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Chapitre 1 – État de la question

1.3 Le réel

Afin de bien cerner la fonction informative du conte, nous devons nous pencher sur l’incidence du réel dans le texte merveilleux, le réel étant une autre façon par laquelle nous essayons d’éclairer notre concept clef de matière. Quel est ce réel que nous invoquons et sous quelle forme se retrouve-t-il en littérature ? Nous pouvons ici distinguer l’effet de

réel49 de Roland Barthes, qui se rapporte à un effet à créer, à une illusion du réel en lien avec le sentiment de vraisemblance, de ce que l’on voit et de ce que l’on sent – en bref, le monde concret. Ces deux visions du réel ne s’excluent pas. Bien que le réel ne puisse pas toujours sembler vraisemblable ni le vraisemblable être de l’ordre du réel, ils coexistent, ils se chevauchent. Dans ce mémoire, étant donné que nous nous intéressons à l’émancipation par la fonction informative du conte et aussi parce qu’il s’agit d’un genre qui n’est pas généralement réaliste, nous utilisons le terme réel avant tout pour référer aux objets et aux données ayant un « référent vérifiable50 », plutôt qu’à une impression de réel. Par notre volet création, nous souhaitons exprimer des vérités au sujet de la matière, c’est-à-dire des faits vérifiables. Ian Hacking rappelle toutefois que le fait « vient du latin factum, [...] dérivé du participe passé de facere, faire, ou fabriquer51 ». Réel est, quant à lui, issu du latin

realis, dérivé de res, qui signifie « chose »52. Ainsi, en raison de son étymologie, c’est ce terme que nous choisissons afin d’évoquer ce qu’il y a selon nous de plus concret, de moins discutable, à savoir la matière elle-même.

49 Roland Barthes, « L'effet de réel », dans Communications, 11 (1968), p. 84-89. 50 André Bleikasten, « Roman vrai, vrai roman ou l’indestructible récit », art. cit., p. 10. 51 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit., p. 115.

52 Le Grand Robert – version numérique, « Réel, elle, els », dans Le Grand Robert de la langue française [en

Hacking écrit par contre aussi que la vérité serait finalement « un ensemble de propositions tenues pour vraies53 », donc ce sur quoi nous avons trouvé un consensus. Le vrai se transforme en faux dès que de nouvelles recherches mettent en doute le savoir de nos ancêtres (durant les dernières centaines d’années, notre savoir a été considérablement modifié à travers des domaines tels que la physique, la chimie, l’archéologie, etc., et nous continuons d’étayer et de modeler nos connaissances du monde d’année en année). Le réel représente donc une notion dont il faut user avec précaution. Held explique d’ailleurs que « [c]hacun de nous découpe dans le réel son propre univers54 ». Selon la culture et le vécu de chacun, notre conception du réel peut être subjective.

Comme nous sondons l’émancipation à travers le réel dans un univers imaginaire, il semble important de voir qu’il est difficile d’informer par le réel quand tout paraît le décrédibiliser. Pour Hacking, certains scientifiques se considèrent comme « les vrais bastions de l’objectivité55 » d’une science « qui prétend découvrir des vérités objectives sur le monde et ses habitants56 ». C’est cette présumée neutralité qu’il met en doute, et il signale à ce propos que souvent, le discours de la science véhicule des vérités qui s’avèrent manipulées et par conséquent fausses, car elles sont dirigées selon les questions du chercheur57. Le terme objectif serait « tellement prisé et usé par les mass media qu’on finit par soupçonner qu’il sert à couvrir, sous une neutralité feinte, leur propagande permanente en faveur du monde comme il est [...] À leurs yeux [...] est “objectif” ce qui décrit et montre les choses “comme elles sont”, “le réel tel quel”, sans parti pris subjectif (sans personne)58 ». La subjectivité serait d’une sincérité plus grande que l’objectivité, car avec une subjectivité affirmée, nous rappelons que nous partons de nous et que nous ne portons pas la parole de tous, simplement la nôtre. Le conte permet selon nous cette subjectivité, par la voix du conteur. Celui-ci narre bien une histoire, mais s’il prétend qu’elle est vraie, c’est en toute complicité avec le lecteur/ spectateur qui reconnaît, par la convention du conte, qu’il s’agit d’une fiction. Le fait que le conteur utilise parfois le je participe à cette subjectivité ; cela lui permet de souligner qu’il est l’auteur de son récit.

53 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit., p. 247.

54 Jacqueline Held, L'imaginaire au pouvoir. Les enfants et la littérature fantastique, op. cit., p. 21. 55 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit., p. 134.

56 Ibid., p. 177. 57 Ibid., p. 223.

C’est ainsi que nous concevons notre rapport au réel, le réel tangible d’une part et notre rapport à lui de l’autre. Le fait de garder à l’esprit que nos connaissances sont fragiles nous a permis de nous rappeler que nous ne détenons pas un savoir à toute épreuve, ce qui nous a menée, dans la partie création, à expérimenter avec des pistes de réflexion pour le lecteur et non avec un discours trop didactique.