Rien n’est inventé, et tout n’est pas vrai pour autant.

Tanni tanné tannante, faut pas croire tout ce qu’on raconte... (p. 111).

Dans ce texte, le réel côtoie le réel de telle manière, que le récit en devient imaginaire. Les explications qu’il contient sur l’osmose ou encore la solution hypotonique sont notamment vraies (bien que décrites sommairement), mais les liens que j’y trace entre ces phénomènes et le désir sexuel relèvent de l’absurde, comme le montre cet extrait :

En effet, nous pouvons nous trouver en osmose sexuelle. Il faudra toutefois garder à l’esprit que si un garçon veut se glisser dans votre pantalon, c’est peut-être uniquement parce qu’il juge que les minéraux ne sont pas suffisamment équilibrés entre vous et lui, et qu’il aimerait vous aider à rétablir cela au plus vite.

S’il vient de vous offrir une bouteille d’eau et que vous sentez un petit quelque chose dans votre bas ventre, assurez-vous par exemple qu’il ne s’agissait pas là d’une eau déminéralisée ! Car cela signifierait alors fort probablement qu’il use d’une technique de séduction, provoquée par osmose sexuelle (p. 113).

Les références au réel sont dans ce conte si nombreuses et combinées d’une telle manière qu’il en devient surréaliste. Cela rejoint l’idée énoncée dans le chapitre 1, « État de la Question », que le discours scientifique peut être détourné pour lui faire dire des non-sens. C’est une technique qu’on retrouve en ‘Pataphysique. Dans la littérature, la ‘Pataphysique,

« Science des Solutions Imaginaires209 », donne lieu à des textes dans lesquels on aperçoit des éléments tirés de la recherche scientifique de manière parfois surabondante et qui pourtant relève de l’imaginaire. Étant donné que pour les pataphysiciens « [l]’idée de “vérité” est la plus imaginaire de toutes les solutions210 », ils écrivent de la fiction avec du réel. La science y côtoie l’imaginaire, comme si en amplifiant le discours de la science, on venait à en découvrir les limites. Dans Ubu Roi, par Alfred Jarry, des théories scientifiques sont par exemple décrites avec grande précision, et pourtant le texte en lui-même appartient à la fiction211. Line Mc Murray écrit : « la ‘Pataphysique est surabondance du réel et non pas manque au réel212 ». Le merveilleux ne se manifeste donc pas uniquement par des personnages ou des situations invraisemblables ou féériques. Le merveilleux, c’est aussi ce qui se passe dans la relation entre des éléments issus du réel. Si cette relation-là ne correspond pas à celle dont nous avons l’habitude, elle devient étrange à nos yeux et alors on pénètre la dimension du fabuleux et de l’imaginaire.

Le réel véhiculé par des récits mnémotechniques

À travers cette recherche-création, j’ai découvert une forme du conte que, en raison du contexte dans lequel je l’avais entendue, je ne percevais pas initialement comme faisant partie de ce genre : le récit mnémotechnique. J’ai été, il y a quelques années, guide d’une station hydroélectrique et de sa forêt environnante. Cet emploi m’a initiée au domaine de la vulgarisation scientifique : j’ai été menée à récolter et à transmettre des histoires à visée informative, par exemple celle-ci, qu’une collègue m’a contée, qui l’avait elle à son tour entendue de sa professeure en interprétation lorsqu’elle était aux études – un récit qui sert à l’identification du pin blanc, du pin gris et du pin rouge. Je m’en souviens comme suit : un jour, un homme blanc, un Amérindien et une souris grise se rencontrèrent en forêt. L’homme blanc salua les deux autres en levant sa main – sa main dont les cinq doigts ressemblaient aux cinq longues épines du pin blanc. L’amérindien avait deux plumes dans

209 Citation de Roger Shattuck, dans Ruy Launoir, Clefs pour la ‘Pataphysique, nouvelle édition revue et

augmentée, Paris, L’Hexaèdre (Bibliothèque Pataphysique), 2005 [1969], p. 10.

210 Ibid., p. 11

211 Ruy Launoir, Clefs pour la ‘Pataphysique, op. cit., p. 30-34.

212 Line Mc Murray, « Qu'est-ce que la 'Pataphysique ? », dans Nuit blanche, magazine littéraire, n°49 (1992),

ses cheveux – comme les deux longues épines du pin rouge. Et de la souris grise, on voyait ses deux petites oreilles – un peu à la manière des deux courtes épines du pin gris.

Je me suis rendu compte que je n’avais pas auparavant classifié ce type de récits dans le genre du conte, du fait qu’il m’était parvenu du domaine de la vulgarisation scientifique et non du champ littéraire. Il s’agissait pourtant d’un conte, si on considère que l’histoire est imaginaire, qu’elle transmet un certain savoir et qu’elle se diffuse facilement de bouche à oreille. J’ai alors repris la structure de cette histoire et je l’ai modifiée dans la section

Sciure de bois pour voir de quelle manière je pouvais étayer et transformer l’univers

imaginaire du récit tout en véhiculant à mon tour les informations concernant les traits distinctifs des pins.

Le conte étiologique

Le conte étiologique est un récit qui met le doigt sur un phénomène en fournissant une explication de son origine. Comme cette origine est du ressort de l’imaginaire, on n’est pas amené à croire qu’elle a réellement été la source du phénomène en question. J’ai incorporé dans mon recueil plusieurs contes étiologiques, à la différence que j’ai souhaité rendre compte de l’origine réelle d’un phénomène, étant donné que ce type de récit se prête déjà à l’interprétation du monde, même si habituellement il donne lieu à une interprétation inventée. J’ai par exemple écrit Stéroïdes (et le cœur d’astres morts), qui retrace la naissance de la Terre et de la Lune, et également l’explication de la présence de l’or sur Terre. Grâce à des lectures de textes de vulgarisation scientifique et à des discussions avec un astrophysicien et une chercheuse en géosciences, j’ai construit un récit qui décrivait ce qui s’était réellement passé dans l’univers des astres (selon les théories les plus répandues et en fonction de nos connaissances actuelles). Le conte demeure toutefois fictionnel et merveilleux (notamment par la personnification des planètes).

La figure de l’hyperbole

Le réel, tel que vu dans la section 2.1.2, « Les contrastes entre imaginaire et réel », se manifeste dans notre esprit dès qu’on le découvre dans un récit. En accentuant un trait de la matière, on peut donc amener le lecteur à focaliser sur celui-ci. En m’intéressant à une

caractéristique spécifique d’un objet, j’ai voulu créer ce décalage, ce déplacement de l’image mentale qu’on se fait du réel. Quand j’écris « Une drill dans la barbotine. Un chantier, tout petit, entre tes pieds » (p. 102), l’ouvrage de la céramiste est notamment présenté à travers la figure de l’hyperbole, puisqu’un chantier est de toute évidence démesuré par rapport au travail artisanal d’une céramiste.

On retrouve aussi l’utilisation de l’hyperbole dans le texte Les grandes enjambées. Le personnage de La petite dame y est une passionnée consommatrice de terre : elle s’en sert pour se faire des cataplasmes ou bien pour se couler des bains, pour se brosser les dents, pour sculpter des formes d’enfants, et elle en ajoute également dans son alimentation. La quantité de terre dans ce récit est si importante qu’il en devient absurde. L’hyperbole permet ainsi de dévoiler un trait distinct de la matière (dans le cas présent, il met en relief la terre) tout en prêtant au conte un statut merveilleux.

Métaphores et personnifications de la matière

Une autre manière de dégager le réel de son contexte consiste à utiliser la métaphore, plus particulièrement la personnification de la matière. À plusieurs reprises dans mes textes, je prête à la matière des caractéristiques humaines. Dans Santhémétal, une petite cuillère témoigne par exemple de sa solitude. Le récit est écrit à la première personne du singulier, comme si elle en était la narratrice :

[J]e suis une petite cuillère à la sensibilité qui me dépasse. Je ne sais pas quoi faire avec, elle me sort de partout. J’aimerais ça toute la ramasser, la classifier, qu’elle arrête de me déborder. Quand je me roule en boule, c’est pas si mal, je peux comme la retenir. Me retenir d’en mettre partout. Le thé, c’est sûr, c’est moins bon quand ça goûte le stainless (p. 139).

À travers les réflexions d’un ustensile, le texte aborde des problématiques humaines. « Questionnez vos petites cuillères213 », suggérait Georges Perec. En personnifiant la

matière, on joue avec ses traits. En lui prêtant des émotions, on la met en relief.

Dans Criss d’hiver, je me sers du flocon de neige pour parler du sentiment de l’anxiété : le flocon y devient le symbole de nos peurs. Il prend aussi la forme d’un homme

213

qu’on aurait blessé :

Il y en a un qui a réussi à entrer, un jour. Un si petit flocon. Toc toc toc... C’était il y a des années, un mois de janvier. Il s’était introduit par la porte, accroché au capuchon d’un manteau. Le manteau au mur, le flocon échoué sur le tapis de l’entrée. Tu as bien rigolé quand il a fondu à vue d’œil sur le seuil de ta chambre. Mais ensuite, le silence, ta peine et ta responsabilité dans tout cela et tu as dit : « On aurait pu le placer dans notre frigidaire. Il est assez grand, notre frigidaire, on aurait pu faire quelque chose », et vous aviez dès lors haï les flocons et le dehors (p. 118-119).

Le flocon de neige est mis en scène à travers cette observation du sentiment de vertige qu’on éprouve parfois face à la vie. Ainsi, la métaphore et la personnification, en rapprochant les aspects qu’elles associent, octroient à la matière un statut « magique », l’amenant à prendre une nouvelle forme par le texte.

Le réel « hors » du récit

En général, dans mon recueil, des aspects de la matière sont intégrés directement dans les textes par les stratégies nommées ci-dessus. J’ai aussi placé le réel dans le conte en le

détachant du récit. Comme décrit plus haut, j’ai inséré pour cela un autre type de police

d’écriture (Seravek Extra Light) dans quelques-uns de mes textes (qui figurent en Times New Roman) pour y introduire une deuxième voix, plus intime que la première, qui commente la narration et par laquelle je communique parfois des éléments didactiques sur la matière. À l’oral, ce changement de voix du conteur se remarque aisément, quand il s’adresse par exemple au spectateur sur le ton de la confidence ou encore s’il souhaite faire part d’un éclaircissement, comme en fait état cette citation de Fabre et Lacroix, évoquée dans 1.5.4, « La fonction informative du conte », dans laquelle ils parlent des « incises explicatives du conteur214 ». J’ai voulu transposer à l’écrit ces incises qu’on perçoit à l’oral.

J’ai aussi intégré l’explication d’un phénomène par des notes de bas de page, dans le but de ne pas alourdir le récit par une surcharge d’informations. La solution hypotonique y est notamment décrite ainsi : « Une solution avec, dans ce cas, une plus faible concentration en glucose » (p. 112). Par cet écart entre le récit et les éléments sur le réel, plus spécifiquement le discours scientifique, j’ai cherché à instaurer une distance entre l’univers merveilleux et

des références plus concrètes à la matière.